« La chaleur tue en silence » : le travail à l'heure du réchauffement climatique
27 juil. 2023
7min
Face aux vagues de chaleur sans précédent, amenées à se développer encore davantage dans un monde qui se réchauffe, les travailleurs, travailleuses, et les entreprises, ne sont pas prêtes. C’est le constat choc du documentaire d’Arte “Trop chaud pour travailler”, réalisé par Mikaël Lefrançois et Camille Robert. Derrière la nécessité de s’adapter, se joue non seulement notre santé, mais aussi le fossé qui risque de se creuser entre “cols secs” et “cols humides”. Rencontre avec Mikaël Lefrançois.
Ton documentaire s’ouvre sur une célèbre peinture de Van Gogh, où des paysans font la sieste à l’ombre lors d’une chaude journée d’été, qui nous rappelle que quand il fait “trop chaud pour travailler”, l’homme s’est toujours adapté en cessant son activité… Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui pour que vous décidiez d’en faire un documentaire ?
Il y a effectivement toujours eu un lien évident entre travail et chaleur. Chacun d’entre nous a déjà pu le ressentir : parfois, il fait simplement trop chaud pour travailler ! Le mot « chômage », du latin « caumare », signifie d’ailleurs « se reposer pendant la chaleur ». Mais ce qui change aujourd’hui, c’est l’exposition au risque : il y a une augmentation des vagues de chaleur dans de nombreux pays, même ceux qui connaissent des températures modérées. De nouvelles réalités vont devenir la norme. Et le problème, c’est qu’il y a une forme d’impensé de la chaleur dans l’organisation du travail comme elle s’est développée dans nos pays tempérés : notre modèle de production, notre organisation du travail… Rien n’est adapté.
Le film met notamment en garde contre le « stress thermique » ressenti par les travailleurs lors des grandes chaleurs. De quoi s’agit-il ?
Pour fonctionner, notre corps doit réguler sa température autour de 37°. Mais parfois, les contraintes en terme de chaleur sont telles qu’il en est incapable. Il entre alors dans un déséquilibre thermique, avec des conséquences plus ou moins graves. Quand on prend le cas d’un travailleur qui produit un effort physique, le stress thermique est provoqué à la fois par la chaleur environnementale (liée aux rayons du soleil par exemple) mais également par la chaleur des muscles eux-mêmes. Et paradoxalement, le port d’équipements de protection peut aussi contribuer au stress thermique, en empêchant l’évaporation de la sueur. Les symptômes de ce stress vont de l’inconfort (une sudation extrême), à une lourde fatigue, une syncope, voire beaucoup plus grave : un coup de chaleur qui peut entraîner la mort dans 15 à 25% des cas.
Combien de travailleurs pourraient être affectés par ce stress thermique dans les années à venir ?
Si on ne change pas le rythme actuel de nos émissions de gaz à effet de serre, on aura 2 milliards de personnes exposées à une température moyenne annuelle de 29°C. Si on respecte les Accords de Paris et qu’on limite le réchauffement à 1,5°C, on comptera 400 millions d’habitants au sein de ces zones les plus extrêmes. Le risque de stress thermique vient aussi d’une exposition à des vagues de chaleurs soudaines, et on sait que le réchauffement climatique les rend plus fréquentes, plus longues et plus intenses.
Le film commence non loin de nous, en Italie, avec des inspecteurs de l’Assurance maladie qui viennent surveiller la santé des ouvriers sur des chantiers. Peut-on aujourd’hui dire qu’en Europe, la chaleur tue ?
Bien sûr. Officiellement, la chaleur a tué 10 travailleurs·ses en Italie l’année dernière, et 7 en France. Après, il faut bien comprendre que l’on parle toujours de « causes probables », car la chaleur entraîne des malaises cardiaques par exemple, mais le lien direct est toujours très difficile à faire. Selon Santé Public France, sur les dix dernières années, on dénombre 33 000 morts en surplus de la population générale liés aux vagues de chaleur. Et rien que sur l’été dernier, on comptabilise 7 000 morts. Un tiers avaient moins de 75 ans. On peut donc affirmer que cela touche aussi des gens en âge de travailler.
Les accidents de travail liés à la chaleur tendent aussi à être invisibilisés. La chaleur impacte nos capacités cognitives, notre vigilance… On va faire davantage tomber un outil, on va perdre l’équilibre sur un échafaudage, etc. Et ça, ce n’est répertorié que si l’on mène des études spécifiques. Les Italiens par exemple ont mesuré qu’il y avait eu 4 000 accidents du travail liés à des périodes de grande chaleur. En Californie, une étude a montré qu’il y a un surplus de 20 000 accidents du travail par an associés à la chaleur, alors que les statistiques officielles n’en recensent que 850 ! La chaleur a un coût humain et économique énorme, et ce coût est caché !
Face aux températures élevées, quels sont les métiers les plus à risque ?
Il y a bien sûr les secteurs dans lesquels les travailleurs sont en extérieur : le BTP, l’agriculture, la propreté des villes ou encore les livreurs en camion ou à vélo… Mais comme nous le montrons dans l’enquête, cela concerne aussi beaucoup d’autres travailleurs dans des pays très chauds : les ouvriers en usines par exemple.
À la fin du reportage, tu opposes les « cols humides » aux « cols secs ». C’est la future lutte des classes ?
Je crois, oui. Parce que le réchauffement climatique vient renforcer des inégalités qui existent déjà, il creusera aussi le fossé entre ceux qui pourront se protéger du climat, dans de grands bureaux climatisés, et ceux qui ne le pourront pas.
Parmi les conditions de travail les plus dures au monde, on cite souvent celles des immigrés sur les chantiers du Qatar et des pays du Golf. Dans le film, on est surpris d’apprendre qu’entre toutes les difficultés qu’ils vivent (l’éloignement d’avec leurs familles, les horaires à rallonge, la cadence, le management, etc.) c’est bel et bien la chaleur qu’ils nomment comme la pire chose dans leur quotidien…
Je ne m’y attendais pas. Mais on minimise toujours l’impact de la chaleur extrême. C’est une expérience intime de dépossession de son corps.
Dans les pays du Golf, 3 000 travailleurs népalais sont décédés ces 10 dernières années, dont la moitié de causes inexpliquées avec comme explication officielle : “arrêt respiratoire ou cardiaque de cause naturelle”. Pourquoi cette explication ne tient-elle pas ?
Ça ne suffit pas parce que ça n’explique pas les causes sous-jacentes de ces arrêts. On parle ici de morts brutales, alors que ces travailleurs sont en majorité de jeunes hommes ! Le ratio de ces décès est délirant comparé à d’autres pays. Des ONG comme Fairsquare et Amnesty international militent pour qu’on améliore les réelles connaissances des causes de ces décès. Mais le problème de la chaleur, c’est qu’elle tue en silence. Elle ne laisse pas de trace sur le corps.
En 2021, le Qatar a fait évoluer sa loi, élargissant les périodes de l’année et les horaires où le travail en extérieur est interdit. Ce n’est pas suffisant ?
L’interdiction du travail pendant les heures les plus chaudes est bien sûr une bonne chose. Mais même en dehors de ces heures, les travailleurs sont exposés à des températures et niveaux de stress thermique extrêmes, et c’est pendant ces heures qu’il faut améliorer les conditions de travail.
En fait, cette loi n’est pas suffisante parce que le danger sur les chantiers vient de l’organisation du travail en elle-même, et d’une pression hiérarchique considérable qui pèse sur les travailleurs. Permettre un accès à l’eau, c’est bien sûr indispensable, mais ça ne suffit pas. Parce que si un travailleur, comme on nous l’a raconté, met 30 minutes à descendre de son échafaudage pour aller se recharger en eau, il ne va pas le faire car il perdra trop de temps… En permanence, on dit à ces ouvriers de faire des pauses, mais en vérité le rythme est tel qu’ils ne peuvent pas les prendre. Ce qu’il faudrait vraiment, c’est que chaque travailleur puisse s’auto-gérer lui-même, écouter son corps ; mais ils ne le peuvent pas.
Existe-t-il, dans le monde, une législation qui encadre bien le travail sous fortes chaleurs ?
En Californie, on peut souligner la législation mise en place en 2006 par la Congresswoman Judy Chu, qui a imposé aux entreprises d’instaurer des pauses régulières. Les pauses doivent être obligatoires pour tous et toutes, à l’ombre, et avec de l’hydratation. C’est la seule manière de permettre au corps de redescendre en température. Et les résultats sont là puisque les accidents liés à la chaleur ont depuis baissé de 30%.
Tu nommais tout à l’heure les livreurs parmi les travailleurs à risques. Aux Etats-unis, UPS est aujourd’hui aux prises avec des syndicats et la justice concernant les conditions de travail de ses livreurs… Pourquoi ?
UPS (entreprise postale, ndlr) fait partie des entreprises américaines qui comptent le plus de cas d’accidents liés à la chaleur. Tout simplement parce que leurs camions ne sont pas climatisés, alors même qu’ils sont équipés de caméras de surveillance et d’outils de pistage hyper précis pour « optimiser » au maximum les tournées de leurs chauffeurs… Les cadences sont effrénées, et les chaleurs insoutenables. Les travailleurs d’UPS ont 12 fois plus de risques de souffrir d’accidents rénaux aigus que leurs homologues de Fedex, où davantage de camions sont climatisés. Récemment, la femme d’un conducteur a publié une pétition qui a receuilli plus d’un million de signatures pour obtenir la climatisation des nouveaux camions. Le sujet est devenu une lutte syndicale.
En Amérique centrale, une nouvelle maladie décime les hommes en âge de travailler… Quelle est-elle ?
C’est une insuffisance rénale chronique « de cause non-traditionnelle », c’est-à-dire qu’elle touche des populations qui ne sont pas habituellement à risques, à savoir des hommes jeunes, ne présentant ni diabète ni hypertension… Les malades perdent rapidement leur fonctionnement rénal, et doivent subir des dialyses plusieurs fois par semaines pour survivre… C’est depuis la fin des années 90 qu’on voit augmenter le nombre de ces patients jeunes, et le lien était un travail intense en extérieur, au soleil, notamment dans le secteur agricole comme les champs de canne à sucre.
Pour lutter contre cette maladie, Jason Glaser et son ONG Las Isla alertent les industriels et leur expliquent les démarches à suivre pour protéger les travailleurs… Les solutions qu’ils prônent paraissent très simples !
Oui, il suffit d’imposer des pauses obligatoires ! Cela dit quelque chose de l’absurdité de certaines organisations du travail, complètement déconnectées des réalités climatiques et des réalités physiologiques du corps humain, ainsi que de leur mépris total pour la santé des travailleurs.
Le plus fou, c’est que les études montrent que ces pauses ne font pas baisser la productivité des travailleurs. Avec 20 minutes de pause toutes les heures, on ne coupe pas moins de cannes à sucre, mais au contraire on retrouve de la force ! Il existe un vrai effet positif sur la productivité quand on prend soin des travailleurs.
La productivité est justement une des réflexions finales de votre enquête. Mais n’est-ce pas un peu cynique de demander aux entreprises de bien traiter leurs salariés parce que cela améliore leur productivité ?
Évidemment, il y a un côté un peu cynique et froid à appuyer sur ce levier, mais la vérité c’est que ça permet de faire bouger les choses. Par exemple, on a tourné dans une usine d’un géant du textile indien, qui s’est rendu compte en passant aux ampoules LED pour faire des économies d’énergie, que les usines équipées par ces ampoules avaient une meilleure productivité car la température y était moindre ! Chaque degré en moins égalait une hausse de 3% de productivité…
La productivité est un coût caché de la chaleur. Elle nous affaiblit intellectuellement, physiquement. Au-delà des entreprises, elle a un impact direct sur les PIB des pays. Or le réchauffement climatique va peser en priorité sur les pays déjà fragiles économiquement. C’est bien de cela qu’il s’agit et qu’il faut anticiper.
Article édité par Matthieu Amaré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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