La Start-up Nation a-t-elle contaminé les cours de récré ?
28 nov. 2022
6min
Rédactrice indépendante.
Les « kidpreneurs » ont le vent en poupe. Mais faut-il encourager l'entrepreneuriat des plus jeunes ? S’agit-il d’une injonction à la réussite héritée de la Start-up Nation, ou d’un moyen de les préparer au monde du travail de demain ?
Avez-vous déjà entendu parler de Zach Laberge ? L’entrepreneur canadien âgé d’à peine 16 ans qui a créé sa startup de location d’objets en 2021, avant de lever 700 000 dollars… Une performance saluée dans les médias qui ne semble pas inédite. De plus en plus de jeunes sont en effet propulsés en haut de l’affiche en tant qu’entrepreneurs à succès ou génies en herbe. On se souvient de la légendaire tirade de Barack Obama lors du sommet United State of Women en 2016 à propos de Mikaila Ulmer, créatrice à 12 ans de la limonade au miel, Me & The Bees : « Je serai bientôt à nouveau sur le marché de l’emploi. J’espère qu’elle embauchera ! ». Dernièrement, la start-up californienne Mighty a défrayé la chronique en proposant aux enfants de créer leur propre entreprise en quelques clics. En 1 an, 3000 « bébés CEO » ont rejoint l’aventure. Mais est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Qu’est-ce que cela dit de notre époque ? Insuffler l’envie d’entreprendre dès le plus jeune âge est-il source de créativité ou de pression ?
« Être capable d’entreprendre est plus important que le fait de devenir entrepreneur »
Le « sens de l’initiative et l’esprit d’entreprise » est l’une des huit compétences clés pour l’apprentissage tout au long de la vie définies par l’Union européenne. EntreComp: The Entrepreneurship Competence Framework (le référentiel sur la compétence d’entrepreneuriat, 2016) définit l’entrepreneuriat comme « une compétence transversale qui s’applique à toutes les sphères de l’existence : depuis l’aptitude à favoriser le développement personnel, en passant par la participation active à la société ». Or, cette définition est souvent mal interprétée : « Il faut faire le distingo entre le fait d’être entreprenant, en tant que compétence, et le métier d’entrepreneur », souligne François Taddei, expert en innovation éducative, fondateur et président du Learning Planet Institute (anciennement le Centre de recherches interdisciplinaires). « En France, le terme “entreprendre” est galvaudé : il ne s’agit pas uniquement de gagner de l’argent avec une start-up. On peut vouloir entreprendre pour avoir un impact positif sur le monde. Être capable d’entreprendre est plus important que le fait de devenir entrepreneur. On peut être entrepreneur social, artistique, culturel, scientifique. Le modèle économique est davantage un moyen qu’une fin. »
Apprendre à entreprendre : nouvelle matière obligatoire dès le primaire ?
Le plus important n’est pas de faire des cours d’entrepreneuriat à proprement parler selon Alexandre Pachulski, co-fondateur de Talentsoft et administrateur de France Digitale, car « cela ne parle pas à un enfant ». L’enjeu est de développer l’autonomie et la confiance, deux attributs qui génèrent l’esprit d’entrepreneuriat. « J’ai contribué à la création d’une école alternative appelée “L’autre école”, fondée par Lionel Zaïac. Sa vocation est de travailler sur la confiance des enfants et de découvrir leurs talents. C’est capital pour apprendre à porter un regard singulier sur le monde et à innover en allant au-delà de ce que leur dicte l’environnement. » Ces notions doivent être enseignées et transmises dès le plus jeune âge d’après Laurent Choukroun, co-fondateur de Synergie Family, incubateur à impact, et de l’Épopée, lieu d’innovation sociale et pédagogique : « Il faut permettre aux enfants de développer leur singularité en faisant ce qu’ils aiment avec les personnes qu’ils aiment. C’est la base de l’entrepreneuriat : donner la possibilité à chacun d’oser créer sa propre voie. Le périscolaire est un canal important car c’est en dehors des temps scolaires que les inégalités se creusent. Ces intermèdes doivent être des moments de stimulation pour permettre à chacun de découvrir ses talents et révéler ses passions. Ainsi, on développe la confiance et l’envie d’entreprendre quelle que soit sa forme ». L’important n’est donc pas d’ajouter une nouvelle matière au programme type « Comment monter sa boîte en trois étapes », mais de donner les moyens aux jeunes de se lancer dans un projet qui a du sens pour eux. « Les enfants d’aujourd’hui devront faire face à des défis plus globaux », explique François Taddei. « Plutôt que d’être victimes des changements ou des consommateurs du présent, ne peut-on pas leur enseigner à devenir des agents du changement ? Apprendre à relever les défis devrait être au cœur de l’école. »
« C’est la base de l’entrepreneuriat : donner la possibilité à chacun d’oser créer sa propre voie. »
Ces initiatives qui révèlent la fibre entrepreneuriale des plus jeunes
Certaines pédagogies, telles que Montessori ou Freinet, encouragent les projets collaboratifs facilitant la révélation des talents individuels. « Lorsqu’un projet est lancé, vous expliquez aux enfants tout ce qu’il est possible de faire. Ensuite, vous observez comment chacun se positionne naturellement. Il y a aussi la coopération qui se met en place dans ce type d’initiative. Une autre compétence clé de l’entrepreneuriat », explique Alexandre Pachulski. L’enseignement a un rôle à jouer dans le regard que l’on porte sur l’échec et la prise de risque : « Arrêtons de sanctionner les erreurs par le système de notation : il faut encourager les initiatives, parfois à contre-courant. ».
Autre initiative version start-up : Magic Makers, entreprise spécialisée dans l’apprentissage de la programmation. Des ateliers de programmation créative sont ouverts pour les enfants de 7 à 15 ans avec une méthode de pédagogie active inspirée par les travaux du MIT. « Nous offrons des moments de création de projets libres : tout le groupe participe, puis chacun sélectionne les idées générées selon les niveaux d’âge. Les plus petits feront ce travail en individuel pour apprendre à faire un choix et structurer ce projet pour ensuite le présenter aux autres. À partir de la 6ᵉ, cet exercice se fait en groupe pour apprendre à travailler ensemble, à faire des choix artistiques, à renoncer à des bouts de projet et conserver le plus important. La présentation du projet en groupe permet encore une fois de stimuler leur esprit de synthèse et de travailler leur prise de parole en public », explique Romain Liblau, responsable pédagogique.
Laurent Choukroun insiste lui sur l’importance de provoquer la rencontre avec ce qui résonne chez les enfants : « Tu ne peux pas savoir en quoi tu es doué tant que tu ne l’as pas testé. Est-ce la culture, la musique, le travail du bois ? Le moteur n°1 de l’entrepreneuriat est de créer la rencontre avec sa passion afin de la transformer en un projet concret ». Au sein de l’Épopée, des visites métiers sont régulièrement organisées : « L’idée est de générer des déclics : les enfants peuvent poser des questions et les créateurs parlent librement de leur parcours afin qu’ils puissent se projeter », raconte Marie Callios, responsable coordination et événements de l’Épopée. Et il y a de quoi faire au sein de cet incubateur social : plus de 50 structures à impact œuvrent dans le champ de la formation, de la culture, de l’écologie et de la ed-tech.
La méthodologie Design for change ou sa déclinaison française Bâtisseurs de possibles, portée par le Learning Planet Institute, a été relayée par le Ted Talk de Kiran Sethi, créatrice de l’école Riverside, en Inde, où elle encourage les enfants à se dépasser via un mantra devenu viral : « I can ». Cet établissement incite les élèves à s’emparer d’enjeux locaux. « La méthode s’organise autour de 4 étapes : “Feel, imagine, do and change”. Face à une situation ou une problématique, les enfants se mettent en action en répondant à quatre questions : qu’est-ce qu’on ressent face à une situation ? Qu’est-ce qu’on peut imaginer pour y faire face ? Qu’est-ce qu’on peut mettre en œuvre et comment partage-t-on l’histoire que l’on a créée ensemble ? », explique François Taddei. Le Learning Planet Institute a formé de nombreux collectifs et ambassadeurs dans 66 pays. Autre exemple, toujours en Inde, un établissement propose à de jeunes décrocheurs de devenir entrepreneurs : « Ils les invitent à faire des aller-retour entre un fablab et des paysans pour comprendre leurs problématiques et imaginer des solutions innovantes. Ils les testent et itèrent autant que nécessaire jusqu’à trouver une solution viable qui sera commercialisée autour d’un modèle économique ».
La « Start-up Education », nouveau carcan de la réussite ?
La Start-up Nation aurait-elle infusé le champ de l’éducation ? En effet, l’entrepreneuriat sous toutes ses formes ne risque-t-il pas d’imposer très tôt une forme de modèle unique de réussite ? « Nous n’avons pas vocation à créer des futurs businessmen et businesswomen ! Mais les compétences développées lors de nos ateliers découlent de l’esprit entrepreneurial et seront utiles pour les parcours professionnels et personnels », souligne Romain Liblau. Alors, comment éviter les effets de bord ? « Ne pas mettre l’entrepreneur sur un piédestal, à savoir un superman inhumain qui travaille seul. Il faut montrer que l’entrepreneuriat est une affaire d’équipe. » Il est donc essentiel de trouver le juste milieu et d’apprendre à tirer profit de l’univers start-up pour en faire un levier « d’innovation et de disruption dans les métiers de l’éducation et de l’inclusion », insiste Laurent Choukroun. « *Il faut l’utiliser à des fins utiles pour renforcer l’engagement citoyen des plus jeunes. »
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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