Au Japon, un café vous empêche de sortir tant que vous n’avez pas fini votre travail
22 déc. 2023
3min
Pour lutter contre la flemmingite aiguë en télétravail, il existe un café au Japon où l’on vous force à terminer vos tâches dans les temps. Au-delà de son caractère insolite, cet établissement se révèle un moyen pour les travailleurs individuels de reconnecter avec une société où la notion de collectif prime malgré un rapport au travail en pleine mutation.
Première règle du Manuscript Writing Café : toujours donner la deadline de son travail au patron, sous risque de se voir refuser l’entrée. L’établissement, qui compte seulement 10 places, est réservé à celles et ceux qui comptent bien bûcher d’arrache-pied ! Entre les quatre murs du café tokyoïte, tout est fait pour optimiser la productivité des clients. « J’ai pris soin d’éliminer toutes les éventuelles nuisances à la concentration, de la musique aux conversations, en passant par la commande, pour permettre un cadre idéal au travail créatif », détaille fièrement Takuya Kawai, patron et fondateur de l’enseigne.
Plus qu’un simple troquet, l’établissement, situé dans le quartier de Koenji, dans l’ouest de la capitale, est pensé comme un lieu où le travail est sacré, un temple de la concentration pour les travailleurs dans le milieu de l’écriture. Écrivains, étudiants ou journalistes y viennent pour trouver, de gré ou de force, l’inspiration. À leur arrivée, les clients choisissent le niveau d’exigence exercé à leur encontre par le personnel du café en fonction de leur quantité de travail et du temps imparti. D’après le Guardian, le montant de l’effort s’élève à 150 yens (96 centimes) la demi-heure ou 300 yens (1,91 euros) l’heure. Une fois plongés dans l’écriture, il leur est impossible d’arrêter tant que l’objectif n’est pas atteint. Toutes les méthodes sont bonnes : encouragements verbaux, regards inquisiteurs puis stickers de récompense une fois la besogne accomplie.
Combattre les mauvais maux du télétravail
L’établissement voit le jour au sortir de la crise sanitaire, alors que le nombre de télétravailleurs japonais vient de passer de 10,2 millions à plus de 14 millions en à peine un an, d’après une enquête publiée dans la revue Sociologies. Takuya Kawai y voit alors une opportunité. « Chez soi, il y a beaucoup d’éléments qui peuvent nuire à la concentration », rappelle le gérant d’une cinquantaine d’années, qui fustige également les espaces de coworking, qu’il qualifie de « lieux relaxants où l’on ne peut pas avancer autant qu’on le voudrait dans son travail. »
Dans la forme, le Manuscript Writing Café se distingue des espaces de travail partagés traditionnels, pour attirer des travailleurs plus exigeants avec eux-mêmes. « Dans une mégalopole comme Tokyo, la surface d’un habitat moyen est très limitée, donc travailler chez soi ou dans des endroits bondés peut vite être un problème. La création d’un tel lieu favorise évidemment une meilleure concentration » observe Claude Leblanc, journaliste chargé des questions asiatiques au journal l’Opinion. « S’ajoute à cela le besoin d’être encadré pour être sûr qu’on ait bien fait les choses, ce qui est une caractéristique propre aux Japonais. » Pour illustrer son propos, l’ancien rédacteur en chef de Courrier International évoque les séances de méditation : « il y a toujours un prêtre derrière vous qui vous rappelle à l’ordre si vous ne respectez pas la position initiale ! C’est la même chose pour ce café. »
Le rapport au travail change mais les traditions perdurent
Les Japonais sont-ils vraiment les bourreaux de travail que l’Occident se plaît à imaginer ? En tout cas, selon un rapport de l’OCDE de 2020, 77% des 15-64 ans y exercent un emploi rémunéré, soit 10 points de plus que dans l’OCDE. Et les travailleurs y sont également plus nombreux à “effectuer de très longues heures”. Pourtant, la conception du travail a bien évolué dans les consciences japonaises depuis la crise économique qui a secoué le pays au début des années 1990. Le modèle du “salaryman”, fidèle à la même entreprise toute sa vie, et donc intégré au sein d’un collectif, s’est peu à peu vu concurrencé par des formes plus volatiles de travail. « Pour les entreprises, les employés sont devenus des variables d’ajustement. On a commencé à licencier, à créer des contrats de travail précaires », rembobine le journaliste Claude Leblanc.
Mais même isolés, les travailleurs indépendants japonais continuent toutefois à s’inclure au sein d’un collectif, comme le témoigne l’existence - et le succès - du Manuscript Writing Café. À l’image du proverbe japonais “le clou qui dépasse appelle le marteau”, chaque individu de la société nippone fait en sorte de ne pas être un clou (une personne “différente”) qu’il va falloir faire rentrer dans le rang. Faire corps avec les autres est essentiel. « L’existence de ce café anti-procrastination permet de recréer un espace commun pour toutes ces personnes en freelance ou en télétravail. Si un travailleur est moins productif, le patron du café est là pour lui rappeler qu’il doit faire comme les autres. C’est une émulation dont les gens ont besoin et qui s’éloigne du coworking. »
Si des médias comme le New Yorker ou Ouest France se sont penchés sur ce café atypique d’un point de vue occidental, le Manuscript Writing Café est loin d’être une “bizarrerie” au Japon. Dans le pays des bars à chat et des mangas café, l’existence d’un établissement où la procrastination est persona non grata s’inscrit parfaitement dans la tendance actuelle de la société japonaise au travail. « Ce lieu répond à un besoin, il permet aux personnes qui se sentent à la marge de la société de par leur fonction de revenir dans la conformité », affirme Claude Leblanc. « Au-delà du concept insolite, ce café permet aux Japonais de recréer du lien tout en se reconcentrant sur l’élément fondamental de leur société qu’est le travail. »
À part pour les littéraires et créatifs, ce genre de café trouvera-t-il alors son développement dans d’autres secteurs, pour d’autres travailleurs solitaires enclins à la procrastination ? Une possibilité qui n’étonnerait pas le japonophile.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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