Formatage, sexisme, dépolitisation... Enquête sur les écoles de commerce

23 févr. 2021

7min

Formatage, sexisme, dépolitisation... Enquête sur les écoles de commerce
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Elena Scappaticci

Journaliste

Après avoir coché toutes les cases d’un parcours scolaire exemplaire, Maurice Midena s’est retrouvé, presque malgré lui, à intégrer une école de commerce. Nourri de cette expérience personnelle ainsi que de dizaines de témoignages d’autres élèves, il publie « Entrez rêveurs, sortez managers » (Editions La Découverte), une plongée dans les coulisses peu reluisantes d’HEC, de l’ESSEC ou encore de l’ESCP. Entre logique clanique, misogynie et dépolitisation généralisée, son enquête les présente comme les antichambres des dérives managériales actuelles. Alors que la parole se libère progressivement sur les réseaux sociaux et que les écoles multiplient les initiatives pour améliorer leurs pratiques, faut-il vraiment être aussi pessimiste ? Interview.

Dans ton livre, tu assures que l’immense majorité des « premier.e.s de la classe » qui rejoignent les bancs des écoles de commerce y arrivent un peu par hasard. On est très loin de l’idée de « vocation ». Comment expliques-tu cela ?

Il y a cette phrase de Modiano (Patrick Modiano, écrivain NDLR) qui résume bien ça. « Tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie » : quand tu es un très bon élève, le système scolaire est fait de telle sorte qu’à aucun moment tu n’as le sentiment de faire un vrai choix. C’est une mécanique qui s’enclenche hyper tôt, dès l’enfance. J’étais un très bon élève. J’avais la vague idée de devenir journaliste mais j’étais aussi très attiré par les filières sélectives : c’est comme cela que j’ai atterri en prépa SES. J’avais l’idée, partagée par la plupart des personnes que j’ai interviewées pour mon livre, que, de cette façon, “je ne me fermais aucune porte”, précisément parce les écoles de commerce nous vendent elles-mêmes un discours très efficace sur le fait que leur offre pédagogique nous ouvre à toutes les possibilités de carrière.

Comme il n’y a pas d’enjeu ni de plaisir à suivre les cours qui, dans leur immense majorité, sont du bullshit, les étudiants se désintéressent de cette sphère-là pour réinvestir leur énergie et leur talent dans la vie sociale de l’école

Tu décris également longuement l’effet “lavage de cerveau” de la prépa, qui serait, selon toi, la première étape de la grande opération de formatage de nos futurs dirigeants. Mais l’enseignement en classe préparatoire ECS reste encore très généraliste et surtout globalement de très grande qualité. Est-ce qu’il n’est pas un peu exagéré de pointer leur responsabilité dans le phénomène ?

Ce n’est pas tant la qualité de l’enseignement offert en prépa que j’interroge que “l’effet concours” qui est très puissant. Lorsque tu es un gamin qui, toute sa vie, a été consacré par le système scolaire, une fois en prépa, tu as vraiment le sentiment que tu es « à ta place » : tu es pris dans une dynamique d’émulation intellectuelle, de concurrence et de performance individuelle qui fait qu’à un moment, ta seule obsession, c’est juste d’avoir la meilleure école possible : à aucun moment tu ne te poses réellement la question de l’après. On sous-estime beaucoup la puissance des représentations qu’opère le désir de réussite. Comme beaucoup d’autres, je me faisais des films dans ma tête : « imagine si tu entres à HEC », par exemple. C’est pour cela que, selon moi, on est déjà dans une forme de formatage précoce qui conduira, par la suite, les élèves des écoles de commerce à fantasmer sur leur future carrière dans les plus gros cabinets de conseil ou les plus importantes banques d’affaires…

La grande idée qui parcourt ton livre, c’est de dire qu’une fois ces grandes écoles intégrées, les élèves subissent un processus de déscolarisation qui va de pair avec une dépolitisation très forte. Mais, à HEC par exemple, les étudiants côtoient les meilleurs professeurs de France et sont soumis à des examens réguliers : est-ce que ce n’est pas contradictoire avec le processus que tu décris ?

Justement, ce que j’essaye de montrer, c’est que les écoles de commerce ont tous les apparats d’une école “classique” - avec leurs cours en amphi, leurs professeurs, leurs partiels que tu évoques - mais qu’il n’y a absolument aucun enjeu scolaire, à ce niveau-là tout du moins. Et comme il n’y a pas d’enjeu ni de plaisir à suivre les cours qui, dans leur immense majorité, sont du bullshit, les étudiants se désintéressent de cette sphère-là pour réinvestir leur énergie et leur talent dans la vie sociale de l’école, et notamment dans les associations.

C’est dans tout cet écosystème associatif que se développerait ce que tu nommes « un habitus managérial » …

Exactement. C’est d’ailleurs quelque chose qui est largement défendu et entretenu par l’administration de ces écoles : en gros, en prépa, tu as acquis ton background intellectuel et maintenant, grâce à ton intégration dans une association, on te dit que tu vas développer toutes les compétences qui te serviront dans la vie active. C’est une sorte d’immense répétition générale de ce que sera ta vie de manager plus tard : tu vas apprendre à gérer des équipes, un budget, à monter des projets… C’est aussi une initiation très violente aux rapports de force à l’œuvre dans les entreprises : de la qualité de l’association que tu intègres dépendra la qualité du réseau interpersonnel que tu vas pouvoir développer et qui te servira ensuite toute ta vie.

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Durant toute ta scolarité, tu vas non seulement intégrer le sexisme ou l’humiliation sociale comme des normes tolérables mais, surtout, tu vas incorporer une culture de la subordination

On découvre avec ton enquête toute une vie sociale régie par des codes et un langage qui lui sont propres, tout cela au service d’une ambiance très compétitive - et surtout extrêmement misogyne. À te lire, on serait même tenté de faire du milieu des assos le terreau du sexisme en entreprise…

Mais je pense que c’est vraiment le cas ! Tous les codes de ce milieu sont forgés par le regard masculin : les chants des écoles sont sexistes, la langue elle-même est toute entière tournée vers la performance sexuelle, avec une « culture de la chope » omniprésente, quasi obsessionnelle. Les jeunes femmes de ces écoles sont prises dans une double posture impossible à tenir : elles ne doivent pas s’afficher comme des « chaudasses », au risque de finir humiliées en place publique, ni être trop « farouches », au risque d’être exclues du jeu social. En général, leur seule arme face à tout cela, c’est l’autodérision : très peu ont le recul nécessaire pour aller se plaindre et même si elles le faisaient, l’administration n’aurait aucune réponse à leur apporter.

Comment tous ces jeux sociaux régis par le clanisme, le sexisme et l’humiliation se retrouvent-ils ensuite dans le comportement de ces futurs managers ?

Le cœur de mon livre, c’est de décrire l’effet performatif de cette culture : durant toute ta scolarité, tu vas non seulement intégrer le sexisme ou l’humiliation sociale comme des normes tolérables mais, surtout, tu vas incorporer une culture de la subordination : si le chef de ton asso te demande quelque chose, quelle que soit l’absurdité de sa demande, tu dois t’exécuter. Il y a un processus d’acculturation au management toxique que ces élèves retrouveront ensuite dans les cabinets de conseil ou les start-ups qu’ils vont intégrer et où ils accepteront tous les excès de leurs dirigeants : horaires à rallonge, sexisme, harcèlement moral et j’en passe.

Mais les choses commencent à bouger. Qu’est-ce que tu penses de mouvements comme « Balance ta startup » ou « Balance ton cabinet de conseil » ? On assiste tout de même en ce moment à une véritable libération de la parole, notamment sur le sexisme…

Disons que, pour « Balance ta startup », cela ne fait que révéler de façon encore plus flagrante ce qui était déjà connu de tous : la « grande famille de la startup Nation », c’est du bullshit. À partir du moment où ces boîtes s’inscrivent dans le même cadre de subordination salariale que les autres, c’est la porte ouverte à tous les abus, notamment en termes de sexisme. On retrouve tous les schèmes du management toxique que les fondateurs de ces start-ups ont incorporé en école de commerce.

Tu restes quand même dans une optique très pessimiste. Est-ce qu’il n’y a pas une prise de conscience plus grande de tous ces abus chez les étudiant.e.s de la nouvelle génération ? Une plus grande conscience sociétale aussi, notamment sur le plan environnemental ?

Peut-être qu’il y a effectivement une prise de conscience, mais je pense sincèrement que cette prise de conscience ne sert à rien si elle n’est pas adossée à un solide imaginaire politique. Or, ces étudiants et jeunes travailleurs manquent cruellement d’imaginaire politique, notamment parce qu’ils sont passés par la case « déscolarisation » et « dépolitisation ». Typiquement, je suis convaincu de la sincérité des étudiants d’HEC lorsqu’ils réclament dans une pétition que l’administration de leur école soit plus sensible aux enjeux écologiques. Mais en réalité, en-dehors de ces pétitions un peu vaines, ils n’ont aucune idée de comment impulser véritablement le changement. Il faudrait que toute cette génération réinvestisse un savoir politique dont elle a été dépossédée. Cela peut commencer par des choses toutes simples, leur rappeler l’héritage de la Sécurité sociale par exemple.

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Justement, la Sécurité sociale est née dans un contexte bien particulier, celui de la reconstruction post-Seconde Guerre mondiale. Nous sommes également en pleine crise - sanitaire, économique, sociale, sociétale. Est-ce que la situation actuelle ne pourrait pas accoucher de nouveaux imaginaires, comme en 1945 ?

Il y a deux options : la première, que je défends, c’est que le contexte économique est tellement incertain que les jeunes qui sortent maintenant de ces écoles vont encore plus courber l’échine, tout simplement pour avoir un salaire et travailler. Mais imaginons que oui, la crise soit l’occasion d’un véritable changement de paradigme. Quel modèle pourrait se substituer au système existant ? Tout dépend de la manière dont la situation évolue dans les mois à venir. Si le virus est définitivement vaincu, je pense sincèrement que tout le monde sera ravi de reprendre sa place d’avant ; le néo-libéralisme va juste procéder à quelques ajustements pour conforter sa place dominante. Je pense même qu’il pourrait sortir renforcé de cette situation car l’Etat a clairement montré ses limites dans la gestion de la crise sanitaire. À un moment donné, nous avons eu besoin des entreprises pour produire massivement des masques, des vaccins, etc. Le message qu’on a envoyé à toute la jeune génération, c’est que ce n’était ni par l’Etat ni par la collectivité qu’on pouvait se sortir de cette situation

Le phénomène des néo-artisans a été très médiatisé alors que c’est hyper ponctuel

Mais au-delà de la question politique, il y a tout de même un très fort besoin de « sens » qui s’exprime chez les jeunes issus de ces écoles, notamment à travers des parcours atypiques, qui sortent du chemin ultra-balisé “école de commerce - cabinets de conseil”. Tu ne vois même pas une petite lueur d’espoir dans ce phénomène ?

Je pense justement qu’on ne peut pas décorréler la question du « sens » du politique. Pour moi, la quête de sens ne peut être que collective, d’autant plus dans une économie où le travail est autant divisé et où ton activité est aussi étroitement corrélée à celle des autres. Si l’on parvenait à sortir du carcan individualiste pour considérer la manière dont notre activité se noue dans le rapport aux autres, on tiendrait le début de quelque chose. Quant aux parcours atypiques que tu évoques, pardon pour l’expression, mais ce sont un peu des « bêtes de foire ». Par exemple, le phénomène des néo-artisans a été très médiatisé alors que c’est hyper ponctuel. Surtout, lorsqu’on étudie un peu les profils, on se rend compte que, très souvent, on a affaire à des gens qui ont fait du conseil et qui vont créer un petit business qui reprend exactement les mêmes codes que les start-ups ou les entreprises. La vraie question qu’il faut se poser c’est : est-ce qu’on a vraiment besoin de dépoussiérer les codes de la boulangerie ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres priorités actuellement ?

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ

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