L’affirmation de soi n’est pas la solution aux inégalités de genre
17 mai 2022
6min
US-based freelance journalist.
La somme de conseils adressés aux femmes sur l’art de s’en sortir dans un monde du travail encore inégalitaire a de quoi les assommer. Un jour on leur demande de s’affirmer, le lendemain de ne pas trop chercher à s’imposer… Ce flot de « bons conseils » parvient surtout à leur donner le tournis. Des livres et articles sont consacrés au sujet, les femmes placées sous le feu des projecteurs dans une tentative de décryptage des discriminations qu’elles subissent. Et malgré toute cette attention qui leur est portée, les écarts de salaire subsistent et ce sont encore souvent elles qui gèrent les questions de garde des enfants ou s’occupent de remplir le frigo. Rosalind Gill, sociologue, et Shani Orgad, enseignante à la London School of Economics and Political Science, viennent de publier Confidence Culture (2021, Ed. Duke University Press Books, anglais), dans lequel elles s’en prennent au « culte » de la confiance en soi, à savoir cette injonction faite aux femmes de s’affirmer au travail si elles veulent que les choses bougent.
Pour faire carrière, les femmes doivent avoir davantage confiance en elles : si l’idée ne vient pas de Sheryl Sandberg (la numéro 2 de Facebook), son livre En avant toutes, sorti en 2013 sous le titre Lean in, a largement contribué à la populariser. Préfacé par Christine Lagarde, l’ouvrage s’est vendu à plus de quatre millions d’exemplaires à travers le monde – et il s’en vend aujourd’hui encore environ 12 000 par mois. Il a résonné comme un appel aux armes à destination des salariées, les invitant à ne plus réprimer leurs ambitions, à affirmer « Moi aussi je veux ! » et à prendre place parmi les hommes. Sheryl Sandberg reconnaît la présence d’obstacles plus ou moins institutionnalisés, mais incite les femmes à passer elles-mêmes à l’action.
Elle conclut son livre ainsi : « Nous nous mettons nous-mêmes des freins, de façon évidente ou invisible, en ne nous manifestant pas, en nous retirant quand nous devrions nous imposer. Nous faisons nôtres les messages qui nous sont envoyés depuis toujours : qu’il ne faut pas s’exprimer haut et fort, se montrer agressive ou plus puissante qu’un homme. Nous revoyons nous-mêmes à la baisse nos propres aspirations. » (traduction libre, ndlr). Un postulat grisant, à la lecture duquel les femmes ont espéré qu’il leur suffirait de poser un pied dans l’arène et de se montrer sûres d’elles pour atteindre leurs objectifs.
Épuisées ou… épuisées ?
De nombreuses femmes s’épuisent à force de vouloir répondre à ce que la société attend (toujours) d’elles, tout en jouant des coudes pour passer devant les garçons côté ambition. Les enquêtes le montrent : les femmes sont de plus en plus stressées par le travail. Une enquête Ifop de 2021 montre que les Françaises sont davantage sous stress que les hommes. Le constat est le même aux États-Unis où 34 % d’entre elles se sentent en burnout, contre 26 % des hommes.
Les études montrent également que les inégalités inhérentes au monde du travail, comme les écarts de salaire et les obligations liées aux enfants, pèsent plus lourd sur les femmes et leur niveau de stress. L’an dernier, 50 % des femmes et 43 % des hommes interrogés outre-Atlantique par l’American Psychological Association ont déclaré que percevoir un salaire plus juste pourrait assainir le rapport psychologique à leur travail. « L’importance de la question du salaire n’est pas surprenante, étant donné qu’il y a moins de satisfaction chez les femmes que chez les hommes sur la compensation financière reçue pour le travail fourni (65 % contre 74 %) » peut-on lire dans le compte rendu de l’étude. Les salariées ont par ailleurs été 47 % à dire que davantage de flexibilité de la part des entreprises serait un vrai plus au quotidien, contre 36 % chez leurs homologues masculins.
La faute rejetée sur les femmes
En déplaçant le poids des responsabilités ailleurs que sur leurs épaules, Confidence Culture se place du côté des professionnelles en burnout. « Dire aux femmes qu’il faut s’imposer davantage dans leur environnement professionnel, c’est les pousser à “internaliser la révolution” (c’est d’ailleurs le titre du premier chapitre de notre livre) et donc à porter seules le projet politique qu’est l’égalité des genres au travail ! Comme si le problème et les solutions étaient du ressort de l’individu, à un niveau personnel et psychologique », écrivent les deux universitaires britanniques Rosalind Gill et Shani Orgad.
« La manière dont l’affirmation de soi est présentée comme la solution au problème nous dérange fortement, tout comme le fait de placer l’inégalité et l’injustice à un niveau individuel. Dans une telle logique, l’inégalité entre les genres n’est plus le fruit d’injustices structurelles et institutionnalisées, mais celui de “défaillances” supposées du côté des femmes. »
Dans Confidence Culture, les autrices expliquent combien il est délétère de blâmer les femmes en matière d’inégalités et d’estimer que la solution doit aussi venir d’elles. Rosalind Gill et Shani Orgad ne reviennent pas sur l’ensemble des injustices structurelles que rencontrent les femmes, notamment au travail, pas plus qu’elles ne proposent de piste pour les remettre en cause. Les autrices s’attellent davantage à déconstruire le discours introduit dans la culture mainstream autour de la confiance en soi, visant un public prioritairement féminin. Par exemple, les universitaires décortiquent la posture de la chanteuse Lizzo, chantre pop de l’amour de soi.
Passer le relais aux entreprises
Si l’on décharge un tant soit peu les femmes de la question des inégalités qu’elles subissent, qui doit prendre le relais ? Melanie Ho, consultante en organisation et autrice de Beyond Leaning In (que l’on pourrait traduire par « S’imposer, et après ? », ndlr) et basée à Washington, prévient : si elles comptent lever les barrières à l’égalité femmes/hommes au travail, les entreprises doivent s’emparer du sujet, comme elles le font avec n’importe quel autre problème qu’elles rencontrent. « Pour moi c’est la même chose que le fait de regarder les chiffres pour voir si tout va bien : on passe en revue un certain nombre de données opérationnelles et d’indicateurs, on scrute tout pour savoir si rien n’a impacté la performance commerciale ou les campagnes de communication. Appliquer cette même rigueur à la diversité, à l’égalité et à l’inclusion dans l’entreprise passe par autre chose que de vérifier s’il y a bien une femme au comité de direction. Il faudrait regarder aux différents niveaux hiérarchiques, par type de métier dans l’organisation, voir les recrutements en cours et envisagés, les taux de rétention et d’engagement. Il y aurait même un paquet d’autres indicateurs à suivre, et de façon régulière. »
Melanie Ho a écrit son livre à la manière d’un roman, avec des personnages dont les parcours illustrent les obstacles que rencontrent les femmes au travail. Un dossier en or arrive sur le bureau de la direction ? On le confie à un homme, car la salariée de loin la plus compétente pour le gérer travaille à temps partiel. On lui a accordé un 80 % quand son homologue est à temps complet. La pandémie et le passage à un mode de travail hybride pourraient aggraver ce type de réflexes discriminatoires. « S’il n’y a personne pour y prêter attention et que le télétravail n’a pas cours parmi le top management, vous pouvez être sûr que ce type de réaction continuera d’affecter les salariéˑe·s qui sont en télétravail une partie du temps », alerte l’autrice.
Réglementer : la bonne solution ?
Certains pays ont choisi de passer des mesures pour essayer de lutter contre les discriminations de genre et offrir les mêmes opportunités aux salariéˑe·s. Citons par exemple le généreux congé paternité dans les pays scandinaves, l’accord sur l’égalité professionnelle signé par certaines entreprises françaises, l’obligation pour les entreprises britanniques de rendre publics les écarts de salaires au sein de leurs effectifs ou encore l’interdiction, dans certains États américains comme la Californie, le Connecticut ou le Massachusetts, de demander aux candidat⋅e·s leur ancien salaire, pour ne pas entretenir l’injustice salariale d’un poste à l’autre.
Depuis New York, où elle vit actuellement, la journaliste et autrice Josie Cox s’est penchée sur la question des femmes, de l’argent et du pouvoir pour la rédaction de son premier livre. Son constat est sans appel : rien ne se fera sans une réglementation bien plus contraignante qu’elle ne l’est actuellement. Qui pour vérifier les fausses déclarations des entreprises sur les salaires ? Et quid des comités de direction dans lesquels les femmes présentes n’occupent pas des fonctions de direction ou alors sont seulement aux RH ? Si le rôle de ces salariées demeure crucial, il ne s’accompagne généralement pas d’un vrai pouvoir d’action sur la culture et la politique d’entreprise. Les sanctions, l’obligation de transparence, l’arrêt des subventions ou des exonérations fiscales peuvent être des leviers à activer plus fortement pour contraindre les acteurs économiques à l’égalité femmes/hommes, estime Josie Cox. « L’idée qu’il revient aux femmes de s’imposer et cette culture de la confiance en soi ne constituent pas une réponse au problème. Cela trahit au contraire une certaine paresse dans l’approche du sujet. L’égalité entre femmes et hommes et l’égalité des chances sont des sujets qu’il faudrait commencer à prendre plus au sérieux. »
Faire front ensemble
L’autre manière de faire bouger les choses au niveau social est d’entreprendre des actions collectives, estime Kim Kelly, qui vient de signer un livre (Fight Like Hell, non traduit, ndlr) sur les grandes et petites victoires méconnues des femmes et des minorités dans le mouvement syndical américain. « Les syndicats professionnels et les organisations de lutte pour le droit des travailleurs ont toujours été des moteurs de progrès en matière d’égalité et d’équité. De manière générale, renforcer et actualiser le droit du travail afin de protéger les plus vulnérables permettrait de lever certains des (nombreux) obstacles auxquels les femmes et les personnes non-binaires font régulièrement face dans le monde du travail. »
Plutôt que de se tourner vers des livres de développement personnel tel que celui de Sheryl Sandberg, les femmes ont tout intérêt à se serrer les coudes entre elles, à l’image des salariéˑes de chez Amazon ou Starbucks, d’entreprises de la tech ou des indépendants payés à la tâche, pour espérer changer les choses : « Ensemble, on est plus fortes. Les gens peuvent toujours aller dans le sens de l’endoctrinement capitaliste autour des mérites supposés d’être badass pour une femme : rien ne peut changer le cours de l’histoire – ni la réalité des faits », appuie Kim Kelly.
Article traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
Article édité par Etienne Brichet
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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