Égalité femmes/hommes au travail : le grand retour en arrière ?
08 mars 2021
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Comme chaque année, le 8 mars est l’occasion de faire le point sur les droits des femmes et les inégalités femmes/hommes au travail. Mais cette année n’est pas comme les autres. La crise affecte tant les femmes partout dans le monde que les Américain·e·s évoquent une « Shecession », pour parler de cette récession qui frappe les femmes de manière disproportionnée. Certain·e·s expert·e·s l’affirment : on assiste à un retour en arrière inquiétant.
Le terme Shecession a été inventé par C Nicole Mason, présidente du think tank Institute for Women’s Policy Research (IWPR), qui souligne que, contrairement à la crise de 2008 qui touchait les emplois plus masculins dans les secteurs de l’industrie et de la construction, la crise de 2020-2021 affecte particulièrement les services de proximité, l’hôtellerie, la restauration et la distribution, et plus globalement tous les secteurs où les femmes sont plus représentées.
La Shecession révèle aussi l’imbrication entre les contraintes domestiques et la vie professionnelle des femmes actives. On semble naïvement découvrir que le travail gratuit effectué à la maison (éducation, soin, ménage, etc.) n’est pas réparti équitablement et que cela se répercute sur les inégalités au travail. Le télétravail n’est donc pas vécu comme une libération quand il enferme les femmes dans la sphère domestique, avec ses contraintes et ses éventuelles violences.
La Shecession est aussi une crise « intersectionnelle » et internationale. Dans les pays occidentaux, la situation des femmes immigrées qui travaillent dans les services de proximité reste préoccupante. Certaines d’entre elles ont une famille dans leur pays d’origine qui dépend de l’argent qu’elles leur envoient. Ailleurs, ce sont les femmes issues de minorités qui subissent plus de discriminations au travail. Travaillant majoritairement dans les métiers dits « essentiels », ces travailleuses ont également été beaucoup plus exposées à la pandémie elle-même. De plus, lorsqu’elles font partie de l’économie informelle, ces femmes échappent aux statistiques et à toute forme de soutien. Elles ne reçoivent ni allocation chômage, ni subventions d’aucune sorte et deviennent plus dépendantes que jamais.
Cette année, la journée internationale des femmes est l’occasion de sonner le tocsin et de rappeler que si les choses semblent aller mieux pour les femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises françaises (où elles sont désormais 40%), il n’en va pas de même pour l’écrasante majorité des femmes dans le monde. Ce n’est pas un hasard si cette citation de Simone de Beauvoir est tant répétée par les temps qui courent : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
2,2 millions d’Américaines ont quitté leur emploi en 2020 pour « rentrer à la maison »
Ce n’est pas un hasard si les Américain·e·s qui ont inventé le terme de Shecession : les inégalités femmes/hommes au travail y sont particulièrement criantes. Le chômage touche les femmes de manière disproportionnée. Les secteurs qui emploient le plus de femmes sont aussi ceux qui sont le plus affectés par les confinements. Au niveau mondial, les pertes d’emploi des femmes dues à la pandémie sont 1,8 fois plus importantes que celles des hommes. Aux États-Unis, c’est encore plus : dans les secteurs des services à la personne, du tourisme et de la restauration, le chômage y demeure élevé.
Mais le chômage est loin d’être le seul problème. Plus encore que les Européennes, les mères actives américaines ont dû quitter leur emploi à temps plein pour s’occuper d’enfants à la maison. Certaines sont passées à temps partiel. D’autres ont été forcées de quitter leur emploi complètement. Aux Etats-Unis, les écoles sont globalement restées fermées pendant toute la période et les enfants ont fait l’école à la maison. Les mécanismes de chômage partiel ont été inexistants. Rien n’a été fait pour aider ces mères actives à conserver leur emploi.
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Dans une enquête de McKinsey et Lean In auprès des salariées nord-américaines, une femme sur quatre a déclaré qu’elle envisageait de réduire ou de quitter son travail rémunéré en raison de la pandémie, citant le manque de souplesse des entreprises, les responsabilités de l’éducation des enfants et des tâches domestiques et le stress. L’enquête comprenait des données comparatives qui mettaient en évidence l’écart entre les sexes pour les parents ; alors que 8 % des mères interrogées avaient envisagé de passer du travail à temps plein au travail à temps partiel, c’était le cas pour seulement 2 % des pères.
L’opting out (renoncement ndlr) des Américaines n’a plus rien d’un choix. L’absence de services publics gratuits, l’insuffisance des solutions de garde d’enfants abordables, des attentes plus fortes qui pèsent sur les mères et la répartition inégalitaire du travail domestique gratuit au sein des foyers ont poussé 2,2 millions d’Américaines à quitter leur emploi au cours de l’année 2020. Parmi ces femmes, on compte aussi des avocates, comptables, managers et cadres aux belles carrières. Il semble évident que même si elles reviennent au travail dans les prochains mois (ou années), les inégalités de revenus et de carrières vont se creuser. Il faudra probablement plusieurs années pour rattraper ce retard.
Le nombre de suicides des Japonaises a augmenté de 15% en 2020
Les inégalités femmes/hommes sont parmi les plus élevées au Japon : les attentes sociétales vis-à-vis des mères sont très fortes, le temps partiel féminin est élevé et le pouvoir politique et économique reste entre les mains des hommes. Le relatif sous-empoi des femmes sur le marché du travail est identifié depuis des années comme un levier de croissance pour ce pays vieillissant. L’ancien premier ministre Shinzo Abe avait fait du soutien au travail des femmes une pierre angulaire de sa politique économique (Abenomics). Mais la situation a peu évolué.
En période de pandémie, alors que le télétravail forcé a ramené certains hommes à la maison, les inégalités domestiques sont devenues plus insupportables pour les Japonaises. Mais la situation est pire encore pour les femmes seules. Comme dans de nombreux pays, les femmes ont été plus nombreuses à perdre leur emploi et le problème de la solitude des femmes est parfois devenu insurmontable. Sans emploi ou en télétravail, l’enfermement domestique a provoqué de nombreuses dépressions. À Tokyo, une femme sur cinq vit seule. Les exhortations à rester à la maison et à éviter de rendre visite à leur famille ont exacerbé le sentiment d’isolement. La solitude est un problème si aigu au Japon qu’on y a récemment nommé un ministre de la solitude !
D’autres femmes ont été confrontées à des conflits domestiques. Comment accepter que les hommes en télétravail à la maison ne participent quasiment pas aux tâches domestiques ? D’autres ont souffert d’une augmentation de la violence domestique et des agressions sexuelles. La situation actuelle accentue des problèmes de longue date au Japon. Dans une culture basée sur le stoïcisme, la cohésion sociale et la pression par les pairs, il reste difficile de demander de l’aide et de parler ouvertement des problèmes de santé mentale. Pour les femmes, la pression est encore plus forte.
Au total, le bilan psychologique et physique croissant de la pandémie s’est accompagné d’une hausse dramatique du nombre de suicides chez les femmes. 6 976 femmes se sont suicidées l’année dernière au Japon, soit près de 15 % de plus qu’en 2019. Le suicide est généralement élevé au Japon mais c’est habituellement davantage les hommes qui se donnent la mort. Or en 2020, le suicide masculin a légèrement décliné tandis que le suicide féminin a fortement augmenté.
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Des millions d’Indiennes sont emprisonnées dans des mariages forcés
Le taux d’activité des femmes indiennes **est officiellement parmi les plus bas du monde, à 20,5%. Seuls le Yémen, l’Irak, la Jordanie, la Syrie, l’Algérie, l’Iran et la Cisjordanie et Gaza ont un taux de participation des femmes au marché du travail (FLFP) inférieur à celui de l’Inde. En 1990, le taux d’activité des femmes en Inde était de 30,3 %. En 2019, il n’était plus que de 20,5 %, selon la Banque mondiale. Bien que le taux d’activité des hommes ait légèrement diminué au fil du temps, il est quatre fois plus élevé que celui des femmes, soit 76,08 % en 2019. Ce faible taux d’activité ne signifie nullement que quatre femmes sur cinq restent à la maison. C’est surtout qu’elles sont très nombreuses à travailler dans l’économie informelle**. Elles échappent aux statistiques, sont sous-payées et souvent maltraitées au travail. Ce travail dans l’économie informelle est bien réel mais on ne sait pas dire ce qu’il représente en valeur.
Les travailleuses de l’économie informelle ont été durement touchées dès le premier confinement. Ces emplois ont été les premiers à disparaître. Faute de droits, de nombreuses travailleuses n’ont eu d’autre choix que de rentrer au village chez leurs parents. Or le travail, même sans caractère officiel, représentait la possibilité de fuir le foyer familial, ses violences, et notamment les mariages forcés qui y sont encore légions. Pour d’autres femmes, le travail représentait la possibilité d’échapper à des époux violents. Confinées et privées de travail, les Indiennes ont subi plus de violences domestiques. Les familles fragilisées par la crise et privées du soutien financier de ces filles qui travaillent les ont forcées à se marier, et décident davantage de marier de force les petites filles aussi.
Selon un rapport de Save the Children, **jusqu’à 2,5 millions de petites filles supplémentaires risquent d’être forcées de se marier au cours des prochaines années en raison de l’impact du coronavirus*. Save the Children prévoit la pire augmentation du taux de mariage des enfants depuis 25 ans, la pandémie ayant fermé de nombreuses écoles et poussé les familles pauvres dans le plus grand dénuement. Le rapport alerte sur le fait que 2020 sera une année de « revers irréversibles et de progrès perdus* » pour les filles, parmi lesquelles les Indiennes. Dans le monde entier, les fermetures d’écoles ont interrompu l’éducation de 1,6 milliard d’enfants, et Save the Children estime que 10 millions d’enfants, pour la plupart des filles, ne retourneront jamais à l’école.
Selon un rapport publié en 2019 par Google et Bain & Company, les Indiennes étaient déjà les plus touchées par la crise du chômage. Alors que le taux de chômage moyen en Inde était de 7% avant la fermeture du pays en mars 2020, il atteignait déjà 18% pour les femmes. Plusieurs études révèlent que les femmes indiennes ont perdu beaucoup plus d’emplois que les hommes lors de la pandémie COVID-19. Les conséquences sont plus dramatiques encore que dans les pays occidentaux. Plus de femmes tombent enceintes et meurent en couche (l’accouchement restant la principale cause de décès chez les 15-19 ans). Moins de filles vont à l’école. Et plus de femmes sont assassinées par leur famille ou leur belle-famille…
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Les immigrées d’Afrique subsaharienne travaillant en Europe vivent la plus grande insécurité, tout comme leur famille restée au pays
Les femmes immigrées, qu’elles viennent par exemple du Mali, du Sénégal pour travailler en France, ou du Nigéria et du Soudan pour travailler au Royaume-Uni, représentent une part importante des travailleuses domestiques (assistantes de vie et nounous), des femmes de chambre dans les hôtels et des personnels dans tous les services à la personne. Ces femmes ont été particulièrement touchées par la crise sanitaire en 2020. Plus exposées à la contagion dans ces métiers dits « essentiels », elles ont été d’autant plus malades qu’elles vivent dans des logements où insalubrité et promiscuité augmentent les risques.
Elles sont également plus touchées par la crise économique car moins protégées par les mécanismes de soutien à l’emploi ou de chômage partiel quand elles travaillent au domicile d’autres familles. Certaines sont d’autant plus inquiétées qu’elles ne sont pas officiellement déclarées. Celles (sans doute minoritaires) qui sont des immigrées illégales sont aussi plus à risque d’être exploitées, voire maintenues dans des situations d’esclavage. Même les immigrées légales subissent les discriminations de plein fouet en période de crise.
Certaines immigrées ont de la famille (parfois des enfants) au pays qui dépendent de l’argent qu’elles leur envoient. La mauvaise situation des travailleuses en Europe a donc hélas des conséquences directes sur les pays d’émigration car ces transferts d’argent restent vitaux. Dans certains pays, les sommes envoyées par les travailleurs/travailleuses migrant.e.s représentent jusqu’à un tiers de l’économie. D’après la Banque mondiale, ces transferts d’argent ont chuté de 14% en raison des conséquences de la pandémie. Cela représente la plus importante baisse de l’histoire récente. Comme l’explique David Malpass, le président de la Banque mondiale, « les envois de fonds aident les familles à acheter de la nourriture, des soins de santé et des biens de première nécessité ».
Bien entendu, la question des transferts d’argent touche tous/toutes les travailleurs/travailleuses immigré·e·s qui ont de la famille au pays, pas uniquement les femmes. Mais les femmes ont toujours plus de chance d’assumer seules la charge d’enfants. Et face aux situations d’insécurité économique, elles sont également plus à risque de subir des violences physiques. En bref, là aussi, elles sont frappées plus durement que les travailleurs masculins.
Les Françaises ne jouent pas dans la même catégorie en télétravail
A priori les Françaises, comme les Allemandes ou les Européennes du Nord, ne sont pas dans une situation aussi désastreuse que les Américaines, les Indiennes ou les immigrées en provenance de pays en développement. L’assurance chômage, les mécanismes de chômage partiel, les aides de l’Etat, les services publics et les écoles (qui sont restées ouvertes plus longtemps) jouent un rôle d’amortisseur pour éviter le pire. Pourtant, le terme de Shecession y est également pertinent tant les écarts femmes/hommes ont tendance à se creuser. Les femmes ont plus de chance de voir leur activité « essentielle » affectée ou arrêtée par la pandémie. Elles sont davantage concernées par le chômage partiel pour garder des enfants à la maison.
Les inégalités domestiques dont on pensait qu’elles étaient en train de s’atténuer sont devenues extrêmement visibles, bloquant les femmes dans l’avancement de leur carrière. Une récente étude du BCG intitulée « Crise de la COVID-19 : un retour en arrière pour la parité hommes-femmes au travail ? », réalisée auprès de 2000 salarié·e·s français·es, révèle que 33% des personnes interrogées considèrent que la pandémie a des conséquences négatives sur leurs perspectives de carrière.
En particulier, l’étude montre à quel point les femmes « ne jouent pas dans la même catégorie » pour ce qui est du télétravail. Elles sont 30% moins nombreuses que les hommes à disposer d’un espace de travail isolé (ce que Virginia Woolf appelle une « chambre à soi »). Elles sont 50% plus susceptibles de subir des interruptions dans leur travail. Dans un environnement plus numérique, elles ne sont hélas pas plus écoutées : elles sont en moyenne 30% moins nombreuses que les hommes à prendre la parole en réunion en visioconférence. Le résultat, c’est qu’elles sont plus anxieuses et moins confiantes dans leur avenir professionnel. La directrice associée du BCG Jessica Apotheker se demande même si les femmes entre 25 et 40 ans ne sont pas une « génération perdue ».
La généralisation du télétravail pour environ un tiers des salarié·e·s français·es a des effets délétères sur l’avancée de l’égalité femmes/hommes. En brouillant toujours plus les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle, le télétravail rend plus fort l’impact des inégalités de la vie privée sur la vie professionnelle, en plus de creuser les inégalités professionnelles. Même si la situation est contrastée selon les secteurs et les catégories d’actives, en moyenne, il faudra probablement des années pour rattraper le retard accumulé pendant cette période. C’est pour cela qu’il est important de mesurer avec précision l’impact de cette crise et des mesures prises par les pouvoirs publics sur les inégalités de genre.
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