Entreprendre en couple, bon ou mauvais plan ?
25 nov. 2021
5min
Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle
Entreprendre avec son conjoint est-il un projet risqué ? C’est la question à 3000 dollars que l’on a posée à deux dirigeants qui en ont fait l'expérience : Karine Schrenzel (Shopinvest, 3 Suisses et Rue du Commerce) et Eudes Bonneau-Cattier (Studyo). Entre difficultés et réussites, ils nous répondent sans détour.
Pourquoi avoir monté une entreprise avec votre partenaire à la ville ?
Karine Schrenzel – Après quatre ans d’entreprenariat en solo, je me suis associée avec mon mari Olivier Gensburger, diplômé d’HEC et du barreau, afin de créer Shopinvest, un groupe spécialisé dans le e-commerce. Alors qu’Olivier était toujours dans la finance, un jour il m’a dit : tu t’amuses quand même drôlement plus que moi ! Et ça a été le déclic, il m’a rejoint dans l’aventure entrepreneuriale. Ça fait 10 ans cette année que nous sommes associés et 13 ans que nous sommes mariés, et nous sommes les heureux parents de 3 enfants.
Eudes Bonneau-Cattier – En 2015, j’ai monté une entreprise avec ma compagne de l’époque. J’étais très réticent à l’idée de travailler avec elle. Notre relation était intense et instable, je me disais que ce serait une difficulté supplémentaire. Mais pour elle, se réaliser en tant que femme et dans son couple devait passer par l’entreprenariat et notre association. J’avais aussi la sensation qu’elle me quitterait si je ne me montrais pas assez courageux pour relever ce défi. Et puis j’avais très envie de voir ce projet aller plus loin, d’autant plus que ma compagne avait à la fois la motivation et les compétences nécessaires pour que ce soit possible. Alors j’ai plongé dans l’inconnu, ou plutôt dans l’antithèse de ma zone de confort, par goût pour l’aventure, par orgueil et par amour. Et je ne regrette rien, même si désormais nous ne sommes plus amants, ni associés.
Une association entrepreneuriale est-elle comparable à un mariage ?
K. S. – Je ne dirais pas que c’est un mariage car les enjeux du mariage sont très différents. Même s’il y a des similitudes entre les deux, notamment le respect mutuel, ou encore l’écoute. C’est difficile de donner une image à l’association entrepreneuriale car elle peut avoir mille et un visages. Mais si je devais en donner une pour Olivier et moi, ce serait les deux faces d’une même pièce. Nous sommes différents, on se compile parfaitement et l’un sans l’autre, on est incomplets. On n’aurait d’ailleurs pas réussi si on ne s’était pas lancés ensemble.
E. B.-C. – Une association entrepreneuriale est un mariage – qui peut être polygame – et un mariage est une association entrepreneuriale… Valeurs, communication, finances, répartition des rôles : les problématiques sont les mêmes à bien des égards.
Quels sont les avantages de diriger une entreprise avec son conjoint ?
K. S. – On se comprend parfaitement et tout va très vite, c’est instinctif, sans effort. On peut adapter nos emplois du temps l’un en fonction de l’autre. La confiance entre nous, mais aussi en nos capacités, est très importante. On est deux, on peut s’épauler, se soulager et tout partager, les réussites comme les difficultés. Et on s’enrichit mutuellement car on est chacun responsable d’un pôle en particulier, un partage qui s’est fait de façon très naturelle : lui à la logistique et à la tech, moi aux achats et au marketing.
E. B.-C. – On gagne beaucoup de temps au départ car on se connaît bien et on n’a pas besoin de round d’observation. On se parle franchement, on fait corps, on fait équipe, on est un hydre à deux têtes. En plus, on peut garder ça secret auprès de ceux dont on n’est pas proches, et gagner ainsi un temps d’avance… On voit plus facilement venir les serpents qui tentent de monter les associés entre eux, les sexistes qui déprécient le rôle de l’associée, etc. Surtout, on célèbre les victoires ensemble, on gère les problèmes sans fausses politesses, on travaille comme des brutes, on peut s’entraider et tolérer plus facilement le mode débrouille.
Et les inconvénients ?
K. S. – On ne peut pas utiliser l’excuse du bureau pour organiser une surprise à son époux ! Et c’est parfois difficile de décrocher car le boulot et les anecdotes qui vont autour sont omniprésents. En vacances aussi… Quand vous êtes associés et que l’un est en congés, l’autre prend le relais et donc le vacancier peut faire confiance et faire un break. Mais quand les deux fondateurs partent ensemble, c’est impossible de vraiment décrocher.
E. B.-C. – Il y a zéro frontière entre pro et perso. Dans un modèle start-up, cela signifie aucune pause, et des conflits au niveau de la gestion du temps ou même des rythmes de sommeil. On est H24 ensemble et c’est difficile d’avoir son jardin secret. C’est peut-être un peu différent pour les couples qui ont deux domiciles, et encore. Les objectifs de réussite de la boîte exercent par ailleurs une forte pression sur le couple, et inversement. Abandonner la lutte côté business, c’est prendre le risque de creuser un fossé avec sa moitié. S’y tenir sans y croire, c’est se mentir à soi-même et donc créer un déséquilibre dans son couple. Ça peut arriver dans toutes les relations, mais disons que co-diriger une entreprise ajoute un motif de dissension.
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Comment faire cohabiter vie pro et vie perso ?
K. S. – Il faut définir des règles et un cadre. Prendre le temps de faire des points ensemble avant de s’adresser au reste de la team. On est deux à décider, il faut donc échanger. Avoir des bureaux séparés, c’est pas mal aussi ! Chacun son espace, ses spécialités et ses équipes.
E. B.-C. – Les deux étant liés, je ne parlerais pas de cohabitation, mais de domination : la relation amoureuse aide à dominer la peur de l’échec autant qu’elle le rend dramatique. Et la relation professionnelle régit le quotidien de la même façon que l’éducation d’un enfant. Le couple n’est plus « la vie privée » où l’on peut trouver du réconfort après une dure journée, mais une continuité d’événements qui se tiennent tous, dans le positif comme le négatif.
Les désaccords et les conflits sont-ils plus difficiles à vivre avec cette double identité ?
K. S. – Les désaccords ouvrent le débat et c’est productif. Ce n’est pas négatif de ne pas être d’accord, à condition que la discussion soit bienveillante et respectueuse. Le conflit c’est autre chose, c’est un état d’opposition qui est chargé d’émotions, que ce soit de la colère, de la frustration, de la peur, etc. Des émotions qui n’ont pas leur place dans un cadre professionnel épanouissant. Le sujet n’est pas de savoir qui on a en face de nous – associé, collaborateur, mari, compagnon –, mais de comment gérer les situations conflictuelles, que ce soit pro ou perso. Pour moi, elles sont à désamorcer en amorçant le débat et en libérant la parole.
E. B.-C. – Mon pire souvenir, ce sont justement les disputes… où on ne sait plus si la cause profonde est professionnelle ou personnelle. Ce sont des moments de grande souffrance morale pour les deux partenaires.
Quid du sujet de l’argent ?
E. B.-C. – L’argent est un sujet important pour la bonne entente d’un couple, associé ou non. Il y a surtout une question sous-jascente sur l’émancipion des femmes : pas facile de concilier une volonté d’égalité dans un couple hétéro quand la femme est financièrement dépendante de l’homme, et l’aventure entrepreneuriale peut perpétuer ce modèle. J’ai eu une discussion fort intéressante un jour avec une architecte de 70 ans qui a découvert plus de 10 ans après le lancement de son agence avec son mari, que le comptable l’avait mise d’office en « conjoint collaborateur », sans la consulter. Or les conséquences étaient importantes sur son statut dans la boîte, mais aussi pour sa retraite. Je suis un compte Insta qui parle pas mal de ces questions et que je recommande : Mon budget bento.
Au vu de votre expérience, quel conseil donneriez-vous à un couple souhaitant s’associer ?
K. S. – Le même qu’à tous ceux qui veulent se lancer dans l’entreprenariat : OSER !
E. B.-C. – Je leur dirais de ne pas le faire… Mais de toute façon, quand on est amoureux, on n’écoute pas les conseils !
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Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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