Pourquoi il faut en finir avec le mythe du génie en entreprise
21 sept. 2022
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Le monde de l’entreprise aime se raconter de belles histoires, au cœur desquelles notamment la figure du génie, un leader charismatique, fait toujours des miracles. Mais derrière le vernis, ce fameux héros fait-il réellement plus de bien que de mal ? Notre experte du Lab Laetitia Vitaud nous explique pourquoi, selon elle, le génie, loin d'exaucer les vœux, coûte aujourd’hui cher aux organisations qui le considèrent encore et toujours comme une figure de proue.
De l’entrepreneur « visionnaire » à la « rock star » de la programmation informatique en passant par le stratège exceptionnel et l’inventeur miraculeux, le monde de l’entreprise valorise toutes sortes de figures incarnant le mythe du « génie ». On attend d’un individu singulier qu’il fasse des merveilles incomparables au travail. Ces contributions individuelles de héros solitaires et géniaux sont toujours sacralisées. L’idéal-type de l’entrepreneur schumpetérien (du nom de l’économiste Joseph Schumpeter) en est une illustration qui a resurgi avec force dans l’univers des startups : grâce à sa créativité incroyable, le fondateur pionnier bouleverse l’ordre économique dans son ensemble.
Derrière le « génie », il y a une bonne dose de pensée magique. Que son étymologie soit latine (genius) ou arabe (djinn), le mot génie convoque une entité magique de conte de fée. Quand on parle du génie des individus, on fait référence à un talent inné, miraculeux, qui ne s’explique pas (et ne se travaille pas), quelque chose donné par le ciel. Pas très rationnel, tout ça ! D’ailleurs, la psychanalyse voit la pensée magique comme un mode de fonctionnement caractéristique de la névrose. Mais si ce n’était que ça, j’y verrais encore des vertus : les rituels conjuratoires font du bien à ceux et celles qui les pratiquent.
Alors quel est vraiment le problème avec le mythe du génie en entreprise ? Après tout, c’est vrai qu’il existe des individus plus créatifs et talentueux que d’autres, non ? Oui, peut-être. Mais ce mythe est biaisé et toxique. Il fait beaucoup de dégâts en entreprise pour au moins trois raisons.
Le mythe du génie renforce les comportements les plus toxiques
On juge avec beaucoup d’indulgence le comportement des génies. On leur pardonne ce qu’on ne pourrait pas accepter des humains ordinaires. Louis-Ferdinand Céline était misogyne, raciste, antisémite, mais quel écrivain génial ! Roman Polanski violait des petites filles, mais quel cinéaste génial ! Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants, mais quel génial philosophe de l’éducation ! Steve Jobs maltraitait ses salariés, mais quel génial entrepreneur visionnaire ! Etc. Vous voyez l’idée. À partir du moment où il y a du génie en vous, vous avez carte blanche pour être moralement répugnant et vous comporter comme une ordure.
À partir du moment où il y a du génie en vous, vous avez carte blanche pour être moralement répugnant et vous comporter comme une ordure.
Cette exonération du droit commun dont bénéficient les génies est courante dans le monde de l’art. On appelle ça, « séparer l’artiste de l’homme ». Dans un livre intitulé Exploser le plafond, Reine Prat souligne la persistance du monde de la culture à glorifier les individus au comportement toxique (voire criminel) « au prétexte que c’est l’artiste et non l’homme qu’on distingue ainsi ». La comédienne Blanche Gardin s’était moquée avec humour (lors de la cérémonie des Molières de 2017) de la place honorifique accordée aux réalisateurs accusés de viols : « Et c’est bizarre d’ailleurs que cette indulgence ne s’applique qu’aux artistes. Parce qu’on ne dit pas, par exemple, d’un boulanger : “Oui, d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais bon il fait une baguette extraordinaire”. »
Et il n’y a pas que le monde de la culture qui sépare le « génie » de l’homme pour mieux tolérer des comportements toxiques. En entreprise aussi, en survalorisant le soi-disant talent de certains individus, on jette un voile pudique sur des actes inacceptables. L’auteur Robert Sutton en a fait l’objet de son livre Objectif Zéro-sale-con en 2007. Professeur à l’université de Stanford, il démontre à quel point les « sales cons » starifiés par leur employeur sont dangereux et ruinent le moral des autres salariés.
Injures, sarcasmes, humiliations, moqueries et menaces ne sont pas le prix à payer pour le « génie » des sales cons, mais tout un tas de comportements dont les effets de contagion sont extrêmement coûteux car les victimes comme les témoins de ces comportements sont démotivés, anxieux et finissent pas démissionner. L’éventuel « génie » du « sale con » ne compense pas, loin s’en faut, toutes les externalités négatives qu’ont les « sales cons » sur l’ensemble de l’équipe. En somme, le mythe du génie coûte cher en turnover et baisse de productivité globale.
Le mythe du génie ignore l’intelligence collective
Un génie ne doit rien à personne sinon au ciel. Eh pourtant, tous les écrivains, musiciens et peintres ont construit leur œuvre dans un dialogue avec les artistes qui les ont précédés. Même Pablo Picasso aurait dit un jour : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent ». En général, tout travail créatif repose sur un édifice constitué par le travail créatif des autres. Je vous livre encore cette autre citation pour la route, celle d’André Gide, pour qui les « génies » ne font que répéter ce qui a déjà été dit ailleurs : « Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » En bref, les artistes collectionnent la matière première auprès des autres.
De plus, derrière les génies, il y a d’autres personnes qui font le travail ingrat. On retrouve évidemment le travail domestique invisible : rares sont les « génies » qui torchent le cul des bébés et s’occupent de la popote. La plupart des génies ont la « chambre à soi » chère à Virginia Woolf, c’est-à-dire les conditions matérielles nécessaires au travail créatif, souvent, avec une bobonne pour satisfaire tous leurs besoins physiques. Mais il y a aussi le travail créatif en lui-même, qui comporte de nombreuses tâches souvent déléguées à d’autres. Dans l’Histoire de la peinture et de la sculpture, par exemple, les grandes œuvres ont souvent été produites dans des ateliers employant de nombreuses « petites mains ». Le « génie », c’est alors surtout la marque célèbre qui assure le succès d’une œuvre collective.
En outre, dans certains cas, les génies de l’Histoire ne se sont pas privés pour s’approprier sans façon le travail des autres (je ne sais pas si Rodin a vraiment piqué le travail de Camille Claudel, mais c’est un exemple souvent cité). Qui ne connaît pas des personnes qui se sont approprié les idées des autres ? Combien de génies sont en fait des « collages » d’idées de plusieurs personnes qu’on oublie de créditer ?
À quoi bon faire mine de promouvoir l’intelligence collective si c’est pour laisser les « génies » saboter l’ambiance ?
Même en admettant qu’il existe des idées géniales engendrées par des individus solitaires, eh bien, ces idées « géniales » ne valent pas grand-chose quand elles ne sont pas affinées, exécutées et transformées collectivement. À quoi bon faire mine de promouvoir l’intelligence collective si c’est pour laisser les « génies » saboter l’ambiance, pourrir les échanges et dégrader la capacité de l’équipe à collaborer au prétexte que leurs idées sont précieuses ? En entreprise comme ailleurs, les meilleures choses sont le fruit d’échanges bien orchestrées et de collaboration bien nourrie. Qu’il s’agisse de transformer l’évaluation individuelle, de mieux récompenser la coopération ou de choisir les outils et processus qui améliorent la qualité du travail collaboratif, il y a des choses plus pertinentes à faire que de perpétuer le mythe du génie.
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Les génies sont toujours les mêmes
Il se présente toujours comme parfaitement « universel » mais le mythe du génie est profondément biaisé – sexiste et raciste. Les « génies », c’est un peu toujours les mêmes. Il y a bien une Schtroumpfette ici ou là pour qu’il puisse continuer à se vendre comme universel. Mais cela ne fait pas le compte. Je dois avouer que je n’ai toujours pas digéré mon programme de français au lycée, ni les collections permanentes des grands musées qui ont appris, à la jeune fille que j’étais, que le « génie » est forcément masculin (et surtout blanc, aussi). Mozart, Debussy, Picasso, Vermeer, Goethe, Shakespeare, Molière, Kant, Nietzsche… Dans toutes les disciplines, les « génies » à propos desquels j’ai appris à écrire des dissertations n’ont représenté qu’un seul genre.
En économie, en entreprise, dans les organisations à but non artistique, c’est la même histoire. Les qualificatifs emphatiques à propos des leaders, des inventeurs, des entrepreneurs et souvent aussi des managers, sont distribués avec énormément de biais. N’est pas qualifié de « génie » qui mériterait ce titre. Qui sont les Steve Jobs et Elon Musk au féminin ? Combien de leaders « charismatiques » appartiennent à des groupes minorisés ? Bien entendu, les femmes et les personnes racisées sont moins nombreuses à accéder aux plus hauts postes et à lever des fonds pour faire grandir une entreprise. Mais même en tenant compte de la différence de vivier, on observe que le mythe du génie écrème à l’extrême.
Il existe un écart colossal de perception du talent des uns et des autres. Les hommes et les femmes accordent plus d’autorité au « génie » masculin. Le phénomène du « fossé de l’autorité » est remarquablement documenté par la journaliste britannique Mary Ann Sieghart dans un ouvrage intitulé The Authority Gap: Why women are still taken less seriously than men, and what we can do about it (2022). Dans ce livre, elle explique que « même si nous prétendons croire à l’égalité, nous sommes toujours, dans la pratique, plus réticents à accorder l’autorité aux femmes qu’aux hommes, même lorsqu’elles sont leaders ou expertes. Chaque femme a des anecdotes à raconter sur le fait d’avoir été sous-estimée, ignorée, traitée avec condescendance et généralement pas prise au sérieux comme un homme ».
L’intelligence n’est pas évaluée de la même manière chez les uns et les autres.
Pour Mary Ann Sieghart, nous avons tous et toutes tendance à évaluer les réalisations d’un homme comme meilleures que celles d’une femme, même lorsqu’elles sont identiques. Pour cette raison, les hommes continuent de se voir offrir plus d’espace pour exprimer leurs idées et plus de pouvoir pour mettre en œuvre leurs projets. Cela commence dès l’école où l’on qualifie plus volontiers les filles de « studieuses » ou « consciencieuses » et les garçons de « brillants » pour les mêmes résultats. L’intelligence n’est pas évaluée de la même manière chez les uns et les autres : « Nous nous imprégnons de cette idée de la supériorité masculine dès le plus jeune âge. Les parents britanniques, lorsqu’on leur demande d’estimer le QI de leurs enfants, placent leur fils, en moyenne, à 115 (ce qui est en soi amusant, puisque la moyenne devrait être de 100) et leur fille à 107, une différence statistique considérable. (…) Les garçons, en moyenne, grandissent en pensant qu’ils sont plus intelligents que les filles ».
Le mythe du génie n’a rien d’universel. Au travail, il fait bien plus de mal que de bien car il encourage ceux et celles qui le perpétuent à excuser certains comportements toxiques au nom du talent. Pour renforcer l’intelligence collective et assurer le bien-être d’une équipe, il est essentiel d’en finir avec lui. Remplaçons-le par des récits qui montrent que le génie est un édifice collectif.
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ.
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