Culture du consensus : décider à plusieurs, décider dans l'erreur ?
12 oct. 2022
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Photographe chez Welcome to the Jungle
On a beau se focaliser sur les individus - le manager qui fait grandir ses collaborateurs, le responsable RH dénicheur de talents… -, la plupart des prises de décision RH au sein des organisations reposent sur un travail d’équipe. Mais la culture du consensus est-elle forcément louable en entreprise ? Notre experte du Lab Laetitia Vitaud nous explique combien, loin d’être un gage d’objectivité et de fiabilité, elle peut venir en réalité pénaliser votre structure et vos équipes.
Du sourcing à la négociation des contrats, on décide bien souvent à plusieurs lors d’un recrutement, comme pour toute décision de ressources humaines. Dans l’idéal, cette diversité de personnes concernées contribue à améliorer la qualité des choix faits, en valorisant la richesse collective. Le consensus (accord, en latin) présente, en effet, beaucoup d’avantages, comme dégager un accord sans forcément procéder à un vote formel ou éviter de faire apparaître les objections et les abstentions. Bref, il est confortable et rassurant, mais n’offre cependant pas toujours le meilleur résultat.
Tou·tes les expert·es de la prise de décision collective sont unanimes : ce n’est pas parce qu’on réfléchit, agit et acte à plusieurs qu’on est forcément plus rationnels (cela se saurait) ! Les comportements moutonniers et les bulles spéculatives n’existeraient pas. Parfois, l’approche par consensus amplifie, au contraire, les biais et « bruits » existants. Voici notamment 3 phénomènes qui compromettent régulièrement vos décisions RH, avec nos quelques suggestions de pistes d’action pour les contrecarrer.
Le phénomène de « cascade » : quand la première personne qui s’exprime donne le « la »
En matière de recrutement, on pourrait penser que les délibérations collectives à propos des candidat·es permettent de mettre plusieurs individus à (égale) contribution. En réalité, on est fortement influencé par la première personne qui exprime un jugement. Par manque d’opinion bien arrêtée ou par flemme, la tendance sera de se laisser porter par les opinions tranchées des personnes qui ont déjà pris la parole et/ou dont on a lu le rapport. Le phénomène de « cascade » se produit autant à l’oral (en réunion notamment) qu’à l’écrit, en asynchrone.
Je l’ai observé à de nombreuses reprises dans ma vie d’enseignante. Quand je faisais partie de l’équipe d’une classe préparatoire, nous évaluions chaque année les dossiers de candidature de nos futurs élèves. Bien sûr, il y avait une liste de critères objectifs, mais en réalité peu de choses sont clairement « objectives ». Les personnes consciencieuses qui font la première évaluation d’un dossier ont toujours une influence disproportionnée sur les évaluations suivantes. On estime que la première personne a fait un travail d’observation minutieux digne de confiance. Ou sa propre attention se retrouve focalisée sur les détails mis en lumière par le premier examinateur.
« Les personnes consciencieuses qui font la première évaluation d’un dossier ont toujours une influence disproportionnée sur les évaluations suivantes. »
Dans leur ouvrage Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter (Odile Jacob, 2021), Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein illustrent le phénomène de cascade par une décision de recrutement prise lors d’une réunion. Alors qu’il s’agit d’évaluer collectivement plusieurs candidatures, une première personne exprime un avis. La seconde fait confiance au jugement de la première et abonde dans son sens. La troisième n’est pas vraiment d’accord mais se dit que si les deux premières sont du même avis, c’est sûrement parce qu’elles ont des informations qu’elle n’a pas, et elle se range du coup derrière leur avis. Voilà une « cascade » en action et une décision faussement collective…
Effet de halo, pouvoir et fossé de l’autorité : quand on privilégie l’avis de certaines personnes au mépris d’autres
Nous ne sommes pas égaux au sein du groupe. Certaines personnes sont plus influentes que d’autres pour des raisons extérieures à leur expertise et/ou leurs compétences. Certains individus sont écoutés avec une attention plus soutenue, et leur avis compte double (voire triple). Parfois, on voudrait tellement se faire bien voir d’eux / elles qu’on se range « naturellement » à leur avis. Résultat, une réunion où l’on fait mine de solliciter des contributions plurielles peut se transformer en spectacle où une minorité fait son show et les autres… suivent.
On peut citer 3 effets qui rendent disproportionnée l’influence de certaines personnes sur les décisions collectives :
- L’effet de halo : bien connu quand il s’agit de recruter des candidat·es. Il joue aussi en interne dans l’équipe. C’est un biais cognitif qui nous fait accorder de l’importance à certaines caractéristiques physiques (chez un homme, une voix grave et des tempes grisonnantes par exemple) et supposer qu’elles s’accompagnent d’autres qualités qui n’ont rien à voir (ou des défauts dans le cas du halo négatif). Par exemple, on peut percevoir comme plus intelligent·e une personne qu’on estime belle.
- Le pouvoir : il agit comme un formidable porte-voix. Eh oui, ce n’est pas très surprenant : on écoute les chef·fes avec plus d’attention que les sous-fifres, quelle que soit la qualité des idées des un·es et des autres. L’existence d’une subordination crée une asymétrie de l’attention. De plus, les personnes en haut de la hiérarchie ont tendance à moins écouter et à parler davantage (encore plus quand ils/elles développent un syndrome d’hubris). Ce qui ressemble à un consensus peut donc tout à fait n’être que l’avis d’un·e chef·fe.
- Le fossé de l’autorité : bien documenté par l’autrice Mary-Ann Sieghart, fait qu’on accorde plus volontiers de l’autorité aux hommes qu’aux femmes. D’après ses travaux, ces derniers accaparent en moyenne plus de temps de parole dans presque tous les milieux professionnels. Hommes et femmes accordent plus de crédit aux représentants de la gente masculine. Pire, on perçoit l’intelligence différemment en fonction du genre de la personne.
Le consensus « mou » : quand le groupe fait taire les profils et idées les plus créatifs
Le conflit met mal à l’aise. Pour générer un consensus, souvent, il n’y a rien de mieux que d’éviter ce qui fâche. Pour ce faire, les concepts flous, les « valeurs » qui plaisent à tous et les profils « moyens » sont impeccables. Certes, personne n’est parfaitement convaincu, mais cela évite le conflit. La pression du groupe vous pousse à aller plutôt vers une médiocrité rassurante. Les individus s’autocensurent dans l’expression de leurs idées les plus originales. Un phénomène qui s’incarne dans le syndrome du grand coquelicot (quand on « coupe » les têtes qui dépassent).
« La pression du groupe vous pousse à aller plutôt vers une médiocrité rassurante. »
Défendre une position originale et inhabituelle devant un groupe - par exemple proposer au recrutement un profil qui n’a pas la gueule de l’emploi -, cela risque de vous mettre dans la position inconfortable d’être en contradiction avec la majorité. On parle de « normes » ou « standards » de groupe à propos du fait que les membres d’un même groupe révèlent une curieuse uniformité d’opinions et de comportements. C’est le résultat des influences prépondérantes que certaines personnes exercent sur les autres (mais encore du fait que l’on recrute des gens qui nous ressemblent !)
Étonnamment, les normes de groupe peuvent aussi produire une radicalisation du groupe, c’est-à-dire une poussée vers un extrême plutôt que vers le milieu. Le phénomène de « polarisation de groupe » (quand la majorité se range à une opinion extrême) est bien documenté en psychologie sociale depuis les années 1960, quand toute une génération de psychologues et sociologues a cherché à comprendre les mécanismes psychologiques qui permettent une dictature comme celle qu’a connue l’Allemagne nazie.
Comment éviter ces phénomènes ?
Quand toutes les opinions convergent, c’est probablement qu’il y a eu perte d’information et autocensure. Comme le dit Olivier Sibony, « le rôle d’un leader est d’animer son équipe pour orchestrer la contradiction, orchestrer le débat, l’émergence des idées et des arguments en faveur de différentes options, et en fonction de ça, tranchons ».
Pour mettre à contribution plusieurs personnes sans qu’elles soient influencées par le jugement les unes des autres, il est essentiel de structurer un processus qui assure leur indépendance. En matière d’évaluations individuelles de candidats, parfois, masquer l’information ne suffit pas : s’il est encore possible de changer son évaluation après avoir eu vent de celles des autres, l’indépendance n’est toujours pas de mise. Il est préférable que ces évaluations individuelles se fassent sans l’information des autres et qu’elles ne puissent plus être modifiées par la suite (notamment dans les logiciels qui les collectent).
Il n’y aura pas forcément de consensus naturel, mais au moins, on sera sûr d’avoir à la première étape une diversité de points de vue exprimés. Après, toute décision, même prise unilatéralement, sera informée et enrichie par des arguments et points de vue pluriels…
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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