Culture d’entreprise : comment s’assurer que tout le monde se comprenne ?
23 mars 2022
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Quand il existe plusieurs cultures au sein d’une entreprise, soit il y en a une qui domine et « écrase » les autres, soit elles apprennent à coexister au sein d’une culture qui les inclut dans leurs différences et leur offre une langue commune. Alors, comment faire pour aller dans la même direction et se comprendre quand on ne parle pas la même langue ? Voici quelques leçons tirées de l’anthropologie…
On ne compte plus les ouvrages consacrés à la culture d’entreprise, ce qui la met en péril et ce qui la renforce. Ce n’est pas un hasard si les anthropologues et les sociologues trouvent dans le théâtre de la vie de bureau une matière inépuisable. Et quand on parle de culture, on parle aussi de langue et d’émotions : pour les linguistes et les psychologues, l’entreprise est un terrain de jeu scientifique sans pareil où le jargon et les codes sont autant de manières d’inclure ou d’exclure des individus du groupe des insiders de l’organisation.
« La culture, c’est un ensemble de relations œuvrant à un objectif commun. Ce n’est pas ce que vous êtes. C’est ce que vous faites », explique Daniel Coyle dans un ouvrage sur la culture d’entreprise intitulé The Culture Code. La définition est séduisante, mais elle s’accompagne de nombreuses questions. Les entreprises sont pleines de gens qui font des choses différentes, viennent d’univers variés et n’ont pas toujours un objectif commun. Les commerciaux·ciales vendent, les designers et ingénieur·es conçoivent des produits, les avocat·es et juristes s’assurent de la conformité légale des actions de l’entreprise, etc.
À partir d’une certaine taille, chaque organisation se divise en départements, entités et métiers qui forment autant de sous-cultures, avec leurs propre jargon, codes et manies. On l’a tou·tes vécu un jour : ce n’est pas toujours facile de communiquer avec les collègues d’un autre métier. Il arrive qu’on ne se comprenne pas, qu’on ne parle pas la même langue. La communication interne, c’est justement un métier. Mais ne serait-il pas pertinent d’aborder le défi de la communication sous l’angle culturel et linguistique ?
Ce n’est pas seulement une question de taille mais…
Bien sûr, même à deux, il arrive qu’on ne se comprenne pas. Les défis de communication existent dans chaque organisation où des personnes de milieux, d’éducation et de cultures différentes sont amenées à travailler ensemble, quelle que soit la taille de ladite organisation. Néanmoins, on s’est souvent posé la question du nombre d’individus à partir duquel les difficultés se corsent presque toujours. Existe-t-il une taille à partir de laquelle l’équipe et sa culture initiale se divise nécessairement en sous-groupes et sous-cultures dont il faudra organiser la communication de manière délibérée ? De nombreuses startups se posent cette question, soucieuses de « préserver leur ADN » à mesure qu’elles croissent.
Certain·es anthropologues pensent que les choses commencent à changer au-delà de 150 personnes. Au-delà de ce nombre, il est difficile de maintenir la cohésion d’un groupe sans des règles restrictives et des normes formalisées. 150, c’est le nombre de Dunbar, le nombre maximum d’individus avec lesquels on peut entretenir simultanément une relation humaine stable. Cette limite serait liée à la taille de notre cerveau. Robin Dunbar, c’est le nom d’un anthropologue britannique, qui le définit comme « le nombre de personnes avec qui vous ne seriez pas gêné·e de boire un verre si vous tombiez sur elles par hasard dans un bar ».
Tout a commencé par une observation des primates. Nos cousins gorilles et chimpanzés doivent maintenir des relations interpersonnelles avec chaque membre de leur groupe. Ce n’est qu’ainsi que les groupes peuvent assurer une protection aux individus. Or il existe un nombre maximum de relations que chaque grand singe peut entretenir. Et ce nombre serait déterminé par la taille de leur cerveau, ainsi que le temps et l’espace, bien entendu. Les scientifiques ont établi un index spécifique à chaque espèce : plus le cerveau est grand, plus l’index est élevé. Ce sont ces recherches des primatologues qui ont poussé Dunbar à se demander ce que serait cet index pour les humains.
150, c’est la taille du groupe de personnes avec lesquelles, nous autres humains, pouvons garder une proximité physique et parler la même langue. « On pourrait s’attendre à ce que la limite de la taille du groupe dépende du degré de dispersion sociale. Dans les sociétés dispersées, les individus se rencontrent moins souvent, se connaissent moins bien, donc les groupes sont forcément plus limités. » Dans un livre passionnant intitulé Grooming, Gossip, and the Evolution of Language (« Toilettage, ragots et évolutions du langage »), Dunbar explique que le langage a émergé comme un moyen commode et « bon marché » d’entretenir des relations sociales, permettant aux groupes humains de maintenir plus de cohésion sociale. Le langage aurait ainsi réduit la nécessité d’une intimité physique et sociale entre individus. En d’autres termes, parler, cela évite d’avoir à se chercher des poux…
150, c’est aussi le nombre à partir duquel il faut « structurer » différemment une organisation. Ce qui était « naturel » doit alors faire l’objet de systèmes et processus pensés, de règles formelles. La communication devient un problème. À partir du / de la 150e employé·e, des sous-groupes et des sous-cultures font leur apparition. Tout le monde ne parle plus la même langue. Aucune culture ne peut demeurer identique à ce qu’elle était à l’origine.
La formation de sous-cultures peut compromettre la communication… et la culture
Beaucoup d’entreprises ont su maintenir une culture saine et forte bien au-delà de 150 employé·es. Des règles claires et une mission commune permettent à des groupes de sous-cultures différentes de s’entendre et œuvrer dans la même direction. Ces organisations savent valoriser des contributions diverses. Elles font évoluer leur culture pour s’adapter à la réalité culturelle et linguistique en transformation.
Mais elles sont nombreuses à avoir rencontré des difficultés, ou connu des accidents culturels pendant leur croissance. Parfois, la cohésion du groupe s’est effritée avec l’arrivée d’un groupe de personnes différent de celui d’origine. Par exemple, des groupes d’ingénieurs peuvent mal vivre l’arrivée de nouvelles équipes de communicant·es et d’expert·es du marketing et des ventes. Il arrive que l’intégration d’un groupe soit un échec. Dans ce cas, les personnes nouvellement intégrées peuvent percevoir la culture comme étant hostile ou toxique.
À ce moment-là, on a l’impression de ne « pas parler la même langue ». Le jargon d’une sous-culture peut être moqué par une autre. Mais derrière la barrière linguistique, il y a surtout des objectifs et des valeurs que l’on ne partage pas. On parle alors de « problème culturel ». D’après Ben Horowitz, il y en a souvent dans les entreprises en croissance. « Les critiques aiment attaquer les entreprises à la culture “cassée” ou “corrompue”, mais en réalité, c’est toujours un petit miracle lorsque la culture continue de fonctionner. »
Horowitz dénombre 3 signes qui montrent que votre culture est malade :
« Les meilleures personnes démissionnent trop souvent ». Si le turnover est supérieur à la moyenne des entreprises de votre catégorie et de votre secteur, alors cela peut être le signe d’un problème culturel. Souvent, ce sont précisément les personnes que vous souhaiteriez garder qui choisissent de partir. Quand ceux / celles qui ont été recrutée·es parce qu’ils / elles correspondaient bien à la culture démissionnent parce qu’ils / elles ne se sentent plus bien dans l’entreprise, c’est que votre culture a mal évolué.
« Vous échouez à satisfaire vos priorités ». Lorsque les priorités que vous vous êtes fixées sont constamment ignorées par vos équipes, c’est le signe qu’il y a un problème de culture. Cela veut dire qu’elle n’encourage ni ne récompense la poursuite de ces priorités.
« Un employé fait quelque chose qui vous choque profondément ». Horowitz donne l’exemple d’un manager de son ancienne entreprise qui mentait de manière éhontée. Le manager a été renvoyé, mais le fait qu’il ait été promu pendant des années a envoyé un message délétère aux équipes. Cela a nourri une culture de la malhonnêteté (bien malgré les fondateurs).
Mais c’est bien normal d’avoir des sous-cultures dans une organisation
Dans tout groupe qui dépasse le nombre de Dunbar, il est courant et normal que des sous-cultures se développent, c’est-à-dire des cultures partagées par des plus petits groupes d’individus qui se différencient de la culture dominante. Pour Horowitz, « les sous-cultures émergent lorsque différentes fonctions se mettent en place. Ces différentes fonctions requièrent des compétences différentes : les équipes commerciales, marketing, RH, et celles des ingénieurs n’ont pas fréquenté les mêmes écoles, n’ont pas étudié les mêmes disciplines et ont souvent des personnalités différentes. Cela aboutit à des variations culturelles ».
Par exemple, il existe souvent des différences fortes entre les équipes commerciales et les équipes produits (souvent composées d’ingénieur·es). « Lorsque vous posez une question à un ingénieur, son instinct est de vous répondre avec la plus grande précision. Quand vous posez une question à une commercial, il essayera d’abord de comprendre la question derrière la question », explique Ben Horowitz.
En soi, les sous-cultures ne sont pas une menace pour la culture dominante. Il est normal qu’elles émergent dans un grand groupe. À l’inverse, il n’est pas sain de chercher à tout prix à plaquer la même culture dans chaque département / groupe. Mais leur existence peut devenir un problème lorsque les groupes ne communiquent pas bien entre eux et lorsqu’une sous-culture devient une « contre-culture », ouvertement hostile à la culture de l’entreprise. En somme, ce n’est pas grave de parler une langue différente dans son sous-groupe, à condition qu’il y ait aussi une langue commune pour parler avec les autres.
4 conseils pour faire communiquer les sous-cultures dans une entreprise
S’inspirer des enseignements de la communication interculturelle. On forme les managers qui interviennent dans les filiales internationales de leur organisation. Pourquoi ne formerait-on pas tout le monde à naviguer entre les cultures dans sa communication au travail ? Erin Meyer en a fait un guide éclairant qui est un excellent point de départ. Dans La carte des différences culturelles (Diateino, 2016), elle explique que « si vous appréhendez chaque interaction humaine avec l’idée que la culture ne compte pas, vous allez toujours, par défaut, regarder les autres à travers le prisme de votre propre culture et vous méprendre sur leurs intentions ». Confiance, feedback, persuasion, leadership, horaires… : en visualisant chaque sous-culture dans ses spécificités, on peut apprendre à mieux communiquer, trouver des « dénominateurs communs » et établir une grammaire commune.
Faire passer tou·tes les salarié·es par la même intégration culturelle. On ne le répète jamais assez : la phase d’onboarding est essentielle pour assurer une meilleure communication dans la durée. Si l’on veut que la langue commune de l’organisation soit centrée autour d’une culture qui valorise le service client, on peut faire comme l’entreprise Automattic Inc. où chaque salarié·e, quelle que soit la fonction pour laquelle il / elle a été recruté·e, commence d’abord par trois semaines de travail au service du support client. Par la suite, il / elle devra aussi y consacrer chaque année une semaine entière. La culture du service client est le dénominateur commun de toute l’organisation : c’est la « langue » commune que tout le monde doit partager. Dans une autre organisation, cela pourra être autre chose : pourquoi ne pas en faire le point d’entrée de la phase d’onboarding de manière à apprendre à parler la même langue ?
Favoriser la mobilité horizontale des salarié·es, entre départements et sous-cultures. Les grands groupes déploient généralement des programmes de mobilité géographique et inter-métiers pour leurs jeunes talents à « haut potentiel ». Mais au-delà de cette cible de salarié·es destiné·es à des hautes fonctions, la mobilité horizontale est trop souvent négligée dans les organisations. Or les mobilités sont l’un des meilleurs moyens de faire communiquer les sous-cultures entre elles, de provoquer une saine « hybridation » qui favorise le mélange des langues et des cultures. Il est encore trop rare qu’on encourage un·e commercial·e à rejoindre le département des ressources humaines, par exemple. Or ces mobilités sont aussi un facteur d’attractivité pour les salarié·es !
Construire une encyclopédie commune où l’on peut apprendre les spécificités techniques et linguistiques de chaque département. Que l’on appelle cela un « wiki d’entreprise » ou simplement une base de connaissances partagées, l’idée qu’il faudrait entamer un chantier de mise à plat (par écrit) des connaissances nécessaires à tou·tes dans l’organisation gagne en puissance. Veille collaborative, gestion de projet, travail à distance, planning partagé sont autant de coups que l’on peut faire avec cette pierre-là. Dans un modèle de travail hybride, c’est même perçu comme de plus en plus nécessaire. Le chantier est considérable et chaque équipe devrait y prendre part. Depuis quelques années, des outils comme Notion, Confluence ou encore Tettra ont rendu l’archivage et le partage des connaissances au sein des équipes plus accessibles.
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Photo par Thomas Decamps
Article édité par Mélissa Darré
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