Equilibre pro/perso : il est temps de remettre le corps dans l’équation
24 oct. 2022
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on en tant qu’individu ou entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleurs.
Devinette : qu’est-ce qui est toujours là, que l’on soit au travail, entre ami·es ou en famille, qui ne connaît pas la barrière pro / perso, et que l’on oublie constamment dans l’équation de l’équilibre des temps de vie ? Le corps bien sûr.
On pense au corps dans le contexte professionnel quand il est l’outil de travail (pour les grands sportifs et les artistes comme les danseur·euses par exemple), ou que la pénibilité impose d’aménager les horaires ou le poste de travail.
Mais pour toutes celles et ceux qui n’entrent pas dans ces catégories, le corps reste le grand oublié de l’équation vie pro / vie perso. On s’en occupe, on en prend soin (ou pas d’ailleurs) pendant ses heures libres, et le reste du temps, on l’oublie.
Mais personnellement, cette rentrée m’a fait l’effet d’un rappel à l’ordre : après des journées entières vissées sur ma chaise, la tête rivée devant mon écran, mon corps m’a gentiment rappelé qu’il était conçu pour le mouvement. C’est en l’écoutant que j’ai eu envie d’écrire cette tribune, pour explorer la question de l’équilibre des temps de vie autrement qu’avec la tête et le cœur.
L’équilibre mouvement-sédentarité toujours en exploration
D’après une publication de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) du 15 février 2022, 95 % de la population en France manque d’activité physique et reste assise trop longtemps. Ce qui veut dire qu’il y a de fortes chances que vous soyez concerné·e, et moi avec. Ce serait même pire que ça, puisque les chiffres sur lesquels sont basés cette statistique sont issus d’études datant de 2014-2015, et que d’après la professeure Irène Maragaritis de l’Anses, « la situation s’est aggravée depuis ». Ça a beau faire plus de deux ans que le télétravail massif a brutalement surgi dans nos vies, nous sommes encore en phase de test et d’appropriation des impacts de ce changement fondamental dans nos modes de vie. L’équation est claire : quand les espaces de vie et de travail sont mêlés, le corps fait du surplace. Claire Mounier-Vehier, cardiologue à l’Institut Cœur Poumon du CHU de Lille, parle de notre « addiction à la chaise ». Le mot est fort, à la hauteur de l’enjeu. Selon l’OMS, le manque d’activité physique est le 4ème risque de mortalité prématurée.
Les recommandations de l’OMS (10 000 pas par jour, ou 30 minutes d’activité physique d’intensité modérée) pour rester en bonne santé, vous les connaissez certainement. Mais quand on n’a pas à se déplacer pour aller d’un service à l’autre, aller déjeuner ou même traverser l’open-space pour aller aux toilettes, qu’est-ce qui prend le relais en termes de mouvement ?
Je sais bien qu’enchaîner les chiffres chocs n’aide en général pas vraiment à changer ses habitudes, alors avant d’aller plus loin, mettez la lecture de cet article en pause et demandez-vous : depuis ce matin, quelle activité physique ai-je offerte à mon corps ? Comment ai-je bougé ? Comment je me sens ? Vous pouvez même jeter un œil à votre smartphone : combien de pas depuis ce matin ? Et hier ? La semaine dernière ?
« Bouger est au cœur de notre façon de penser et de ressentir »
Pourquoi est-il si important de se poser la question ? Parce que notre corps est le véhicule de tous nos moments de vie, et qu’il ne fait pas de distinction : ni entre les “horaires de bureaux” et les autres, ni dans les émotions. Le stress, par exemple, est cumulatif – notre organisme ne trie pas entre les sources du stress pour faire “la part des choses”. Vous connaissez cette formule “son corps a fini par parler”, qu’on emploie généralement pour évoquer pudiquement un burn-out, un effondrement après une rupture ou un long deuil… C’est curieux comme formule, parce qu’en réalité, le corps parle tout le temps. Quand on n’a pas l’habitude de l’écouter, et qu’on a l’impression qu’il parle, c’est en réalité qu’il crie.
Notre corps humain, conçu pour chasser, cueillir, conquérir un territoire, est désormais stagnant la plupart de nos journées. Dans son livre “Move: How the New Science of Body Movement Can Set Your Mind Free” (« Bouger – comment la nouvelle science du mouvement corporel peut libérer votre esprit » - non traduit en français), la journaliste scientifique Caroline Williams explore la manière dont le mouvement physique joue sur notre état mental. En s’appuyant sur le travail du neuroscientifique Antonio Damasio, elle explique que notre corps envoie en permanence des signaux à notre cerveau pour l’informer sur son état. « Les messages inconscients venant du corps fournissent non seulement la base du soi, mais aussi une sorte de toile de fond à notre conscience qui donne le ton pour tout ce qui se passe. Ces « sentiments en arrière-plan », comme les appelle Damasio, agissent un peu comme la bande originale d’un film : ils ont le pouvoir de nous faire nous sentir joyeux, tristes, plein·es d’espoir ou à vif, pour des raisons qui nous échappent en partie. […] Bouger est au cœur de notre façon de penser et de ressentir. Si nous restons immobiles, nos capacités cognitives et émotionnelles sont sérieusement compromises. » C’est exactement ce que me confirmaient mes auditeurs, interrogés récemment : 80% évoquaient les ruminations mentales qui accompagnaient leur sédentarité subie.
Bouger d’accord, mais je case ça où dans ma journée ?
Réintégrer du mouvement dans nos quotidiens demande une intention et de l’action. Intention, car le fonctionnement en télétravail n’a pas été conçu pour intégrer du mouvement. Il faut l’intégrer intentionnellement. Alors partons du principe que l’intention, vous l’avez, mais que c’est au niveau de l’action que vous manquez d’idées, de temps, ou de motivation à long terme.
Des idées, en voici, glanées au fil de mes échanges avec mes client·e·s et mes auditeur·trices :
Les jours de télétravail, avant de basculer dans le monde virtuel de votre ordinateur, posez-vous cette question : à quelle activité allez-vous allouer le temps de trajet que vous venez de gagner sur la journée ? Qu’il s’agisse de 30 minutes ou même de 2h, à quoi décidez-vous consciemment d’employer ce temps ?
Toujours le matin, en vous penchant sur l’agenda de votre journée, intégrez au moins UNE pause en mouvement, en la traitant avec le même niveau d’urgence et de priorité que les autres tâches. Et inscrivez-la vraiment dans votre agenda ! Cela peut-être dix minutes d’étirements, quelques squats ou même… sortir les poubelles et faire la vaisselle ! (sauf si c’est au tour de votre conjoint·e…)
Chaque fois que l’on vous propose une visio, demandez-vous si elle peut être remplacée par un appel. Et si c’est le cas, prenez-le en marchant. Sortez faire le tour du pâté de maisons, de votre quartier, avec des points bonus si c’est au parc ou dans la nature (les études prouvent que le fait d’être dans la nature potentialise les bienfaits de l’activité physique).
Pensez à un mouvement qu’on oublie une grande partie de la journée : la respiration. J’adore cette phrase : « Respirez comme une personne détendue, et votre corps dira à votre cerveau que vous êtes une personne détendue. » Essayez. Ça marche. Et il y a plein d’applications et d’outils pour vous aider à le faire.
Si vous êtes manager, faites du mouvement un sujet récurrent de vos points d’équipe et de vos one-to-one – partagez la manière dont vous avez intégré le mouvement dans votre journée, lancez un défi à votre équipe, incitez-les à transformer leurs réunions en réunions ambulantes… bref, faites du mouvement un sujet important du bien-être de vos équipes.
Je termine avec les idées les plus originales que j’ai entendues : faire du vélo elliptique en conf call, 10 minutes de mini-trampoline entre deux réunions, une pause-déjeuner avec cinq minutes de musique à fond et de chant à tue-tête ou promener le chien de votre voisine… À vous de piocher !
Une dernière réflexion pour conclure cette tribune : nos modes de travail contemporains nous poussent sans cesse à rechercher la praticité. J’entends la praticité comme une combinaison de rapidité, efficacité, facilité d’accès, réduction des efforts. L’invitation dans cette tribune est à contre-sens de cette tendance : comment renoncer à la praticité pour se reconnecter aux sensations, pour se faire du bien, vraiment, et prendre soin de ce corps qui nous accompagne partout. Je crois que c’est à ce prix-là que nous sortirons de la course effrénée, de nos vies de “têtes ambulantes” que tant de personnes déplorent. Ce serait un comble que la flexibilité du travail se déploie au détriment de la flexibilité du corps.
Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
Inspirez-vous davantage sur : Sandra Fillaudeau
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