Comment la surconsommation nuit (aussi) au monde du travail

21 avr. 2021

8min

Comment la surconsommation nuit (aussi) au monde du travail
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Les intérêts des consommateurs / consommatrices que nous sommes sont-ils devenus incompatibles avec ceux des travailleurs / travailleuses ? Jamais n’avons-nous vu nos moindres désirs satisfaits avant autant de rapidité et d’efficacité : en un clic, les internautes peuvent commander tout ce qu’ils / elles veulent et être livré·e·s en 24 heures. Habitué·e·s par les géants du numérique à une expérience parfaite, à l’abondance, l’hyper-personnalisation des produits et services qu’ils / elles consomment, ces internautes en oublient qu’il y a derrière tout cela des « petites mains » de plus en plus souvent précaires.

« Le consommateur, devenu roi, impose aux entreprises de se réorganiser pour devenir plus agiles, et ce au détriment des travailleurs ». Tout se passe comme si notre course effrénée vers « toujours plus » menait inéluctablement vers des inégalités plus fortes, un gaspillage des ressources ou plus de pollution. La période de pandémie que nous vivons révèle à quel point le passage de l’économie de masse du XXe siècle à l’économie « à la demande » du XXIe a accentué une schizophrénie croissante entre travailleurs et consommateurs.

À la tête de la World Employment Confederation, Denis Pennel défriche depuis des années les enjeux liés aux transformations du travail, de l’emploi et de la consommation. Le paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur (Editions du Panthéon, 2020) est loin d’être son premier livre sur le sujet du travail. En 2017, dans Travail, la soif de liberté, il exprimait une vision optimiste de l’émancipation du travail d’aujourd’hui sous l’influence des « start-uppers, coworkers et autres slashers en train de réinventer le travail » : « Après l’esclavage, le servage, l’artisanat et le salariat, le travail entre dans un nouvel âge » écrivait-il alors.

Dans un article « must-read » consacré à son précédent livre, je soulignais le caractère libérateur de la (relative) désagrégation du lien de subordination en mettant en exergue cette citation : « le lien de subordination fait d’obéissance et de contrôles est devenu contre-productif et tend de plus en plus à être remplacé par du management collaboratif, où l’autonomie et la responsabilisation prévalent. »

Quelques années après, la vision de l’auteur est plus circonspecte sur les évolutions en cours. Sans nier les opportunités d’émancipation que recèlent les transformations en cours, Pennel insiste davantage sur la nécessité d’un nouveau contrat social, de changements de notre consommation, et de nouvelles règles pour combattre la marchandisation croissante du travail. « La crise du Covid-19 a exacerbé le fait que notre dogme productiviste, fondé sur quatre logiques — extraire, produire, consommer, jeter — ne pouvait plus durer. »

Pour mieux comprendre les liens conflictuels qui existent désormais entre le travail et la consommation dans notre économie « à la demande », et prendre du recul sur le changement nécessaire pour rendre notre monde du travail plus inclusif, équitable et durable, ce livre offre une synthèse efficace des réflexions en la matière.

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« Si le futur risque bien de ressembler au passé, ce n’est pas en essayant de colmater notre système actuel que l’on arrivera à inventer des solutions à la hauteur des défis posés par cette nouvelle révolution industrielle. »

Éclatement de l’entreprise et renouveau de l’artisanat

L’avènement du « ici et maintenant » de l’économie à la demande a eu pour conséquence le développement rapide d’emplois de services de plus en plus précaires. Le développement des plateformes de livraison de repas à la demande, par exemple, a donné naissance à une nouvelle classe de livreurs à vélo qui ne travaillent parfois que quelques heures par semaine.

Plus généralement, les emplois de ce que l’on appelle la « logistique du dernier kilomètre » se sont multipliés au-delà de ce que l’on pouvait imaginer il y a encore quelques années. Puisque l’on achète de plus en plus souvent en ligne, il faut préparer les commandes et les livrer, et cela concerne un nombre croissant de travailleurs / travailleuses, qui ont souvent le statut d’indépendant·e·s, mais dont les conditions de travail ne sont parfois pas sans rappeler l’aliénation industrielle d’antan.

« Les transformations du concept de subordination traduisent ainsi les nouvelles contraintes, opportunités et exigences du travail en réseau. Elles débouchent sur une nouvelle exigence : la disponibilité, qui s’applique à des situations de travail de plus en plus nombreuses. »

La transformation des modèles de la consommation a des conséquences profondes sur celles de l’emploi. Le service clé en main, la multiplication de la consommation par abonnement, le remplacement progressif de la propriété par l’usage, et l’importance croissante accordée à l’expérience client stimulent la création de nouveaux emplois dans les services de proximité. Une bonne expérience client, c’est intensif en travail ! Mais ces emplois sont moins valorisés et plus précaires que les emplois ouvriers des générations précédentes.

Pour une minorité de travailleurs / travailleuses, la fin de la production de masse s’accompagne d’une opportunité d’adopter les valeurs du travail artisanal (autonomie et créativité, par exemple). Ces néoartisans ne se limitent à l’artisanat au sens strict (ébénistes, plombiers, ou tapissiers) : ce sont aussi toutes ces personnes qui s’emparent des possibilités d’internet pour réinventer leur travail : « la solution la plus facile, évidente et naturelle et de monétiser un centre d’intérêt pour lequel on dispose d’une expertise pointue. Quoi de plus facile et excitant que d’arriver à faire de sa passion son travail ? »

La montée du néo-artisanat n’est pas le seul phénomène remarquable du nouveau monde du travail. Depuis le début de la révolution numérique, les frontières entre l’interne et l’externe se brouillent de plus en plus dans les organisations. Le nombre de prestataires, consultant·e·s, freelances augmente par rapport à celui des salarié·e·s lié·e·s à l’entreprise par un lien direct de subordination. Les départements des ressources humaines, concentrés exclusivement sur les salarié·e·s ne voient pas toujours à quel point leur entreprise est de plus en plus « éclatée ». La montée du télétravail a pour effet d’accélérer ce phénomène d’éclatement.

Pour Denis Pennel, le travail devient de plus en plus protéiforme, liquide et hybride. La multiactivité se banalise. Les tiers employeurs deviennent plus courants et le salariat traditionnel se réduit peu à peu comme peau de chagrin. « Avec le recul, la généralisation du salariat apparaîtra sans doute comme une parenthèse historique dans la longue succession des formes de travail dominantes qui a commencé par l’esclavage il y a plus de 2000 ans, qui s’est poursuivi avec le servage, marquant un progrès — relatif — en termes de liberté et de protection, puis avec le travail indépendant qui s’est imposé parmi les paysans et les artisans de la période préindustrielle. Ce n’est donc qu’au XXe siècle que le salariat est devenu la norme, en se généralisant à une grande majorité de la population active. »

L’entreprise se consumérise et l’économie à la demande transforme toute la société

Ce n’est pas pour rien que les critiques de l’économie à la demande l’accusent de marquer un retour au « capitalisme sauvage du XIXe siècle ». Les emplois en croissance sont en majorité des contrats courts ou du travail indépendant, c’est-à-dire des formes d’emploi où la protection sociale ne ressemble pas à ce qu’elle était dans le salariat du XXe siècle. Pennel souligne que les entreprises, plongées dans une imprévisibilité croissante, recourent de plus en plus à du travail flexible. De plus en plus, « on jette les salariés comme des Kleenex ! ».

L’essor des plateformes numériques génère une croissance forte de formes de travail que l’auteur juge plus « déshumanisantes », soit parce que le « patron » est un algorithme, soit parce que ces travailleurs / travailleuses sont invisibilisé·e·s par l’interface numérique, privé·e·s de la possibilité de nouer des liens avec des « collègues ». Les utilisateurs / utilisatrices n’ont parfois pas conscience de la quantité de travail que représente la satisfaction de leurs besoins « en un clic ». On pense à tort que puisque c’est numérique, c’est automatisé ! Or, il y a « des millions de petites mains, qui assurent dans l’arrière-boutique des services en ligne et autres applications, parfois en dehors de toute réglementation et de tout contrôle de leurs conditions de travail. »

Verra-t-on le grand retour du travail à la tâche, payé à la pièce, si courant au XIXe siècle ? La résurgence d’une classe de travailleurs / travailleuses exploité·e·s et avec peu de droits semble être le pendant de la montée de l’économie à la demande, avec cette spécificité du XXIe siècle : « Ces mêmes travailleurs qui demain seront à leur tour les clients exigeants et intraitables, prenant leur revanche sur l’exploitation de la veille… Un cercle vicieux et schizophrénique pour nombre d’entre nous. »

Ce n’est pas seulement le lien entre les travailleurs / travailleuses et les entreprises qui se transforme sous l’effet de la révolution numérique, c’est aussi l’entreprise elle-même qui tend à se « consumériser ». Les salarié·e·s, même dans une situation stable, se comportent souvent comme des « consommateurs / consommatrices » d’emplois. C’est d’ailleurs pour cela que les codes du marketing ont envahi le monde des ressources humaines (c’est la raison pour laquelle on parle de « marque employeur »).

Enfin, c’est selon lui toute la vie en société qui se « tribalise » de plus en plus : « notre vie citoyenne se réduirait à une juxtaposition de tribus, en guerre les unes avec les autres, s’ignorant mutuellement dans le meilleur des cas mais pouvant aller jusqu’à se haïr (…) Fini l’esprit collectif, la primauté de l’intérêt général. » C’est ainsi que disparaît la culture de masse : « l’objectif n’est plus de rassembler mais de mettre en exergue les différences. »

Frugalité, consommation responsable et contrat social : les remèdes pour réhumaniser le capitalisme

À la lecture de tous les maux qui accompagnent la montée en puissance de l’économie à la demande, on pourrait se sentir bien impuissant·e. Pourtant, de plus en plus d’individus font de leur consommation un outil d’activisme. La frugalité est en vogue (comme l’illustre la popularité de Marie Kondo !). On cherche à tisser des liens par sa consommation : avec la communauté (les petits commerces), avec les agriculteurs / agricultrices du coin en consommant « local »…

On comprend qu’on peut être plus « responsable » grâce à ses choix de consommation : lutter contre le gaspillage, réduire la quantité de déchets qui se retrouveront dans la nature, assurer aux producteurs des conditions d’échange décentes (fair trade), éviter l’utilisation d’herbicides ou d’insecticides (bio), etc. « Ce serait une sorte de nouvelle frugalité qui s’imposerait naturellement, où l’importance des liens humains se substituerait à l’achat des biens. » « Pour réussir, l’économie de la frugalité doit fonctionner de manière collaborative. »

À bien des égards, la crise du Covid a questionné davantage nos habitudes de consommation et nos aspirations. Elle nous a forcé·e·s à ralentir, à renoncer au superflu, « à prendre conscience des choses essentielles par rapport à celles futiles. » L’auteur semble optimiste sur le fait qu’il en restera des traces même au-delà de la pandémie.

« C’est une forme d’écologie humaine au travail qu’il faut initier : tout comme l’écologie de la nature doit entendre le cri de la planète, celle du travail doit écouter le cri des hommes ! Meilleur respect du collaborateur, gestion responsable des ressources humaines, empathie bienveillante, management équitable et collaboratif, adaptation des conditions de travail aux choix et contraintes de chacun, mise en place d’une économie circulaire des travailleurs… »

Il appelle de ses vœux le développement d’une « écologie humaine au travail » sur le modèle de l’écologie de la nature. Celle-ci repose sur trois dimensions : des conditions de travail décentes (avec un niveau suffisant de sécurité / santé), une vision du sens donné à son travail (la mission de l’entreprise et le rôle de l’individu), la maîtrise du contenu de son travail (de son temps, en particulier).

Enfin, l’un des remèdes les plus fondamentaux consiste en la réinvention de notre contrat social. « Comment réduire l’instabilité des emplois et la stagnation des salaires réels dans les pays développés ? Comment garantir un seuil minimal de protection sociale aux individus, malgré la diversification des formes d’emploi ? » La France a longtemps eu un modèle social fortement redistributif qui a permis le financement de bons services publics et plus d’égalité. La mauvaise gestion de la crise du Covid et la montée des inégalités semblent remettre en question l’efficacité de notre modèle.

Dans un contexte d’éclatement, l’enjeu sera de réinventer le contrat social en recentrant la protection des risques sur l’individu, sans tenir compte de son statut professionnel. « Afin d’adapter le monde du travail à la réalité économique et sociale du XXIe siècle, il est donc nécessaire d’évoluer vers un système de protection sociale lié à la personne (et non plus à l’employeur), à travers la systématisation des comptes individuels de protection, regroupant tous les avantages sociaux dont bénéficie chaque citoyen (sécurité sociale, retraite, droit à la formation, allocations chômage…) »

Pour Denis Pennel, une chose est sûre, nous ne parviendrons pas à réhumaniser le capitalisme sans une meilleure distribution des richesses et un plus grand respect de la planète. C’est grâce à notre consommation et notre travail que nous pourrons œuvrer dans ce sens !

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