Droit à la déconnexion : le droit à une vie après le travail
16 juil. 2019
6min
Qui n’a jamais ouvert un e-mail après 21 h chez soi, voire y a répondu pour ne pas oublier de le faire le lendemain ? À l’ère du numérique, il est possible d’avoir accès à son bureau n’importe où, n’importe quand, tant que l’on dispose d’un smartphone et d’une connexion Internet. Si cela peut nous permettre d’organiser notre temps comme nous l’entendons, attention aux dérives ! Cela peut vite s’avérer dangereux lorsque le travail s’immisce dans notre vie privée sans que l’on s’en rende compte ou que l’on puisse en décider autrement.
Le gouvernement français, qui prend ce nouveau problème au sérieux, a décidé en 2016 d’inscrire un nouveau droit dans le Code du travail : le droit à la déconnexion. Quel en est le principe ? Comment s’applique-t-il concrètement ? Tour d’horizon de ce que dit la loi et des initiatives qui émergent au sein des entreprises…
Décloisonnement entre vie professionnelle et vie privée
Les modes de travail ont évolué avec l’utilisation du numérique. Nous sommes de plus en plus connectés en dehors des heures de bureau et le temps de travail ne semble plus être encadré par des horaires fixes. Les nouvelles technologies permettent, voire encouragent, une disponibilité permanente du salarié. À la demande du ministère du Travail, un rapport a été publié en septembre 2015 sur la transformation numérique et la vie au travail. Ce document fait état de la place grandissante des nouvelles technologies dans la vie professionnelle et personnelle des salariés, et expose les avantages de l’ère numérique : gain de temps et d’autonomie, meilleure réactivité… Il en ressort également que, si les nouvelles technologies améliorent notre qualité de travail, elles détériorent au passage notre vie privée et familiale.
Les risques de l’hyperconnectivité
Marie Beaupère, psychologue du travail, met en garde contre les dérives des usages des outils numériques en entreprise.
Des risques psychosociaux
En ramenant du travail à la maison, nous pensons gagner du temps et disposer d’une certaine liberté, or ces comportements, lorsqu’ils deviennent habituels, sont chronophages et coûteux sur le plan psychique.
Les nouvelles technologies impliquent en effet une surcharge cognitive permanente qui entraîne un état de fatigue mentale, physique et un stress important dû au trop grand nombre d’informations à traiter. Cela favorise l’épuisement professionnel, qu’on appelle aussi burn-out. Ce terme est justement apparu avec la brusque évolution de l’environnement de travail due aux nouvelles technologies. Alors qu’il y a encore peu d’années nous voulions avoir accès à plus d’information, désormais nous devons apprendre à gérer le trop-plein d’information.
Des troubles du sommeil
L’hyperconnectivité peut également impacter le sommeil. Souvent, en sortant du bureau, nous voyons nos amis, notre famille, nous assumons les tâches domestiques… Mais si en rentrant nous nous reconnectons au monde du travail via notre smartphone ou notre ordinateur portable, notre cerveau est de nouveau sollicité. Il enregiste alors un pic d’activité qui provoque une excitation, souvent responsable de troubles de l’endormissement. « On ne peut pas se préparer correctement au rythme du sommeil si l’on est en hyperactivité et en hypervigilance », explique Marie Beaupère.
Un danger d’addiction
Pour la psychologue, lorsque nous ramenons du travail à la maison, une certaine accoutumance se crée.
Tout commence par un fort niveau de stress. Il apparaît lorsque l’on est face à un niveau d’exigence élevé mais que l’on dispose de moyens insuffisants pour y répondre. Parfois, ce sont les objectifs fixés par les entreprises qui ne peuvent pas être atteints, mais souvent c’est nous-mêmes qui plaçons la barre très haut et manquons de temps pour pouvoir répondre à nos propres exigences.
La situation empire lorsque l’échec se répète. Nous ressentons alors un sentiment de culpabilité et de dépréciation. En travaillant le soir, nous y voyons un moyen de compenser et d’éprouver de la satisfaction en mettant fin à notre stress, mais ce n’est que palliatif. « Certaines personnes se réveillent en pleine nuit et font des to do-lists, et lorsqu’elles n’ont pas réalisé tous les objectifs qu’elles s’étaient fixés pour le soir ou le week-end, elles culpabilisent », insiste la psychologue.
Les jeunes et les cadres, plus exposés
Les résultats d’une étude menée par le cabinet de conseil Éléas montrent qu’en 2018 trois salariés sur quatre en France utilisaient des outils numériques plus de 3 heures par jour et 43 % y consacraient plus de 6 heures quotidiennes. Parmi eux, 47 % les utilisaient encore le soir après le travail, 45 % le week-end et 35 % pendant leurs congés.
Et c’est la jeune génération (18-29 ans) qui est la plus exposée à ces pratiques : 66 % font usage de leurs outils numériques professionnels le soir et 58 % pendant le week-end. Cette hyperconnectivité les met encore plus en difficulté que leurs aînés. « *De manière générale, la volumétrie des données à traiter intensifie le rythme de travail et peut induire un phénomène de saturation des capacités d’analyse ou de synthèse. Les jeunes générations expriment davantage de difficultés à suivre le rythme ainsi qu’à hiérarchiser et prioriser les données » (Éléas).
Chez les cadres, le sujet est également particulièrement sensible. Dans l’ouvrage La Laisse électronique : les cadres débordés par les TIC (2017), les chercheuses Valérie Carayol, Nadège Soubiale, Cindy Felio et Feirouz Boudokhane-Lima se sont penchées sur la question. Ils passeraient en moyenne 75 % de leur vie derrière un ordinateur, sont interrompus toutes les six minutes dans leur travail et passent 30 % de leur journée à gérer leurs e-mails. Or, leur niveau de responsabilité dans l’entreprise implique une disponibilité permanente. Selon une étude réalisée par Viavoice pour Ugict-CGT en 2018, 57 % des cadres aimeraient voir le droit à la déconnexion renforcé.
Ce que dit la loi
Le droit à la déconnexion permet de ne pas se connecter aux outils numériques et de ne pas être contacté par l’employeur en dehors du temps de travail (soirées, week-end, congés payés, jours de RTT…)
L’article L2242-17 du Code du travail, entré en vigueur au 1er janvier 2017 dans le cadre de la loi Travail du 8 août 2016, prévoit une négociation annuelle obligatoire avec les partenaires sociaux sur l’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle afin de mettre en place dans l’entreprise des dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques. L’objectif est d’assurer le respect des temps de repos et d’éviter les intrusions numériques. À noter que les entreprises dépourvues de délégué syndical ne sont pas soumises à la négociation annuelle obligatoire mais ont toutefois intérêt à se saisir de ce sujet.
Des actions de formations sont également mises en place pour favoriser un usage raisonné de ces outils numériques : différenciation entre disponibilité et hyperconnexion, identification des signaux d’alerte, rôle des managers, des RH et des collaborateurs…
Mais face à ces challenges, le déploiement de solutions par les entreprises est encore peu répandu et souvent dérisoire : 41 % n’ont mis aucune action en place, 23 % ont diffusé une chartes de bonnes pratiques des e-mails et seules 16 % ont élaboré des règles de déconnexion, selon l’étude réalisée par Éléas.
Les initiatives des entreprises
Si les entreprises sont encore peu à avoir instauré des règles claires pour pallier la surabondance d’informations, certaines sont à l’origine depuis quelques années de nouvelles initiatives de protection des salariés…
Les journées sans e-mail
C’est le cas de l’entreprise de e-commerce Rakuten qui organise depuis 2015 une demi-journée par mois sans e-mails, trop souvent contre-productifs selon elle, pour aider les salariés à mieux communiquer entre eux. Résultat** : on réfléchit plus sur le contenu des messages et on parle davantage en face-à-face à ses collègues pour ce qui est des sujets “secondaires”.
Le “quiet time”
Orange et l’Apec, eux, proposent à leurs salariés de se déconnecter des outils de communication digitaux pendant deux heures, tous les jours. Même chose pour le groupe Intel qui a incité 300 de ses salariés à couper messagerie et téléphone tous les mardis matins.
Résultat : on se concentre sur les dossiers qui nécessitent une attention particulière sans être interrompu toutes les cinq minutes par d’autres “urgences” à traiter.
Le blocage des serveurs le soir et le week-end
Depuis 2011, le constructeur automobile allemand Volkswagen a décidé de bloquer à 1 000 de ses salariés l’accès au serveur de l’entreprise dès 18h15, et ce jusqu’à 7h le lendemain.
Résultat : plus de risque de repartir avec du travail sous le bras !
L’opération « mail on holiday »
Lancée par le groupe allemand Daimler en 2014, cette opération consiste à effacer automatiquement les e-mails reçus durant les congés de leurs salariés. L’expéditeur en est bien sûr informé et redirigé vers une personne qui peut répondre à sa demande.
Résultat : on ne perd plus une demi-journée à lire tous les messages reçus pendants ses vacances et bien souvent traités par nos collègues.
Les espaces de sieste
Ils se multiplient dans les bureaux et permettent de se déconnecter sur son lieu de travail dans une bulle dépourvue de téléphone, d’ordinateur et donc de stress potentiel.
Résultat : on prend du temps pour soi et on gagne en efficacité quand on revient à son bureau.
L’utilisation du numérique ouvre le champ des possibles en termes d’organisation, pour le meilleur et pour le pire. Mais si elle implique une profonde remise en question des modes de fonctionnement déjà existants, elle nécessite aussi une vigilance particulière de la part des entreprises pour en éviter les dérives.
Pour Caroline Sauvajol-Rialland, spécialiste de l’infobésité ayant participé au groupe de travail sur le droit à la déconnexion, la solution réside surtout dans la définition de règles collectives propres à chaque entreprise et la mise en place de formations adaptées. « La pierre angulaire de la réussite du droit à la déconnexion reste la maîtrise des outils communicationnels, chacun destiné à une fonction particulière. En France, on superpose trop les outils, ce qui conduit à une surcharge d’informations, avec des doublons et une overdose pour les salariés qui ne s’y retrouvent pas », explique-t-elle.
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