“Le deuxième corps” : enquête sur les souffrances silencieuses des femmes au travail

11 déc. 2023

6min

“Le deuxième corps” : enquête sur les souffrances silencieuses des femmes au travail
auteur.e
Gabrielle Trottmann

Journaliste Indépendante

Le monde du travail s’est peu adapté aux corps et aux vies des femmes. Généticienne, ergonome et professeure émérite à l’université du Québec, Karen Messing observe de longue date ces inégalités invisibles. Dans “Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité” (Ed. Ecosociété, 2021), finaliste du prix « Penser le travail », elle livre des clés pour rendre nos emplois plus sûrs et plus égalitaires.

Le titre de votre livre, “Le deuxième corps”, fait référence au “Deuxième sexe” de Simone de Beauvoir, paru en 1949. Comment le monde du travail relègue-t-il encore les femmes au second rang en 2023 ?

Le monde du travail a été pensé pour les hommes, à une époque où ils y étaient largement majoritaires, avec des outils qui ne sont pas adaptés à la taille, les proportions, la physiologie et la musculature des femmes. Cela entretient des inégalités structurelles sur le marché de l’emploi. Pour ne citer qu’un seul exemple, en 2022, au Québec, seuls 3,65% des emplois dans la construction étaient occupés par des femmes !

Pouvez-vous citer quelques différences entre les hommes et les femmes et expliquer pourquoi est-ce qu’il faut les prendre en compte ?

De manière générale, les femmes sont légèrement plus petites (d’environ 7% en moyenne), et peuvent moins soulever des charges lourdes d’un coup que les hommes, à la fois à cause des différences génétiques et d’un manque de pratique. Cela ne veut pas dire qu’elles sont moins capables ! Statistiquement, elles semblent mieux supporter les efforts sur une longue durée. C’est un peu le même type de différence qu’entre les sprinters et les coureurs de fond. Il y a aussi les douleurs menstruelles, la possibilité de tomber enceinte, des réactions différentes aux produits toxiques et au bruit…

Le problème, c’est que le manque d’adaptation du monde du travail nuit à la santé. Dans une usine de fabrication de moteurs où mon équipe de recherche est intervenue, les femmes se plaignaient de douleurs à l’épaule. En les observant, notre étudiante s’est rendu compte que les clés anglaises qu’elles utilisaient étaient trop longues par rapport à la taille et la force de leurs bras : il a suffi de leur en donner une plus courte pour les soulager et pour qu’elles travaillent plus vite que leurs collègues masculins !

Vous évoquez aussi l’absence de prise en compte des contraintes familiales. Qu’en est-il exactement ?

Le monde du travail tient peu compte de la vie privée, alors que les femmes consacrent encore davantage de temps aux activités parentales et domestiques.
Les standardistes et les caissières dont les horaires changent chaque semaine doivent déployer des prouesses pour concilier la garde des enfants, les rendez-vous médicaux, les activités sportives, etc., sans parler des heures de sommeil et de la préparation des repas.

Dans certaines entreprises de nettoyage et de transports, des femmes choisissent le quart dont personne ne veut, de 23h à 7h, parce qu’elles ont besoin de stabilité. Et ce, avec un coût évident pour leur santé.

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« J’ai visité des chaînes de montage, où plusieurs femmes finissaient avec des douleurs articulaires. Mais quand elles demandaient une compensation économique, celle-ci leur était souvent refusée. » - Karen Messing, généticienne et ergonome.

Vous vous êtes particulièrement intéressée aux ouvrières, aux agents de nettoyage, aux hôtesses d’accueil, aux caissières… Quels sont les risques auxquels ces travailleuses sont exposées, et pourquoi sont-ils sous-estimés ?

La répartition du travail est encore très genrée : les hommes manipulent plus souvent les grosses machines et soulèvent les charges les plus lourdes. Les femmes accomplissent des tâches qui nécessitent de faire une série de petits gestes, très rapidement, parfois, dans des positions très inconfortables : elles se penchent pour récurer les cuvettes des toilettes, pour vider des sacs poubelles… C’est moins spectaculaire que lorsqu’un ouvrier se blesse sur un chantier. Mais sur le long terme, ces activités font mal au dos, aux mains, aux articulations et causent des troubles musculo-squelettiques.

Au Québec, les caissières rapportent des maux de dos et de jambes, associés au fait de rester longtemps debout sans bouger. J’ai visité des chaînes de montage, où plusieurs femmes finissaient avec des douleurs articulaires. Mais quand elles demandaient une compensation économique, celle-ci leur était souvent refusée, car on attribuait à tort leurs douleurs aux tâches domestiques ou à la ménopause.
Au travail, les souffrances des femmes sont invisibilisées. Les statistiques devraient pourtant nous alerter. En France par exemple, si les hommes subissent toujours plus d’accidents du travail, leur fréquence a diminué entre 2001 et 2019, tandis qu’elle augmente chez les femmes, selon l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact).

En tant que rédactrice de 28 ans, je me sens préservée : je passe ma vie derrière un écran d’ordinateur. Est-ce qu’il y a certains risques que j’ignore et auxquels je suis davantage exposée qu’un homme de mon âge qui fait le même travail ?

Je ne connais pas bien votre métier : j’interviens principalement à la demande des syndicats, dans les secteurs qu’ils jugent prioritaires. Et effectivement, les cols blancs prennent généralement moins de risques que les cols bleus ! Il faut tout de même veiller à ce que votre écran soit à la bonne hauteur et vous lever régulièrement pour marcher : rester assis toute la journée peut créer des problèmes de circulation sanguine. En télétravail, le matériel et l’espace ne sont pas toujours bien adaptés. Le mieux, c’est qu’un ergonome vous regarde travailler et vous fasse des suggestions. Au Québec, plusieurs employeurs de travailleuses et de travailleurs de bureau ont mis en place des programmes d’observation de ce type.

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« On a tendance à interpréter les problèmes de santé des femmes comme des conséquences de leur soi-disant “petite nature”. » - Karen Messing, généticienne et ergonome

Certaines femmes affirment qu’elles peuvent faire le même travail que les hommes, et qu’elles n’ont pas besoin d’aménagements particuliers. Et on peut comprendre cette envie d’égalité ou d’équité… Quelles sont les résistances que vous avez rencontrées, en tant que chercheuse spécialiste du genre et de la santé au travail ?

Si l’on veut faire carrière et avoir un bon salaire, il peut sembler plus stratégique de nier les différences entre les hommes et les femmes. D’autant plus que celles-ci ont souvent été exagérées, voire inventées, pour nous empêcher d’accéder aux mêmes opportunités. La question c’est : est-ce qu’on ignore nos spécificités pour ne pas prendre le risque d’être disqualifiée, ou est-ce qu’on se bat pour les faire respecter ?

Personnellement, j’aspire à ce que les femmes essaient de bâtir collectivement un climat de confiance, pour mesurer nos différences et aménager nos conditions de travail. Au final, cela peut être bénéfique pour tout le monde : par exemple, de nombreux hommes seraient certainement heureux de pouvoir aussi s’occuper de leurs enfants plus facilement.

Vous mettez en évidence un cercle vicieux : en raison du manque de connaissances sur les réalités des femmes au travail, leurs maladies professionnelles sont moins reconnues et elles touchent moins d’indemnisations, ce qui fait que la recherche s’intéresse peu à elles…

Tout à fait ! Au Canada, les femmes ont été largement exclues des dispositifs de prévention et la recherche s’intéressait peu à elles. On avait tendance à interpréter leurs problèmes de santé comme des conséquences de leur soi-disant “petite nature”. Alors les femmes en parlaient moins, demandaient moins de dédommagements, et obtenaient moins souvent gain de cause.

En 2003, la chercheuse Katherine Lippel a constaté qu’au Québec, les demandes d’indemnisation des femmes pour des troubles musculo-squelettiques étaient rejetées beaucoup plus souvent que celles des hommes, lorsqu’elles étaient portées en appel. En France, la sociologue Delphine Serre a relevé le même problème à propos des accidents du travail en général, dans une étude parue en 2021. Malgré tout, certaines choses évoluent : en France, la loi « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » du 4 août 2014 prévoit que l’évaluation des risques doit tenir compte des impacts des expositions sur chaque sexe. En 2021, une disposition similaire, bien que moins contraignante, a été adoptée au Québec.

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« Quand on a une vision d’ensemble, on peut plus facilement répartir le travail de manière à tenir compte des particularités et des talents de chacun. » - Karen Messing, généticienne et ergonome

Vous avez observé de près le fonctionnement de nombreuses entreprises. Quels sont les grands principes que vous retenez pour mieux protéger la santé et l’égalité entre les hommes et les femmes au travail ?

Les femmes doivent disposer de temps pour échanger librement entre elles. Ensuite, il faut être à l’écoute de ce qu’elles expriment, ne pas minimiser leur ressenti, et éventuellement, faire intervenir des ergonomes pour voir ce qui peut être amélioré.

Un autre principe important est de favoriser le travail en équipe. Quand on a une vision d’ensemble, on peut plus facilement répartir le travail de manière à tenir compte des particularités et des talents de chacun. Au Canada, il y a énormément de feux de forêts à cause du réchauffement climatique. Mais les femmes qui veulent devenir pompières se voient souvent objecter qu’elles manquent de force. Or, on peut avoir besoin de profils très différents dans une équipe : des gens de petite taille, qui peuvent se faufiler dans des espaces étroits, des personnes qui réfléchissent vite et de manière stratégique, qui gardent leur calme…

Comment faire avancer les choses dans une entreprise où la direction n’est pas du tout à l’écoute ?

Il faut se tourner vers les syndicats ou les autres instances de représentations du personnel, comme le comité social et économique (CSE). Tout va beaucoup mieux quand on se parle, et que l’on dépasse la honte et la culpabilité que l’on peut ressentir quand on subit des violences - même si c’est plus facile à dire qu’à faire !

Est-ce que ce n’est pas aussi la loi qui devrait mieux protéger toutes les femmes ? En France, l’étude d’impact de la réforme des retraites indique qu’elle va les pousser à prolonger leur activité plus longtemps que les hommes. Et plusieurs propositions de loi en faveur d’un congé menstruel ont été rejetées cette année, alors même que l’Espagne l’a adopté, début 2023…

Je suis davantage à l’aise pour faire des recommandations sur l’organisation des entreprises que sur la loi ! En ce qui concerne le congé menstruel en France, je trouve dommage que le rapport du Sénat qui examine la santé des femmes au travail ne relève pas que certains facteurs peuvent empirer les douleurs liés aux règles, comme le froid, les horaires irréguliers, et le fait de soulever des charges lourdes. On aurait pu se demander comment créer un environnement de travail qui préserve le plus possible de ces douleurs. Or, cette question n’est même pas abordée !


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Jean-François Hamelin pour WTTJ

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