Faut-il cacher son train de vie à ses collègues ?
29 sept. 2020
8min
Journaliste indépendante.
Le confinement a bouleversé les relations entre les collaborateurs. En ouvrant une fenêtre sur le quotidien de chacun, certains ont pu réaliser des différences de train de vie insoupçonnées. Qui aurait cru que votre collègue Sophie avait une maison secondaire à Cannes ? Ou que votre boss vivait dans un appartement si petit avec ses trois enfants ? Mais… serait-ce un vase Ming que vous apercevez sur la cheminée de votre collègue Jean-Claude ? Ce n’est pourtant pas le dernier à gratter une pièce pour la machine à café.
Alors, que vous soyez dans le rouge dès le début du mois ou que vous dormiez sur un lit de lingots, faut-il cacher votre train de vie à vos collègues ? Nos lecteurs témoignent.
Couvrez-moi ce porte-monnaie que je ne saurais voir
78% des femmes et 56% des hommes préfèrent ne pas évoquer leur situation financière avec leurs collègues. L’argent reste un sujet tabou en France, et surtout au travail. Une situation qui prend racine… dès le Moyen-Âge. À cette époque, les chevaliers et les nobles méprisent l’argent. Ils respectent les terres et les biens, louent le courage et les exploits guerriers, mais la menue monnaie est distribuée aux pauvres. Une générosité ostentatoire qui est l’un des fondements de la société féodale. Par la suite, la tradition catholique a renforcé ce dédain de l’argent. L’Église chérit la pauvreté et condamne l’avidité en l’élevant au rang de péché capital. Dès lors, difficile de lutter contre des siècles de tradition, n’est-ce pas ?
Ailleurs, les ancrages culturels sont parfois bien différents. La culture anglo-saxonne, par exemple, est plus libérée sur le sujet. Imprégnée du capitaliste et des valeurs protestantes, on y encourage l’enrichissement personnel. Aux États-Unis, certains états comme New York et la Californie publient d’ailleurs la liste des noms et salaires de chaque employé. De l’autre côté du globe, en Chine, l’argent est roi également. L’accumuler est une source de fierté. On souhaite d’ailleurs la nouvelle année par « Joie, salutations, bonne richesse » en s’offrant des enveloppes rouges contenant des billets de banque. Alors, comment ces différences culturelles sont-elles vécues dans le contexte professionnel ?
Dollars, Yen, Roubles… Montre moi ta monnaie, je te dirais qui tu es
Pour Matthieu, chef de projets en start-up, cette découverte a été une surprise. S’il était habitué à travailler avec des collègues français, ses relations avec un nouvel arrivant russe se révèlent plus compliquées. Alors qu’ils ont un poste similaire, Matthieu ne peut que constater que son collègue et lui ont des quotidiens très différents. « Je pense qu’il a sincèrement essayé de cacher son train de vie. Mais c’est vite devenu flagrant. Balades en hélicoptère, week-end à Monaco… on avait l’impression qu’il vivait dans un autre monde. »
Peu habitué à côtoyer des personnes au niveau social aussi loin du sien, il reconnaît que la situation l’a d’abord irrité. Mais il finit par prendre du recul. « Je me dis que cela me fait de bonnes histoires à raconter à mes amis. Comme ce jour où la télévision de la boîte est tombée en panne sur un salon professionnel, une heure avant l’ouverture. Impossible de projeter la démo de notre produit. Après avoir cherché toutes les solutions, il a fini par appeler son garde du corps - oui oui, un homme avec costume et oreillette - et il lui a donné du cash pour qu’il nous rapporte un téléviseur neuf. C’était lunaire. » Matthieu voit alors ses doutes se confirmer. Sans changer leur relation, cela lui permet de réaliser qu’un fossé les sépare mais « qu’il vaut mieux en rire que s’en agacer », conclut-il.
Malgré ses efforts, le collègue de Matthieu n’est pas parvenu à dissimuler son train de vie. Aurait-il dû essayer davantage ? À quel point peut-on cacher sa vie personnelle au travail ? Rester évasif sur ses week-end ou ses loisirs n’est pas toujours aisé. Car nouer des relations sincères avec ses collègues nécessite souvent de livrer un peu de soi. Et garder le secret se paie parfois d’un manque de proximité.
« Je pense qu’il a essayé de cacher son train de vie, mais c’est vite devenu flagrant. Balades en hélicoptère, week-end à Monaco… » Matthieu, chef de projets
Un train (de vie) peut en cacher un autre
Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de dissimuler un train de vie modeste ? Après ses études, Alexandra a rejoint une PME en région parisienne. « Je gagne à peine plus que le SMIC, en vivant seule à Paris et avec un prêt étudiant à rembourser. Autant dire que je mange beaucoup de pâtes », partage-t-elle.
Arrivée dans une équipe de trentenaires, elle découvre que tous ses collègues ont des trains de vie assez proches… mais opposés au sien. « Je n’en ai pas honte car la majorité de mes amis vivent comme moi, et ça me semble normal à notre âge. Mais cela conduit quand même à des situations gênantes… Par exemple, pendant ma première semaine, j’ai été manger avec mes collègues tous les jours. Ils commandent des plats dans les restaurants alentour et les rapportent au bureau. Comme je ne peux pas me permettre de mettre 12 à 15€ dans mon repas tous les midis, j’ai fini par leur faire croire que j’adorais cuisiner et que je préférais venir avec mon bento. Du coup, j’ai dû me mettre à cuisiner pour justifier mon mensonge… alors que je déteste ça », raconte-t-elle en souriant.
Alexandra n’est pas la seule à s’arranger avec la vérité, voire à enjoliver son train de vie. 38% des Français reconnaissent d’ailleurs en rajouter lorsqu’ils évoquent leurs loisirs ou leurs vacances au travail. Pour certains, c’est simplement une façon innocente (et parfois inconsciente) de participer à la conversation et de s’intégrer à un groupe. Car l’être humain aime les individus qui lui ressemblent.
Pour d’autres, les difficultés financières peuvent être réelles et importantes. D’après une étude Malakoff Médéric, près d’un salarié sur quatre serait en situation de « fragilité », dont la première cause serait justement des problèmes financiers (14%). Alors, rien n’oblige d’en parler à tout l’open-space. Cependant, confier ses difficultés à un collègue de confiance peut faire de lui un allié. Et ainsi rendre certaines situations plus faciles. Ainsi, celui-ci pourra suggérer un restaurant moins cher pour fêter l’anniversaire d’un collègue, ou encore ne pas insister lorsque vous indiquerez ne pas pouvoir participer à sa cagnotte.
« Je ne peux pas me permettre de mettre 12 à 15€ dans mon repas tous les midis, j’ai fini par leur faire croire que j’adorais cuisiner et que je préférais venir avec mon bento. » Alexandra, salariée dans une PME
Parler de son train de vie avec franchise : un équilibre délicat
Comment savoir où placer la limite ? Comment être transparent sur un sujet aussi sensible que l’argent, sans se desservir ? Alors qu’il rejoint un grand cabinet de conseil, Constantin décide de ne pas mentir ou chercher à dissimuler son quotidien au travail. « Je n’ai aucun problème à parler d’argent », commence-t-il. Car en plus d’un salaire confortable, il vient d’une famille fortunée qui lui permet de s’assurer un train de vie élevé. « J’aime le luxe, j’aime l’argent et j’assume complètement de vouloir en gagner et en dépenser davantage. Je ne fanfaronne pas, mais si on me demande ce que j’ai fait la veille, je n’ai aucun problème à parler du bar ou restaurant huppé dans lequel j’ai été. » Une attitude rare en entreprise, qui lui a valu quelques regards réprobateurs. Car les facilités financières des uns peuvent faire la rancœur des autres, et parfois conduire à des situations réellement conflictuelles.
Pourtant, Constantin reste persuadé qu’être transparent sur son quotidien est une autre manière de découvrir une personne et de tisser des liens. « J’ai une collègue qui est aux antipodes de moi, continue-t-il. Elle aime partir en vacances en mode roots, manger dans des stands de rue et se contenter de deux t-shirts qu’elle lave à la main chaque jour… alors que je ne jure que par les grands hôtels, les restaurants renommés et que je profite sans gêne du service de blanchisserie (rires). Pourtant, on s’adore. Même si je sais qu’elle a été surprise au départ, aujourd’hui nous parlons de nos vies respectives sans jugement, ni jalousie. »
Comme dit l’adage : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Et si c’était vrai aussi pour les discussions liées à l’argent ? Alors que le sujet semble aussi tabou que le sexe ou la religion, ne faut-il pas simplement sélectionner minutieusement les personnes avec qui en parler ?
« J’ai une collègue qui est aux antipodes de moi, […] pourtant, on s’adore. Même si je sais qu’elle a été surprise au départ, aujourd’hui nous parlons de nos vies respectives sans jugement, ni jalousie. » Constantin, consultant
Discuter salaire : bonne ou mauvaise idée ?
Qui dit train de vie, dit salaire. Parce que le sujet est rarement évoqué de manière franche, la perception des collaborateurs sur la rémunération de leur collègue est souvent erronée. Une expérience réalisée en Asie montre que les individus sous-estiment généralement les salaires de leurs pairs. Et quand les montants réels leur sont révélés, les inégalités conduisent à une baisse de productivité et de motivation. Ainsi, apprendre que leurs collègues gagnaient 10% de plus a amené les employés de l’étude à passer 9,4% d’heures en moins au bureau et à diminuer de 7,3% leurs performances de vente. À l’inverse, la même étude note que les différences salariales sont perçues différemment lorsqu’elles se justifient par une différence de niveau hiérarchique ou de compétences. Apprendre le salaire réel de son manager augmenterait le nombre d’heures passées au bureau, ainsi que ses résultats opérationnels. Avoir un aperçu de ce qu’il est possible de gagner dans quelques années serait source de motivation.
Cette tension, liée à une différence de rémunération, Charlotte l’a vécue. Elle et ses collègues sont proches, la frontière entre leurs vies personnelles et professionnelles est fine. Mais le sujet des salaires reste un tabou, transgressé une fois seulement. « Lors d’un afterwork, un peu alcoolisés, on a commencé à parler de nos salaires de consultants. De fil en aiguille, j’ai compris qu’un collègue, entré au même poste que moi trois ans auparavant, s’était vu proposer un salaire substantiellement plus élevé. » Malgré des trains de vie proches, cette révélation s’est transformée en sujet épineux. *« Je suis très à cheval sur l’égalité homme-femme et je croyais que ma boîte aussi. J’ai gardé cette info pour moi en vue de mon prochain entretien annuel, mais j’ai finalement quitté ma boîte avant d’avoir eu l’occasion de mettre mes supérieurs au pied du mur ».
Révéler sa rémunération peut faire naître des jalousies et devenir destructeur au sein d’une équipe. Si elle met à jour des écarts de salaire - dont la justification est parfois imprécise - cela peut générer des tensions. Car savoir ce que gagne un collègue entraîne systématique une comparaison, et celle-ci est rarement saine.
Pourtant, la transparence de cette information permettrait, au contraire, de gommer des inégalités encore trop présentes dans notre société. C’est la meilleure manière d’estimer sa valeur sur le marché du travail, mais aussi d’observer sa marge de manœuvre en vue d’une négociation future, dans sa propre entreprise ou dans une autre.
Et vous, êtes-vous prêt à exposer vos dettes ou, au contraire, votre riche patrimoine à vos collègues ? Alors que l’on partage de plus en plus de détails à propos de nos vies personnelles sur les réseaux sociaux, l’univers professionnel reste un monde à part, dans lequel la discrétion est de mise. Beaucoup préfèrent ainsi couper court à la discussion, avec plus ou moins de tact et de diplomatie.
Un renversement de tabou est-il possible en France ? Les États-Unis - pourtant le pays de la réussite assumée - semblent aller vers plus de retenue. Il s’y développe le mouvement “Stealth Wealth”, que l’on pourrait traduire par la « Richesse Furtive ». Il propose une série de conseils pour cacher son train de vie à son entourage personnel et professionnel, afin de ne pas créer de rancœurs : ne divulguez pas votre adresse personnelle, restez toujours humble, ne conduisez pas une belle voiture pour vous rendre au travail ou dans un lieu public… Et si votre collègue Oscar, qui se déplace en Vélib’ et porte des baskets trouées, passait en fait ses vacances sur un yacht aux Maldives ?
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