Fresque du climat en entreprise : en sortir « sonné », et après ?

06 nov. 2023

6min

Fresque du climat en entreprise : en sortir « sonné », et après ?
auteur.e
Gabrielle Trottmann

Journaliste Indépendante

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Avec près de 300 000 personnes « fresquées » sur leur lieu de travail, la Fresque du climat, cet atelier de sensibilisation aux dérèglements climatiques a conquis les entreprises, des plus grands cabinets de conseil aux PME. De quoi susciter des prises de consciences individuelles et collectives à la hauteur de l’urgence écologique ?

« Ce qui m’a frappée, c’est de me rendre compte que les premiers rapports sur le changement climatique datent des années 80, et de me dire qu’on a si peu avancé depuis… » Juriste chez Bouygues, Magali est sortie un peu « sonnée » de la Fresque du climat qu’elle a réalisée avec une dizaine de collègues. Mais elle garde toutefois un bon souvenir de ce moment « ludique et pédagogique ».
Le principe de cette fresque ? Transmettre en trois heures seulement et de manière « neutre et objective » les principaux enseignements du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) explique son fondateur Cédric Ringenbach. Concrètement, les participants reçoivent 42 cartes qui illustrent les causes et conséquences du dérèglement climatique : « énergies fossiles », « incendies », « sécheresses », « fonte du permafrost »… L’objectif sera de les mettre dans le bon ordre. Enfin, le « débrief » final est très important : il permet d’explorer, en équipe, des pistes pour réduire son empreinte carbone et environnementale, de façon individuelle et collective.

Tout au long de l’atelier, un animateur accueille les ressentis des participants et guide les échanges. Ce dernier est soit un salarié de l’entreprise, soit un animateur indépendant, qui reverse 10% de son chiffre d’affaires à l’association. Dans les deux cas, la personne doit être formée et agréée par la Fresque du Climat.

Un jeu traduit en 45 langues

Depuis sa création en 2015, le jeu connaît un franc succès, notamment en entreprise. Sur les plus d’1,1 million de personnes qui ont déjà fait une Fresque du climat dans le monde, au moins 300 000 l’ont fait sur leur lieu de travail, à en croire le dernier rapport d’activité publié par l’association.

Si la liste complète des entreprises n’est pas publique, plusieurs grands groupes sont cités sur le site de l’association : Saint-Gobain, Decathlon, Renault et Vinci… Selon le fondateur de la Fresque, Cédric Ringenbach, tous les secteurs sont concernés : « des plus grands cabinets de conseils aux PME et aux associations spécialistes de la transition écologique ». Une success-story qui se poursuit à l’international : la fresque a été traduite dans 45 langues et existe désormais dans 130 pays.

L’un des principaux atouts du jeu est qu’il est à la fois très simple et pédagogique : faire une fresque est beaucoup plus facile que lire les rapports du Giec. « J’ai fait ça lors d’une journée d’intégration, alors que j’avais plutôt envie de boire des verres. Au final, au bout d’une heure, j’étais à fond dedans », raconte Yannick, rédacteur web pour la start-up Swile, spécialiste de la dématérialisation des tickets-restaurants.

Et, même si la Fresque n’apporte pas autant de connaissances que la lecture des travaux des plus grands experts du climat du monde, « le jeu est rigoureux sur le plan scientifique, efficace pour bien comprendre les enjeux du changement climatique », estime Marc Delmotte, ingénieur de recherche au CNRS et chargé de la communication du LSCE (Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement). Les leviers d’actions pour lutter contre ses dérèglements sont « principalement abordés lors de la discussion à la fin de la fresque », poursuit le scientifique qui en anime auprès des étudiants de l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ).

« Tout le monde a appris quelque chose »

Le principal bénéfice que Magali en retient, dans son entreprise spécialiste des télécoms et du BTP ? « Disposer d’une base de connaissances communes pour échanger sur les efforts à faire pour respecter les accords de Paris », qui prévoient de limiter le réchauffement en dessous de 2 et si possible à 1,5 degrés. Même si, elle le concède : « Cela ne veut pas dire que tout le monde a pris la mesure du problème… »

Si la Fresque ne convaincra sûrement pas les climatosceptiques, elle permet de faire passer le message auprès de celles et ceux qui ne suivent pas spontanément les infos sur le changement climatique, ou qui auraient tendance à les fuir. Le tout, dans un cadre convivial, avec un animateur pour orienter les participants vers des leviers d’action : un bon compromis pour se confronter à la réalité, sans sombrer dans l’éco anxiété.

Que peut un jeu de 42 cartes face à des objectifs de performance qui reposent encore trop souvent sur la foi en une croissance infinie ?

Chez Bouygues, « 26 000 salariés ont été fresqués, y compris au sein du comité de direction », fait valoir Virginie Savina, la coordinatrice du développement durable du groupe. Pour elle, la fresque est « un bel outil pour favoriser les passages à l’acte et faciliter l’appropriation du plan climat », qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre au sein de l’entreprise. Son objectif ? Réussir à « fresquer le plus possible de salariés, y compris sur les chantiers ». Sans se décourager quand certains ne sont pas réceptifs : « on avance avec ceux qui veulent, en espérant créer un mouvement. »

Klervi a participé à une fresque du climat lors de son service civique au CCFD-Terre Solidaire, une association « où tout le monde s’intéressait déjà au changement climatique ». Et pourtant, « tout le monde a appris quelque chose… » assure-t-elle. Là où certains étaient conscients des conséquences des dérèglements du climat « dans des pays lointains, la fresque a agi comme un rappel du fait que nous sommes déjà tous concernés, même en France ».

« C’est un peu inquiétant qu’on ait encore besoin de faire ça aujourd’hui… »

Mais trois heures pour parler du climat, est-ce bien suffisant pour déclencher des déclics à la hauteur de l’urgence écologique ? Que peut un jeu de 42 cartes face à des objectifs de performance qui reposent encore trop souvent sur la foi en une croissance infinie, alors que nous dépassons chaque jour un peu plus les limites physiques d’une planète vivable ?

Jean-Pierre Chanteau donne des cours sur la RSE à l’Université Grenoble Alpes. Le chercheur souligne que « la fresque est un bon outil de sensibilisation - mais c’est un peu inquiétant qu’on ait encore besoin de faire ça aujourd’hui dans le monde de l’entreprise ! » Car « cela fait plus de 20 ans que l’on sait la nature et l’ampleur des défis écologiques. L’enjeu aujourd’hui est de modifier les axes de recherche et développement, les modèles d’affaires, les modes de gouvernance pour activer de vrais changements ». Et selon lui, il faut aussi « des outils fiables d’évaluation des actions, des réglementations et des décisions politiques incitatives… »

Des fresques « partout, même chez les gros pollueurs »

Cédric Ringenbach rappelle de son côté l’évidence : « Faire la fresque ne permet pas d’atténuer d’une quelconque manière le changement climatique. Les entreprises qui voudraient communiquer sur ce sujet sans aligner leur stratégie sur les objectifs de l’accord de Paris seraient mal avisées… » Le fondateur de la fresque est toutefois convaincu que les entreprises « ne sortent pas indemnes » de ces ateliers. Et qu’il faut « fresquer partout, même chez les gros pollueurs ». En espérant que certains salariés se « posent les bonnes questions : y compris celle de la démission quand ils ne voient pas la possibilité de faire avancer les choses en interne ».

« Certains salariés proposent de mettre en place des semaines sans viande, de favoriser les trajets en train, de réduire la clim…» - Gabrielle, animatrice de la fresque.

Animatrice de la fresque, Gabrielle pense aussi qu’il faut continuer à « sensibiliser tous les milieux, surtout les moins écolos ! » Elle se dit satisfaite des débats suscités lors des « débriefs » : « Certains salariés proposent de mettre en place des semaines sans viande, de favoriser les trajets en train, de réduire la clim… ». Elle observe toutefois une limite : « Aborder la raison d’être de son entreprise et le bien-fondé des projets sur lesquels on travaille n’est pas forcément évident avec ses collègues ». Mais elle espère toutefois réussir à « semer des graines ».

Accélérer certaines prises de conscience

La Fresque du climat n’est pas une baguette magique : elle n’a sans doute pas le pouvoir de convaincre les grands pétroliers d’abandonner leurs nouvelles bombes climatiques. Mais elle peut tout de même accélérer certaines prises de consciences.

Cédric Ringenbach cite l’exemple d’un grand cabinet de conseil : « après avoir fait la fresque du climat, les salariés ont eu l’idée de de se former pour être en mesure de réaliser des bilans carbone », une démarche qui vise à évaluer et à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les entreprises.
Pour Hélène Quériault, directrice de Lalalab, une entreprise spécialiste de l’impression de photos, la fresque a elle aussi permis d’enclencher des changements. « La crise sanitaire nous avait interrogés sur nos modes de vie et nos manières de travailler. On a alors décidé de faire un bilan carbone et de faire la fresque en complément, pour que tout le monde comprenne pourquoi c’était important. » À partir de là, « *les déjeuners professionnels sont devenus végétariens, l’entreprise a aussi arrêté d’utiliser du coton, dont la culture consomme énormément d’eau, pour opter pour des matériaux recyclés. » En ce qui concerne le matériel informatique, « on se tourne vers de l’occasion ou des produits reconditionnés. C’est un point de départ…* ».

Thomas a aussi l’impression d’avoir observé « un vrai changement », au sein de la rédaction dont il gère les réseaux sociaux. Persuadé que les médias ont un rôle important à jouer pour nous aider à changer de mode de vie , il a proposé de faire former les 40 journalistes de sa boîte à l’occasion d’une journée d’intégration, « au lieu de faire un karaoké » plaisante-t-il. Un an plus tard, il note des signes encourageants : « par exemple, les journalistes expliquent que prendre l’avion en permanence n’est pas soutenable quand ils abordent le sujet dans leurs articles ».

Profiter de la force de frappe des entreprises, qui permettent de diffuser l’information à grande échelle, c’est là l’atout principal de la Fresque. Mais pour passer à l’action, Gabrielle, l’animatrice, propose de compléter avec un atelier « 2tonnes ». Ce jeu fait référence à la quantité de gaz à effet de serre que chaque personne devrait émettre au maximum en un an, dans un monde à l’équilibre climatique (actuellement, elle est d’environ 9 tonnes par Francais·e, ndlr.). Pour réduire ses émissions, les cartes suggèrent des actions comme : « réduire sa consommation de viande », « engager une transition professionnelle », ou encore de se mettre dans la peau des politiques pour encourager la rénovation énergétique, la réforme de l’agriculture et des mesures pour verdir le transport… Le futur jeu à placer dans tous les bureaux et open-space de France ?


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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