“Le courage de renoncer” : zoom sur ces élites qui bifurquent pour un monde durable

26 sept. 2022

11min

“Le courage de renoncer” : zoom sur ces élites qui bifurquent pour un monde durable
auteur.e.s
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

Diplômé d’HEC Paris et lancé dans une carrière dans le e-commerce, Jean-Philippe Decka a tout laissé tomber du jour au lendemain. En manque de sens, le trentenaire tombe en 2018 sur une vidéo de l’ingénieur et fondateur du Shift Project, Jean-Marc Jancovici, et décide de mettre toutes ses forces pour la cause climatique. En 2020, il crée le podcast Ozé, qui tend le micro à tous·tes les diplômé·e·s de grandes écoles qui ont fait le même choix (osé) que lui : tourner le dos à une carrière prestigieuse pour s’engager à la seule construction d’un monde durable. De ses rencontres et de sa propre expérience, il en a écrit “Le courage de renoncer” (21 sept 2022, Ed. PAYOT), véritable manuel à destination des élites souhaitant bifurquer vers un monde durable… Interview tranchée.

Le titre de votre ouvrage invite les élites à “renoncer”, notamment à leurs prestigieuses carrières. Ne craignez-vous pas que le terme “renoncer” ne sonne comme trop négatif ?

Nous nous sommes beaucoup posés la question avec mon éditrice mais le terme “renoncer” nous apparaissait comme une évidence. Parce que cette question du renoncement se pose très clairement pour ceux qui sont à la fois les plus privilégiés et qui par voie de conséquence ont le plus d’impact, malheureusement, sur les désordres climatiques et l’atteinte aux limites planétaires.
Je pense qu’il faut aussi pas mal de courage pour affronter les freins dont on parlera plus tard donc c’est un espèce d’équilibre entre le courage et le renoncement. Ce renoncement a effectivement une connotation assez négative aujourd’hui mais la question qui se pose juste après c’est : « oui, mais renoncer à quoi ? ». Et là on se rend compte qu’il y a des choses dont on peut se délester et que ça fait du bien.

L’idée de cet ouvrage est née de vos rencontres au sein de votre podcast “Ozé, qui tend le micro à une élite qui a décidé de changer plus ou moins radicalement de vie, en accord avec leurs consciences environnementales. Pourquoi en avoir fait un livre ?

Dès la première saison d’Ozé, j’ai fait énormément de rencontres. Et pour essayer de comprendre les tenants et aboutissants de ce phénomène, à un moment, j’ai eu besoin de faire le tri et de poser les choses sur le papier. Très vite, je me suis rendu compte qu’il y avait des parcours et des freins qui étaient similaires. J’ai alors voulu faire un travail de synthèse, pour offrir une analyse aux personnes qui seraient eux-aussi à ce stade de réflexion dans la vie, mais n’osent pas sauter le pas. Puis s’est mêlé à ça l’envie d’enrichir ce livre avec à la fois mon parcours personnel et une vision macro, qui donne un contexte économique, social, environnemental etc.

Vous évoquez des parcours similaires. Quels sont-ils ?

Les gens que j’ai rencontrés ont entre 25 et 50 ans, tous issus de grandes écoles et occupant des postes à responsabilités. À un moment donné, ces personnes ont bifurqué professionnellement et personnellement. Si on caricature, le chemin emprunté est souvent le même : il y a une prise de conscience - ça peut être devant un documentaire par exemple -, puis une volonté de changer les choses, qui commence toujours au niveau personnel : en modifiant son alimentation ou en se penchant sur la gestion des déchets notamment. Puis, ils vont par la suite décider d’aller un peu plus loin, généralement en questionnant leur travail, qui est l’étape la plus difficile.

« Quand on sait que 10% de la population mondiale est responsable de 45% des émissions de carbone, on ne peut pas demander aux gens dans la précarité de faire des efforts. »

Dans l’ouvrage, vous ciblez très spécifiquement les Alumni de grandes écoles, c’est-à-dire les diplômés de ces écoles renommées… Pourquoi un tel choix de “niche” ?

Il y a plusieurs réponses à ça. La première est que je suis un alumni des grandes écoles ! Il est donc plus facile pour moi de m’adresser à eux, de discuter de “pair à pair” sans avoir cette position de donneur de leçon.
Le deuxième point est qu’aujourd’hui les 10% les plus privilégiés, qu’on peut appeler les “élites”, sont ceux qui ont le plus d’impact social et écologique de par leur mode de vie, leur travail, leur épargne etc. Quand on sait que 10% de la population mondiale est responsable de 45% des émissions de carbone, on ne peut pas demander aux gens dans la précarité de faire des efforts. Il y a une vraie responsabilité des plus riches face à l’urgence écologique et au besoin de renoncement.
Et enfin, cette élite est également une élite politique. Si on regarde aujourd’hui les patrons du CAC 40, un seul n’est pas issu d’une grande école ! Permettre à ces gens-là de s’engager de manière radicale face à l’urgence écologique, c’est donc permettre au système de se transformer plus facilement.

Avec ce livre, il y a différents types de personnes auxquelles j’aimerais m’adresser. Certains sont sur le chemin de la transition (l’envie est là mais ils sont bloqués par certains freins), d’autres voient qu’il se passe quelque chose mais ne sont pas suffisamment conscients des enjeux, et enfin il y a ceux qui pensent déjà en termes de “solution” mais sans avoir effectué à la fois un travail de déconstruction personnel et global - ils tombent alors dans le greenwashing et la fausse bonne idée.

Dans votre ouvrage, vous racontez votre propre parcours, de manière parfois très intime. En quoi était-ce important pour vous de le faire ?

Il y avait ce besoin de mettre mon parcours sur papier, de pouvoir me poser les bonnes questions et d’avoir une véritable réflexion sur moi-même. Puis, ça me permet aussi d’être partie prenante de ce “changement”, de ne pas être un observateur qui émettrait un jugement sur ces personnes. C’est pour cela que je cherche à expliciter mes doutes, les difficultés que j’ai rencontrées et d’où je viens : parce que je ne cherche pas à dire que je suis meilleur que les autres.

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Selon vous les acteurs du changement sont majoritairement des 35-40 ans et non pas la nouvelle génération. Cette dernière n’est-elle pas pourtant plus consciente des enjeux écologiques ?

Je ne suis pas d’accord avec ce message de : « la nouvelle génération est beaucoup plus consciente et activiste et c’est à elle qu’il faut remettre les clefs. » Quand je regarde mon fil d’actualité LinkedIn, j’ai l’impression qu’on va changer le monde, que tout le monde est conscient et se bat. Puis je vais donner des cours aux étudiants en écoles et je me rends compte que malheureusement, il n’y a pas ce même niveau de conscience et de connaissance.
Et surtout, se défausser sur les jeunes en disant : « ils sont plus conscients, eux ils vont changer les choses » c’est fondamentalement se ficher du monde car les jeunes ne sont pas dans les positions de pouvoir. Il peut y avoir des pressions qui s’opèrent mais les clefs du système ne sont pas chez les jeunes. Ce sont les personnes dans des positions de pouvoir aujourd’hui qui doivent être acteurs du changement.

Parmi les prises de conscience qui poussent au changement, vous dédiez un long chapitre à la “relation désenchantée” que nous avons désormais avec le travail… Quel est ce désenchantement et en quoi serait-il déclencheur d’un changement de vie ?

Depuis les années 80, il y a ce qu’on appelle “la crise” mais qui est simplement un nouvel état du système capitaliste néolibéral (chômage structurel très fort, allongement de la durée du travail etc.), ce qui fait que les jeunes arrivant sur le marché n’ont pas accès à des postes à responsabilité. Ils sont victimes de tout un tas de phénomènes comme le bore-out - c’est-à-dire l’ennui au travail - ou encore le brown-out - la perte de sens par rapport à ce travail.

Je donne des exemples de ces situations dans mon livre qui amènent à un désenchantement du travail. Je l’explique comme une relation que les élites ont avec le travail qui n’existe plus. On s’est construit dans une idée qu’on allait pouvoir grâce au travail atteindre un certain confort, une sécurité, mais il y a une vraie régression par rapport à la situation que pouvaient connaître nos parents. Il est donc beaucoup plus difficile d’accepter des conditions de travail détériorées qui ne nous permettent plus d’accomplir l’idéal qu’on avait projeté sur la relation au travail.

Vous mentionnez également le burn-out…

Oui. Même si je n’insiste pas énormément dessus, j’ai sincèrement été stupéfait, lors de mes interviews, du nombre de personnes en situation de burn-out ou qui l’ont déjà été. J’ai réalisé à quel point les gens n’acceptent pas de changer, même quand ça va mal. Il faut finir à l’hôpital pour finalement se dire : « bon, je vais peut-être changer un truc dans ma vie ». Selon une récente étude Cadremploi, la moitié des cadres en France estiment avoir déjà été en situation de burn-out - c’est complètement surréaliste.

« Dans certains milieux, quand on remet en question le capitalisme et ses valeurs, ça fait rire une fois, mais la deuxième fois, on n’est plus invité aux dîners ! »

Dans la deuxième partie du livre, vous identifiez les freins au changement de cette population aisée, en commençant par la pression sociale. Pourquoi ce premier choix ? En quoi engendre-t-elle la “peur” dont vous parlez ?

La pression sociale est une pression dont on n’a pas forcément conscience au début. Elle naît à partir du moment où on remet en question le mode de vie du groupe social auquel on appartient. Chez les élites par exemple, prendre l’avion est un réflexe mais si on ne partage plus ces aspirations, on se coupe de son cercle social. On fait donc des choix qui ne sont plus ceux du groupe et qui imposent une confrontation, même si on ne la souhaite pas. Puis il y a les rappels à l’ordre de ce groupe sur ce qui est acceptable ou non de remettre en question. Dans certains milieux, quand on remet en question le capitalisme et ses valeurs, ça fait rire une fois, mais la deuxième fois, on n’est plus invité aux dîners ! On ne comprend pas forcément à quel point c’est puissant, mais quand on a 35 - 40 ans, votre réseau est déjà établi et il y a une vraie pression du fait de le quitter.

Vous évoquez également la “pression financière”. N’est-ce pas une fausse excuse pour des gens qui ne manqueront jamais de rien… ?

A partir du moment où un certain capital financier a été accumulé, renoncer à ses revenus signifie renoncer à un certain confort. On parle de personnes qui peuvent atteindre des revenus de l’ordre de 150-200 mille euros à 35-40 ans. Le problème c’est que cette population peut avoir ses revenus verrouillés par de la dette, qu’elle soit étudiante ou immobilière. Ces personnes arrivent sur le marché du travail avec une dette et des choix de vie qui ne sont pas libres. Quand on doit débourser 3, 4 voire 5 mille euros par mois pour rembourser son crédit sur 20 ans, on n’a pas forcément toutes les cartes en main pour choisir son travail et les revenus qu’on va avoir.
D’autre part, et c’est sûrement le plus important, ces niveaux de revenus vous verrouillent dans un cercle social duquel il est très difficile de sortir. Si vous voulez y renoncer, il ne suffit pas juste de changer de travail et de rencontrer d’autres personnes mais de se reconstruire complètement.

« Ce qui est problématique avec la méritocratie, c’est qu’à cause d’elle tout le monde chez les élites est convaincu de mériter sa position. »

En quoi les idéologies comme le néolibéralisme ou la méritocratie seraient également des freins au changement ?

Remettre en question nos idéologies est toujours nécessaire si l’on veut enclencher un changement et entrevoir d’autres possibles. Ce qui est problématique avec la méritocratie - qui est un des mythes fondateurs de la République française - c’est qu’à cause d’elle tout le monde chez les élites est convaincu de mériter sa position. On mérite notre position “en haut de l’échelle” car on a suffisamment travaillé, on s’est sacrifié, notamment en classes préparatoires. Mais - sans remettre en question le travail fourni - il ne s’agit bien souvent que d’un processus de reproduction sociale qui est permis sur la base d’un capital social, culturel et économique. Sauf que si vous êtes persuadé de mériter votre place par la seule force de votre poignet, alors il est très difficile d’y renoncer et de l’abandonner. Cela vous paraîtrait trop injuste !

Un dernier frein est celui du “travail à but économique” comme “sacro-sainte valeurs” de notre société, et qui minimiserait donc toute autre forme d’engagement, social ou environnemental par exemple. Mais depuis quelques années, les choses n’ont-elles pas changé ? Avec la crise Covid, les confinements, la revalorisation de la vie perso, le quiet quitting : le travail n’est plus au centre de nos vies… Si ?

Pour moi, s’il y a effectivement cette remise en question du sens au travail, de pourquoi on travaille, il n’y a pas pour autant de remise en question fondamentale de la valeur travail dans notre société. Dans Métamorphose du travail, André Gorz l’explique bien : il y a cette fausse croyance que, de tous temps, les gens ont beaucoup travaillé et que le travail à but économique (le fait de vendre sa force de travail contre un revenu) est quelque chose de “normal”. Alors que ça a tout au plus 200 ans !
Au-delà de se poser la question du sens dans son travail, qui pose l’équation avec une base déjà tronquée, il faudrait prendre le problème à rebours en interrogeant la question du travail. Peut-être qu’en fait, je n’ai pas besoin de travailler ?

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Dans la dernière partie, intitulée Vers un nouveau modèle de société, vous fustigez le “mirage du capitalisme responsable” (croissance verte, compensation carbone…). Aucune démarche RSE des entreprises ne trouve grâce à vos yeux ?

Malheureusement non. La RSE est un simple questionnement sur comment arranger un peu les choses en surface mais sans penser à réformer le fond.

Il n’y aurait donc aucune place pour les entreprises dites “traditionnelles” dans ce nouveau modèle de société ?

Bien sûr qu’il y a de la place pour de nombreuses entreprises ! Mais elles doivent se poser la question de leur transformation profonde ou de leur fermeture. Et cette question de la fermeture de tel ou tel secteur doit être posée collectivement. Par exemple : « Que fait-on des gens qui travaillent dans l’aéronautique ? ». On ne peut évidemment pas se contenter de condamner et de laisser des milliers de personnes dans la difficulté, sans emploi. Ce sont des questions très difficiles et qui sont abordées notamment dans l’ouvrage Héritage et Fermeture, qui permet d’aiguiller différemment les réflexions.
Sur la question climatique, je peux par exemple renvoyer les gens aux travaux du Shift Project sur les plans de transformation de l’économie française, qui montrent comment chaque secteur peut se transformer et là où il y a des besoins.

« Pour moi, la question « quel job je vais faire pour juste être utile à la société » ne se pose pas vraiment en ses termes. »

Selon vous, il faudrait alors travailler dans et pour un monde radical, tout en faisant société. Mais comment faire pour trouver ce type d’emploi aujourd’hui ? Existe-t-il seulement des jobs “verts” ?

Pour moi, la question « quel job je vais faire pour juste être utile à la société » ne se pose pas vraiment en ses termes. Encore une fois, c’est partir avec l’hypothèse d’exercer forcément un travail marchand, car ce serait le seul à être utile. Il faut prendre le problème de manière plus globale et se demander ce que l’on a envie d’apporter à l’effort collectif et à la transformation de notre société. Ça peut être en alertant, en faisant de la sensibilisation, de la pédagogie, ou en faisant du lobbying au sein d’organisations si on en a le pouvoir.

Je comprends sous la forme d’un carré les différents engagements qu’on peut avoir en tant qu’individu : l’engagement collectif, citoyen au sens large, puis l’engagement dans son travail, dans son épargne et dans sa consommation. C’est un tout et au niveau du travail, il ne faut pas se flageller et accepter qu’on vit dans un système qui est ce qu’il est. Participer à la réflexion du système ce n’est pas forcément quitter une position que l’on a et tout abandonner, ce n’est pas possible - après c’est se marginaliser. Mais c’est au moins dans son travail se poser la question de l’impact que l’on peut avoir et le minimiser.

Et vous, quel est votre “métier marchand” aujourd’hui ?

Je partage mon temps entre le podcast (qui n’est pas rémunérateur) et des cours de business dans l’enseignement supérieur, comme HEC par exemple, en intégrant les limites planétaires. Je suis également associé chez Kelvin, une entreprise de cours en ligne pour apprendre aux gens à arrêter de surconsommer. Mais la difficulté est que même si je crois beaucoup en ce que je fais, en ce travail de pédagogie, j’ai un regard très critique sur mon activité car nous sommes obligés de rentrer dans une logique marchande et d’utiliser les moyens du système sociotechnique pour combattre justement ce système et toucher les gens…

Vous finissez votre ouvrage en écrivant en vous adressant aux élites : “Soyons à la hauteur de cette responsabilité”. Vous sentez-vous à la hauteur ?

Non. J’ai encore plein de doutes, plein d’appréhensions qui font que je ne suis pas satisfait. Ce sur quoi je travaille, c’est me libérer de tout ce qui constitue pour moi un frein à ma liberté réelle (par exemple j’ai arrêté d’avoir un smartphone). J’ai l’impression d’avoir trouvé quelque chose qui me plait dans ce travail de sensibilisation et de pédagogie avec Kelvin. Mais la grande question reste : comment en vivre dignement tout en ne renonçant pas à tout ?

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Kevin Spadafora pour WTTJ

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