« Quand on lui donne la bonne direction, la colère peut être motrice au travail »
02 avr. 2024
4min
Dans un monde où la positivité (parfois toxique) règne, explorons les bénéfices de la colère au travail et les pistes pour en faire un bon usage.
Voilà un sujet épineux, qui dénote avec le vent de bienveillance qui souffle sur les entreprises depuis plusieurs années : la colère au travail. Rarement bienvenue, souvent réprimée, cette émotion pourrait-elle en réalité être un catalyseur pour le changement et la performance ? Des études récentes suggèrent que la sécurité psychologique, incluant la liberté d’exprimer ses émotions - et même les moins attendues - favoriserait la productivité et le bien-être des employés. Décryptage.
La colère, un carburant insoupçonné ?
Pour étayer cette théorie à contre-courant, les chercheurs de l’American Psychological Association ont orchestré une série d’expériences. L’une d’entre elles, réalisée auprès de mille participants, supposait de comparer les résultats à des tests simples entre des groupes soumis à différentes émotions (colère, tristesse, plaisir…), et un groupe neutre. « Dans toutes les expériences, la colère a amélioré la capacité des personnes à atteindre leurs objectifs par rapport à un état neutre. Dans certains cas, cela était associé à des scores plus élevés ou à des temps de réponse plus courts », détaillent les scientifiques.
Un constat qui ne surprend pas les experts du sujet. « Les émotions sont là pour nous orienter, explique Marine Ponelle, psychopraticienne et spécialiste de la gestion de la colère. Quand on lui donne la bonne direction, la colère peut être motrice. De la colère face à une injustice, par exemple, peut inciter à prendre la parole, écrire un livre, chercher des solutions… » En comprenant les fonctions de chaque émotion, on peut mieux comprendre pourquoi les émotions surviennent et comment elles influencent le comportement humain. « Une personne qui sait exprimer tout le prisme de ses émotions, y compris la colère, est un atout dans le monde du travail », complète Marine Ponelle.
Dans son livre Osez la colère, éd. Flammarion, Monique de Kermadec, psychologue clinicienne, encourage ainsi la réhabilitation de la colère. Pour elle, cette émotion porte un signal d’alarme crucial, révélant ce qui nous blesse profondément et ce que nous ne pouvons pas tolérer. Elle soutient que la colère devrait toujours être écoutée, car elle révèle une part importante de notre être et peut être utilisée comme un outil pour résoudre les problèmes ou améliorer les situations. « La crise ouverte, c’est aussi l’occasion de chercher des solutions créatives », confirme Marine Ponelle. Et c’est vrai, autant dans la sphère personnelle que professionnelle.
De la colère, oui. Mais bien maîtrisée
Les émotions ne sont donc pas des réponses aléatoires, mais des réactions spécifiques permettant de naviguer dans la vie quotidienne. Et ce sont d’ailleurs les fondements de la théorie fonctionnaliste des émotions, étudiée depuis des décennies. Ainsi, si la peur peut déclencher une réaction de lutte ou de fuite face à un danger, la colère peut alerter sur une situation importante, qui nécessite une action spécifique.
Mais toutes ces “actions” ne se valent pas. Marine Ponelle met en garde contre les dangers de la colère non canalisée, qui peut poser problème lorsqu’elle ne contribue ni à améliorer une situation, ni à communiquer efficacement. « La gestion de la colère est assez polarisée, observe la Gestalt-praticienne (approche thérapeutique centrée sur l’interaction constante de l’être humain avec son environnement, ndlr). D’un côté, on a des gens qui réagissent à chaud et ne maîtrisent pas leurs mots. De l’autre, et cela concerne la majorité des collaborateurs dans le monde du travail, on est plutôt dans une stratégie d’évitement.» D’après la thérapeute, on fuit la confrontation par peur qu’elle mène au conflit. Dans tous les cas, il y a une difficulté à nommer l’émotion.
Or, quand elles sont mises sous le tapis, celles-ci trouvent un autre moyen de s’exprimer… et pas forcément le plus adapté. « La colère ne s’exprimera pas forcément de la bonne manière, et pas au bon moment. Une colère larvée n’est pas non plus souhaitable, car elle va s’inscrire ailleurs : dans des reproches insaisissables et sans lien avec la situation vécue, par exemple », illustre l’experte. Ou, l’équivalent professionnel de la crise de nerfs de votre conjoint / colocataire / parent (choisissez votre bourreau) pour une chaussette qui traîne à côté du panier à linge.
(Bien) utiliser sa colère, cela s’apprend
Dans notre société, la colère exprimée par les femmes est souvent moins bien perçue que celle des hommes. Monique de Kermadec met en avant le fait qu’alors qu’elle est valorisée chez les hommes, la colère féminine est souvent stigmatisée, qualifiée d’hystérique. Pourtant, dans son livre Une journée dans le cerveau d’Anna, éd. Eyrolles, Sylvie Chokroun, neuropsychologue, remet en question l’idée (fausse) selon laquelle les femmes seraient plus émotionnelles que les hommes, ces derniers étant supposément plus axés sur la rationalité. Selon elle, lorsqu’il s’agit de gérer la colère, les femmes font preuve d’une capacité plus marquée à contrôler leurs émotions, intégrant un processus de réflexion plus prononcé, tandis que les hommes ont parfois tendance à réagir de manière plus impulsive. (Et toc !)
Homme ou femme, comment offrir à cette émotion - finalement neutre - une issue positive au travail ? « La colère a deux composantes : un ressenti et son expression, continue Marine Ponelle. La confrontation pose ainsi la question de savoir poser ses limites. » Et pour cela, de nombreux spécialistes - à l’image de Marine Ponelle - recommandent de suivre la piste de la Communication Non Violente (CNV). « La CNV est un outil très simple en théorie… et très difficile dans la pratique, explique-t-elle. Pourquoi ? Car on n’est peu habitué à travailler nos émotions. Cela demande à la fois de la préparation, et de la pratique. »
Elle rappelle ainsi les quatre grandes règles de la CNV, permettant de faire de la colère un outil de succès professionnel :
- Parler uniquement des faits, des “observables”, et pas de l’autre ;
- Nommer les ressentis que ces faits nous font vivre ;
- Partager un besoin simple et clair ;
- Exprimer une demande ;
« Très souvent, et notamment sous le coup de la colère, on va tomber dans ce que l’on a connu : des reproches directs, des “tu es comme ça”. Or, les méthodes de CNV bien utilisées permettent de se confronter, mais surtout de se rejoindre », précise l’experte. Car non, la colère brute n’est pas un atout au travail. Tout comme la positivité toxique doit rester dans le monde des Bisounours, les éclats de colère n’ont leur place ailleurs que dans les tragédies grecques. Ne pas avoir peur des émotions “négatives” ne signifie pas nécessairement réagir à chaud. Et c’est bien la colère maîtrisée, motrice, qui peut aider à déplacer des montagnes.
Alors, à toutes celles et ceux qui veulent apprendre à utiliser sainement leur colère au travail, Marine Ponelle offre un dernier conseil : « Dans une situation difficile, ne réagissez pas au quart de tour. Préparez ce que vous souhaitez partager, prévenez l’autre que vous avez besoin de lui exprimer, sans être interrompu », propose-t-elle. Finalement, cette colère saine et porteuse de succès professionnel, et à l’inverse d’une violence verbale, se révélera comme une émotion libératrice qui articule nos frontières et notre désir de respect mutuel.
Article édité par Aurélie Cerffond ; Photo de Thomas Decamps
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