Pour être un bon manager, faut-il s’initier à la philosophie ?

12 juin 2024

5min

Pour être un bon manager, faut-il s’initier à la philosophie ?
auteur.e
Kévin Corbel

Journaliste Modern Work

contributeur.e

Mêler conseils managériaux et réflexion philosophique, c’est l’ambition de l’ouvrage dirigé par Xavier Tandonnet et Albane Pinoteau, qui ont invité des managers-philosophes à partager leurs expériences. Entretien.

Xavier Tandonnet est le CEO d’Aperlead, un cabinet de conseil en recrutement et en management de transition. Il est aussi à l’origine de Supplément philosophique à l’intention des managers (2024, Eyrolles), un ouvrage dirigé aux côtés d’Albane Pinoteau, consultante dotée d’une formation en philosophie. Au fil du livre, neuf spécialistes avec une double casquette de dirigeant d’entreprise et de philosophe prennent la parole sur des thématiques d’actualité comme la quête de cohérence dans le management, la prudence, le digital ou encore le courage professionnel.

Dans le titre de votre ouvrage, vous parlez de « supplément ». La philosophie ne serait qu’un bonus pour les managers ?

Xavier Tandonnet - La philosophie est une discipline a priori éloignée du business. Cependant, elle est un plus pour les managers qui y sont formés. Elle permet de porter un regard plus profond sur les relations entre les agents économiques, et de comprendre comment réconcilier les conflits de finalité afin de redonner du sens. À la lecture de cet ouvrage, les non-philosophes accéderont à un supplément d’âme.

« Les quelques philosophes que j’ai reçus m’ont toujours interpellé par leur posture d’une autre densité. » - Xavier Tandonnet

Comment est née l’idée de ce livre ?

X. T. - Notre métier nous amène à recevoir des candidats qui nous livrent les détails intimes de leur vie professionnelle. En 25 ans et près de 8000 entretiens, les quelques philosophes que j’ai reçus m’ont toujours interpellé par leur posture d’une autre densité. Cela m’a donné envie d’en voir plus et de créer un réseau de dirigeants issus d’une formation en philo : « PhilosoBiz ». Aperlead en a identifié une centaine ; nous les avons invités à deux colloques successifs sur la valeur ajoutée managériale tirée de la philosophie. Les échanges étant de bonne qualité, on a proposé à ceux qui le voulaient d’écrire un ouvrage collectif.

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Vous faites intervenir plusieurs experts qui n’ont pas forcément la même vision de l’entreprise ou de la société. Comment avez-vous réussi à les faire cohabiter ?

X. T. - Ils sont tous à la fois philosophes et dirigeants. C’est leur point commun. Ils ont des personnalités variées, sont issus de secteurs d’activité, de cultures et d’écoles philosophiques différentes, l’un d’eux n’est pas francophone. Nous les avons choisis de manière aléatoire, pour leur disponibilité, et nous leur avons laissé toute liberté dans ce récit du supplément philosophique, qui les éclaire dans leur rôle managérial.
Albane Pinoteau - C’est aussi en cela que cet ouvrage est une réponse plus universelle, qui permet à tous les managers d’en saisir l’essence.

La crise du Covid-19 semble être l’un des fils rouges de Supplément philosophique à l’intention des managers. Pourquoi cet événement est-il une source de réflexion philosophique sur l’évolution du management ?

A. P. - Les auteurs ont écrit alors que cette crise n’était pas terminée. Beaucoup d’événements ayant eu des répercussions énormes sur le monde du travail se sont produits sous leurs yeux. Le Covid a été un défi managérial : des comportements ont été exacerbés, des tendances se sont accélérées. C’était le moment de proposer une réponse philosophique à cette crise « du sens ».
X. T. - Cette crise a modifié la relation au travail, la motivation, les attentes, quels que soient les générations, les niveaux d’implication dans l’entreprise ou les secteurs d’activité. Ce changement de repères nous a interpellés. L’objectif est d’appréhender ces ruptures à travers l’expérience de ces managers-philosophes.

« La révolution digitale nécessite d’être accompagnée, ce que la philosophie peut faire plus que jamais. » - Albane Pinoteau

Un chapitre est consacré au digital, qualifié de « Révolution pas si douce ». Comment la technologie pourrait-elle redéfinir nos manières d’organiser l’entreprise ?

A. P. - Les DRH que l’on rencontre évoquent souvent la notion de « conduite du changement », qui résulte de cette révolution technologique et engendre parfois des résistances. Le digital peut être violent et compliqué à appréhender pour les managers ; on le voit avec la vague de l’IA générative. Beaucoup se disent ainsi que la révolution digitale n’est pas si douce et qu’elle nécessite d’être accompagnée, ce que la philosophie peut faire plus que jamais.
X. T. - La rupture digitale s’impose à nous. Jack Welch, ancien président de General Electric, expliquait que lorsque « la vitesse des changements extérieurs dépasse la vitesse des changements internes, l’entreprise est en péril ». Inquiétant, non ?

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Parmi les grands noms cités en exemple, certains peuvent être controversés, comme celui d’Elon Musk, dont les méthodes de management font l’objet de nombreuses critiques. Peut-on quand même tirer des enseignements de son travail ?

X. T. - La controverse est intéressante, elle éveille l’esprit critique. Il faut l’aborder sous un angle philosophique, donc prendre du recul et réfléchir. La philo nous aide à observer des phénomènes : Elon Musk en est un. Cet ouvrage n’est pas idéologique, il appréhende des réalités managériales. Or, reconnaissons qu’Elon Musk a su contourner des dogmes économiques, en se positionnant de manière disruptive dans l’industrie automobile, dont il est devenu un leader incontesté. On ne peut pas minimiser ce succès sur l’autel du politiquement correct. Ça ne serait pas raisonnable.

Les rois de France sont également décrits comme inspirants en termes de management. Qu’avons-nous à apprendre d’eux aujourd’hui ?

X. T. - Jean d’Orléans, prétendant orléaniste au trône de France et diplômé de philo, a proposé sa contribution à notre ouvrage. Il évoque avec humour l’entreprise familiale, « Hugues Capet & fils, depuis 987 » et recense les principes de gouvernance de ces rois de France, qu’il met en perspective, d’un point de vue philosophique, avec les codes du management.
A. P. - Quand les candidats nous parlent de ce qu’ils attendent de l’entreprise, ils énumèrent des valeurs. Ce sont justement celles évoquées par Jean d’Orléans, à la lumière d’exemples historiques de gouvernance : justice, service, bien commun, continuité, mesure, etc. Ce vocabulaire est intemporel. C’est intéressant de noter cette continuité dans la nature humaine, qu’elle soit managériale, philosophique ou tournée vers le business.

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En France, 51 % des salariés ont le sentiment de ne pas pouvoir influer sur les prises de décision importantes qui les concernent au sein de l’entreprise. L’urgence pour les managers n’est-elle pas de recréer du lien, de tendre vers moins de verticalité ?

X. T. - Les modes de management sont de plus en plus attentifs aux collaborateurs. La possibilité d’influencer existe pour tous, soit par le biais d’initiatives modernes, telles que le shadow comex, soit en tirant de sa propre performance un pouvoir d’exemplarité et d’influence. La verticalité n’est donc pas la seule voie. Il existe aussi des organisations matricielles, dans lesquelles des composantes transverses, sectorielles, régionales, se superposent aux silos de la verticalité. Cela ajoute de la complexité à la relation, votre manager pouvant aussi être votre subordonné dans le déploiement d’un projet. Il faut savoir se situer et gérer l’ambiguïté, compétence requise dans ce type de configuration.

Y aurait-il un intérêt à travailler sur un « supplément philosophique » à destination des salariés ?

X. T. - C’est déjà le cas. Les managers-philosophes œuvrent à réconcilier l’intérêt de l’entreprise avec ceux des salariés, les équilibres professionnels et personnels des collaborateurs. Ils s’attachent à articuler les finalités entre elles pour accéder au bien commun.

« La philo n’est pas un risque, mais un outil. » - Xavier Tandonnet

N’y a-t-il pas un risque, en tant que manager, à se détacher du terrain en se concentrant trop sur l’aspect théorique du métier ?

X. T. - C’est tout ce à quoi la philosophie nous invite, à cette sagesse consistant à rester connecté au réel. Ainsi, la philo n’est pas un risque, mais un outil.
A. P. - Elle n’est pas abstraite; c’est une réflexion, une prise de hauteur. Elle est intrinsèquement connectée au terrain car elle étudie la cause des choses. Être le nez dans le guidon ne nous rend pas plus réaliste, mais génère un besoin de recul, la connaissance des causes utiles à l’analyse des effets qu’il convient de réguler.

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Article écrit par Kévin Corbel, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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