« Discours raté, cadeau gênant... J'ai survécu à mon pot de départ »
05 févr. 2020
4min
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
Cet article est issu du quatrième numéro du magazine print de Welcome to the Jungle, sorti en décembre 2019.
Dans la vie pro, il y a toutes ces petites embûches auxquelles vous n’échapperez pas… Heureusement notre journaliste s’y est préparée pour vous.
« Un discours ! Un discours ! Un discours ! » Dix minutes qu’une soixantaine de paires d’yeux me cherchent, me trouvent, puis me fixent. Il est dix-huit heures et quelques. On est un mercredi soir de décembre, agglutinés autour d’une grande table à nappe blanche dans l’entrée du bureau. Mes collègues, l’ordi fraîchement refermé et la bouche déjà pâteuse de curlys cacahuète, scandent désormais mon nom. On ne va pas se mentir, la moitié a déjà sifflé une 33 de bière cul-sec, histoire de se détendre après les 9 heures passées dans l’enceinte des locaux, sandwich-sur-le-pouce compris. Je crois que la plupart n’étaient pas certain.e.s de mon nom il y a cinq minutes.
« Mes collègues, l’ordi fraîchement refermé et la bouche déjà pâteuse de curlys cacahuète, scandent désormais mon nom. »
Moi, je suis là, comme n’importe quel.le employé.e sur le seuil du départ, comme vous peut-être lors de votre dernier (ou futur) fameux “pot de départ”. La liste des symptômes vous est d’ailleurs peut-être familière : gêne lisible sur la rosacée de vos joues, jambes flageolantes et esprit vide de tout mot intelligent. Vous l’avez ? Alors la scène qui suit devrait vous être familière. Pour les autres, préparez-vous, il y a quelques tips qui pourraient vous sortir de ce mauvais pas.
Déjà, n’y comptez pas, vous n’échapperez pas au fameux « discours ! discours ! » dont la foule en délire semble soudainement affamée. (D’ailleurs, vous entendez « à mort, à mort », mais ça c’est parce que vous avez beaucoup trop regardé Gladiator.) Vous ne voyez pas ce qu’il pourrait y avoir de bien intéressant à dire, vos collègues savent que vous ne révolutionnerez pas l’art oratoire, mais c’est comme ça. Le rituel du discours est indépassable. C’est écrit. Et vous, comme moi ce soir-là, vous n’avez justement rien écrit. Erreur de débutant.e !! Si vous ne voulez pas finir, acculé.e par le manque d’idées, à hurler « parce que c’était notre projet ! », il va falloir taffer un peu. Trois choses : remercier ceux qui sont venus ; louer Géraldine et Quentin pour l’organisation ; puis rappeler que cette boîte est merveilleuse, et qu’elle ira loin même sans vous. C’est tout. Honnêtement, arrêtez-vous là. Non, cracher votre haine sur votre N+2, rappeler qu’André.e vous a piqué le deal du siècle l’an dernier et vous vanter d’avoir discretos chopé Camille à la soirée de Noël ne vous soulagera pas. Et évitez de pleurer, c’est gênant pour tout le monde.
« Trois choses : remercier ceux qui sont venus ; louer Géraldine et Quentin pour l’organisation ; puis rappeler que cette boîte est merveilleuse, et qu’elle ira loin même sans vous. C’est tout. »
Ca, c’était l’incipit, et jusqu’ici tout va bien. Là où ça peut se gâter, c’est lorsque votre boss prendra à son tour la parole, un bras derrière le dos pour cacher ce cadeau que vous ne sauriez voir. Il ou elle prendra la lumière, vantera immanquablement votre « indéfectible esprit d’équipe » – on parie ? –, et finira par un : « bref, tu vas nous manquer, et on a un petit quelque chose pour toi ! » Et là, c’est pareil, dominez vos larmes. Pensez à autre chose, n’importe quoi. Tenez fermement votre gobelet en amidon de maïs biodégradable (bravo Géraldine) dans la main, et remerciez. Ce petit quelque chose – Oh, un carnet de notes et une place pour un concert à Poitiers ! – vous « touche sincèrement, merci à tous ». Vous avez besoin de garder toute votre énergie pour les deux heures qui suivent.
Car ça y est, c’est parti. L’attention sur vous aura beau redescendre subitement une fois les grandes oraisons passées, ne vous y trompez pas, vous allez rester l’attraction de la soirée. Et non, on ne part pas le.la premier.e de son pot de départ. Successivement, donc, des visages plus ou moins connus vont vous interpeller. « T’étais dans la boîte depuis quand ? Dans l’équipe de Maria, c’est ça ? Et tu pars pourquoi en fait ? Démission ou rupture conv’ ? Tu vas faire quoi ? T’as peur ? » De gorgées en bouchées, ça risque d’être à peu près la même musique. Sauf si vous avez prévu le coup et qu’un.e de vos ami.e.s vient régulièrement vous tirer la manche pour vous emmener griller une clope sur le trottoir. Remettez-vous à fumer pour l’occasion, vous ne le regretterez pas.
« Et non, on ne part pas le.la premier.e de son pot de départ. »
Ensuite, il y a deux versions possibles. La première : les pique-assiettes auront déserté et il faudra ranger les chaises avec Quentin. Seul.e. Ça, c’est si vous n’aviez pas un succès fou dans votre entreprise. La deuxième : après avoir braconné la table, un de vos collègues proposera de filer une dernière fois, au QG du coin. Séquence émotion garantie. Vous y retrouverez ce qui, allez avouez, va vous manquer : le déhanché de Manu, la chanson française à tue-tête et les petites bitcheries entre ami.e.s. Si vous avez cette chance, vous aurez sûrement un petit sursaut : « finalement, un pot de départ, c’est cool. » Et peut-être que comme moi, vous penserez à votre super collègue Aurélia, qui a toujours su trouver les mots justes, les mots bleus : « Ne pas fêter ton départ, c’est un peu comme quand tu meurs et que t’as pas d’enterrement. » L’idée étant de survivre à au moins un des deux.
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Illustration by Aysha Tengiz
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