Biais d’ancrage : pourquoi vos anciens salaires peuvent plomber vos négociations
08 janv. 2024
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
L’art de la négociation se travaille : l’écoute, la posture, le timing ou encore les objectifs sont autant d’éléments essentiels qui requièrent de la préparation. Pour notre experte Laetitia Vitaud, s’il est une étape essentielle à ne pas négliger pour bien négocier sa rémunération, il s’agit de l’ancrage. Explications.
Le biais d’ancrage est un phénomène cognitif qui se produit lorsqu’on se base sur une première information -l’« ancrage »- lors d’une prise de décision, tout en sous-estimant l’impact d’autres informations pertinentes. Au cours d’une négociation salariale par exemple, si un salarié propose un montant initial très élevé, cet ancrage va influencer la perception de la valeur par son manager ou RH, qui peut alors être amené à offrir un montant inférieur, mais toujours plus élevé que ce qu’il aurait proposé au départ. Chez les salariés, les rémunérations passées ont tendance à ancrer les négociations. Alors, mal payé un jour, mal payé toujours ? Votre premier salaire a effectivement une influence prépondérante sur la suite de vos bulletins de paie. Alors, comment empêcher le biais d’ancrage de vous appauvrir ? On vous dit tout.
Le biais d’ancrage, des bateaux à la psychologie comportementale
L’image est parlante : l’ancre d’un bateau est cette lourde pièce d’acier suspendue à une chaîne, que l’on jette au fond de l’eau pour qu’elle s’y fixe et immobilise l’embarcation. En psychologie, le biais d’ancrage fait référence à la tendance à rester attaché à sa première impression ou à une première information, qui va agir comme une ancre pour influencer la prise de décision. Le concept a été mis en lumière par deux psychologues comportementaux, Amos Tversky et Daniel Kahneman (Prix Nobel 2002), qui ont étudié pendant des années la manière dont les premières informations que nous recevons peuvent influencer durablement nos pensées et nos décisions.
Tversky et Kahneman ont mené moult expériences pour illustrer le phénomène :
- La roue de loterie : des participants devaient tourner une roue de loterie fictive qui pouvait s’arrêter sur un chiffre élevé ou bas. Puis, ces derniers devaient estimer le pourcentage de pays africains membres des Nations Unies. Ceux qui avaient fait tourner une roue avec un chiffre élevé estimaient alors en moyenne un pourcentage plus élevé que ceux ayant fait tourner une roue avec un chiffre bas. Bien que les deux faits n’aient rien à voir l’un avec l’autre, le premier influençait l’estimation du second.
- Les numéros de téléphone : un groupe de financiers londoniens se sont vus demander d’écrire les 4 derniers chiffres de leur numéro de téléphone sur un bout de papier. Puis, on leur a demandé si le nombre de physiciens à Londres est inférieur ou supérieur à ce chiffre. Enfin, on leur a demandé d’estimer ce nombre. La première question a effectivement influencé la troisième : les personnes avec les quatre derniers chiffres de leur téléphone au-dessus de 7 000 ont répondu 8 000 physiciens, et ceux avec un téléphone sous 3 000 ont répondu 4 000.
L’ancrage mental a des implications importantes dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, de la négociation aux achats en passant par la prise de décision financière. Les gens peuvent être influencés par des prix de départ, des chiffres ou des informations de référence, qui peuvent ainsi les amener à prendre des décisions irrationnelles ou à sous-estimer d’autres informations pertinentes.
Comment vos précédents salaires peuvent pourrir votre négociation
Dans ce qui relève de la négociation salariale, le biais d’ancrage est bien connu. Le premier montant annoncé définit généralement le point de départ d’une négociation, qui aura tendance à évoluer en moyenne de 20 % autour de lui. Par conséquent, plus vous commencez bas, plus vous finirez bas. En général, le salaire qui était le vôtre à votre poste précédent va agir comme une ancre, dans votre tête comme dans celle de votre futur employeur. Raison pour laquelle certains ne se privent pas de demander combien vous avez gagné à votre précédent poste ! Un salaire faible servira alors à ancrer la négociation sur une fourchette basse, l’ancrage nourrissant hélas la discrimination salariale.
C’est pour mettre fin à ce cycle de discrimination et réduire l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes que de nombreux États américains, comme la Californie, le Maine, l’Illinois, le Colorado ou encore l’État de New York, interdisent aujourd’hui aux employeurs de demander aux candidats à un emploi des informations sur leur historique salarial. Des interdictions qui n’empêchent pas, cependant, les travailleurs de divulguer volontairement leurs salaires, soulevant la possibilité d’une sélection adverse (dans laquelle seuls les travailleurs ayant des salaires élevés se portent volontaires tandis que les travailleurs ayant des salaires bas se taisent). Mais en général, ça marche : les études ont montré que de telles interdictions ont réduit l’écart salarial femmes/hommes de deux points dans les États les ayant mises en place.
La transparence des salaires, l’argument massue pour neutraliser le biais d’ancrage ?
L’Europe n’est pas en reste. Les discussions sur la transparence salariale visent aussi à combattre le cycle des discriminations passées. En avril 2023, une nouvelle directive européenne a été adoptée, exigeant que toutes les entreprises de l’Union européenne partagent des informations sur les salaires et prennent des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5 %. Et en mars 2023, un arrêt de la Cour de cassation en France a apporté un changement majeur en inversant la charge de la preuve en matière de discrimination salariale. Dans cette affaire, une salariée dénonçant une inégalité salariale au sein de son entreprise a obtenu que celle-ci fournisse les bulletins de paie de ses collègues masculins occupant le même poste. Une jurisprudence révolutionnaire, car c’est désormais à l’entreprise de prouver qu’elle n’a pas pratiqué la discrimination, plutôt qu’au salarié de prouver qu’il en a été victime.
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La transparence des salaires peut ainsi jouer un rôle essentiel pour neutraliser le biais d’ancrage dans les négociations salariales et empêcher que les personnes mal payées un jour le soient toujours. En mettant en lumière les discriminations, elles poussent les employeurs à mieux les corriger. Elle permet également aux travailleurs de mieux négocier leur rémunération, en ayant accès à des informations pertinentes sur les normes salariales de leur secteur. Mais, il y a des limites à cet effet de levier. La transparence des salaires seule ne peut pas résoudre tous les problèmes d’inégalités salariales, car elle ne traite pas nécessairement des facteurs sous-jacents, tels que les stéréotypes de genre, les choix de carrière, les discriminations « subtiles »… Car, la rémunération concerne aussi les primes, les avantages en nature, les horaires et les promotions. Toutes ces choses sur lesquelles il peut y avoir encore trop d’opacité.
3 conseils pour vous aider à lever l’ancre lors d’une négociation salariale
Conseil n°1 : soignez votre préparation
Il s’agit d’une première étape cruciale :
- Commencez par effectuer une recherche approfondie sur le poste que vous convoitez et le marché actuel : combien sont rémunérés les professionnels de votre secteur, région ou entreprise ? Ne négligez pas les sites spécialisés -de Welcome to the Jungle à Glassdoor, en passant par Indeed et Apec- pour collecter ces informations et évaluer la bonne fourchette salariale.
- Avant la négociation, prenez le temps de réfléchir à vos besoins financiers : quelles sont vos dépenses mensuelles, vos obligations financières et vos objectifs à court et à long terme ? Cette réflexion vous aidera à déterminer un salaire minimum acceptable pour servir de point de départ à votre négociation.
- Compilez une liste de vos réalisations, compétences et succès professionnels pertinents : mettez en avant les accomplissements qui sont spécifiquement liés au poste que vous convoitez. Avoir une liste de réalisations en tête, vous permettra de démontrer de manière convaincante la valeur que vous apportez à l’entreprise et renforcera votre position dans la négociation.
- Préparez-vous mentalement : soyez prêt à expliquer et à défendre votre position de manière articulée et confiante. Entraînez-vous notamment à dérouler vos arguments et réponses aux questions potentielles de l’employeur.
Conseil n°2 : soyez le premier à dégainer
Une tactique de négociation efficace consiste à être proactif, en prenant l’initiative dès le début de la discussion salariale pour « dégainer » plus vite que votre interlocuteur, afin de fixer l’ancrage de la négociation sur un montant plus élevé. En étant le premier à proposer un chiffre, vous avez l’opportunité de fixer un ancrage pour la négociation qui peut influencer la manière dont l’employeur perçoit la rémunération potentielle pour le poste. Si vous attendez que l’employeur fasse la première offre, il est possible qu’il propose un montant inférieur à ce que vous auriez souhaité. Or, une offre initiale basse peut rendre difficile la bonne évolution de la négociation.
Être le premier à dégainer montre que vous êtes préparé, confiant et que vous avez une idée précise de ce que vous valez sur le marché du travail. Cela renforce votre crédibilité auprès de l’employeur. Attention, l’approche ne fonctionne que si vous avez une compréhension solide du marché et de la valeur que vous apportez à l’entreprise. Il faut être prêt à justifier sa proposition avec de nombreux arguments et faits. En somme, cela ne marche que si la préparation a été minutieuse.
Conseil n°3 : ne vous laissez pas piéger par la question sur le salaire précédent
Lors de la négociation salariale, il est essentiel de savoir comment réagir face à la question du salaire précédent de manière à ne pas vous laisser piéger. Cette question peut être délicate, car elle peut potentiellement vous ancrer à un salaire plus bas que ce que vous méritez. En France, l’employeur a le droit de vous la poser. Mais rien ne vous oblige à vous laisser ancrer au fond de l’océan sans broncher !
Voici quelques idées pour gérer cette situation de manière efficace :
- Plutôt que de répondre directement, mettez en avant vos attentes salariales pour le poste en question : vous pouvez expliquer que vous cherchez à évoluer professionnellement et que votre objectif est d’obtenir une rémunération qui reflète la valeur que vous apporterez à l’entreprise. Cela vous permet de recentrer la discussion sur ce qui est important, c’est-à-dire le salaire actuel.
- Il n’est jamais conseillé de mentir (car les informations peuvent être vérifiées) mais rien n’interdit de répondre de manière judicieusement vague : incluez les primes, les bonus, les avantages en nature… Et surtout, parlez du brut plutôt que du net. Tout cela peut permettre d’ancrer plus haut. La rémunération comprend de nombreux éléments.
- Tout en étant ferme sur vos attentes salariales, montrez que vous êtes ouvert à la discussion et à la négociation : soyez prêt à explorer des options, telles que des avantages non monétaires, des opportunités de formation ou de développement professionnel, des congés supplémentaires ou des primes liées à la performance.
- Utilisez des données de marché ou des comparaisons avec des postes similaires dans votre secteur pour justifier vos attentes salariales : cela peut renforcer votre position en montrant que vos demandes sont alignées sur les normes du marché.
Alors, préparez-vous et ne laissez pas votre salaire précédent vous enchaîner au passé. Votre avenir financier mérite bien plus qu’une simple première impression !
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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