« J'ai été manager et j'ai détesté ça »
09 juin 2022
7min
Journaliste
Ils gravissent les échelons, lentement mais sûrement, et puis, ils y sont, ils décrochent leur place de manager. C’est le Saint-Graal, la validation sociale et familiale tant rêvée… Mais soudain, la réalité du terrain éclate au grand jour et c’est la dégringolade : ils détestent leur rôle. Stagiaire ingérable, management d’outre-tombe, team building au ras les pâquerettes et culture d’entreprise malsaine… Ils en ont managé des vertes et des pas mûres. Voici cinq témoignages touchants et riches d’enseignements.
Léo, 32 ans : quand on a le cul entre deux chaises
Typologie de détestation : court-circuitage
Retour d’expérience : « J’étais architecte chef de projet junior à Bordeaux et je manageais une personne avec qui tout roulait. Puis une opportunité s’est présentée et je suis allé ouvrir, avec l’un des associés, une antenne à Toulouse, où j’ai commencé à manager trois autres architectes. Le premier problème, c’est qu’il s’agissait d’amis qui avaient mon âge, et que je n’avais pas réellement choisi de les embaucher. La distance n’était pas facile à poser et j’avais pris du recul pour garder un peu d’objectivité et de professionnalisme. Le deuxième problème, c’est que j’étais coincé entre mon N+1, la quarantaine bien tapée et pas facile tous les jours, qui s’amusait à court-circuiter les échanges, et mes N-1, à qui je voulais laisser plus d’autonomie et d’indépendance mais qui, eux, n’étaient pas formés à ce genre de management. Quelques mois plus tard, j’ai dû manager un employé qui espérait une rupture conventionnelle sans que l’associé veuille la lui donner. Je suis devenu le déversoir-punching ball pour les deux. Ce fut le déclic : plus jamais ce management “le cul entre deux chaises” ! J’ai demandé ma rupture conventionnelle, bu quelques Caïpirinha au Brésil et me suis mis à mon compte. Pour l’instant, je préfère rester indépendant, mais j’envisage de faire grossir mon entreprise et de redevenir manager. Je pense qu’à ce moment-là, je défendrai le fameux “hire for attitude”, c’est-à-dire travailler avec des collaborateurs en accord avec mes valeurs d’indépendance et pas avec des “gros cons compétents”. Il est plus facile de former les gens que de changer leur tempérament. Surtout, je remettrai vraiment l’humain au centre. »
Enseignement : manager et être managé, ça s’apprend !
Sylvie, 37 ans : quand on manage ses anciens collègues
Typologie de détestation : amitié impossible
Retour d’expérience : « Je travaillais dans une entreprise de Télécom pour payer mes études quand mon manager m’a proposé de passer à temps plein en tant que middle manager. J’allais manager des gens avec qui je travaillais dans la joie et la bonne humeur depuis trois ans, et dont beaucoup dépassaient la quarantaine. Quand j’ai annoncé ma promotion, j’ai senti le malaise : tout à coup, je ne faisais plus partie du groupe, je n’étais plus conviée à la table de mes collègues, on ne me racontait plus les potins. Quelques mois plus tard, un ami, Jonathan, qui avait commencé en même temps que moi, était de plus en plus improductif. Je l’ai convoqué dans mon bureau pour qu’on échange sur le sujet. Au début, j’étais compréhensive et politiquement correcte, comme une bonne manager, puis je suis redevenue l’amie, cash : je lui ai clairement dit que je ne voyais pas le travail qu’il faisait. J’étais prête à sacrifier ma relation avec lui pour ce job qui ne m’avait pas été donné par hasard. Tout est rentré dans l’ordre sur le plan professionnel, mais j’ai perdu tous mes amis. Cette mise au point a été décisive : je ne serais plus jamais manager ! Je n’avais pas signé pour faire du babysitting et pour prendre tout le monde par la main. Je pense qu’il y a de très bons managers qui arrivent à tirer le meilleur de chacun, mais je n’en suis pas une ; je suis vraiment dans l’opérationnel et l’action. Je voyais, dans cette promotion, l’idée d’évolution professionnelle, mais je n’avais pas envisagé la gestion humaine, ce qui n’est clairement pas mon fort. J’ai raconté cette anecdote en entretien des années plus tard, et ça a beaucoup plu, j’ai eu le job. Je pense que ça montre aussi que je me connais bien : je peux travailler en équipe, mais avec des membres de même niveau d’autonomie et de proactivité. Il y a de très bons exécutants, et de très bons experts, puis des profils plus polyvalents, comme le mien. Il y a des personnes dans l’écoute, et d’autres dans l’action. Personnellement, je n’ai ni la prévenance ni la patience pour les tracas du quotidien. Aucun problème d’ambition de mon côté, j’ai monté mon entreprise en 2017, mais en prenant bien soin de ne pas manager qui que ce soit ! »
Enseignement : « Connais-toi toi-même. »
Isabelle, 37 ans : quand l’alternant est hydrophobe
Typologie de détestation : il pleut, ça mouille !
Retour d’expérience : « J’avais lancé ma boîte quand j’étais encore étudiante. J’ai toujours aimé fonctionner seule, j’avançais plus vite, il fallait me suivre. Je me suis ensuite associée à Tom, on était clairement des fonceurs. L’entreprise grossissait, je me disais qu’il fallait bien s’entraîner au management avec quelques stagiaires. J’ai dû apprendre à superviser les équipes en communication, en marketing et en créa, soit environ cinq personnes. Ça a tout de suite été difficile, car le fait de devoir être toujours disponible me rendait dingue. J’avais un grand besoin de gérer mon temps comme je le voulais, de l’optimiser, et ce n’était plus possible. J’avais l’impression d’être dans une cour de récréation géante et surtout, je préférais créer de la valeur en gérant la stratégie globale de l’entreprise. Et puis on a recruté Karim, un jeune alternant qui avait peur de la pluie. Son deuxième lundi à 9h30, il n’est pas là. On essaie de l’appeler avec Tom et il nous dit texto : “Je ne peux pas venir, il pleut, et je n’ai pas de parapluie”. Il avait 900 mètres à faire tout au plus. Quelques jours plus tard, 16h50, Karim se prépare à partir et là, c’est le déluge. Il a donc attendu, face à son écran noir pendant une heure trente. Il avait aussi pris un week-end prolongé quand on était partis un vendredi en formation, Tom et moi. J’avais dû l’appeler pour lui expliquer que, niveau assurance, on ne pouvait pas le laisser partir, et qu’il pouvait simplement demander un jour de congé, comme tout le monde. Par la suite, je n’ai plus jamais voulu être manager et aujourd’hui, toujours à la tête de mon entreprise, je ne manage plus personne. »
Enseignement : avis aux fonceurs, décélérez avant de manager.
Hugo, 28 ans : quand on y croit dur comme fer, mais que…
Typologie de détestation : le management façon livre de développement personnel
Retour d’expérience : « J’ai lancé une start-up tout jeune, quand j’étais encore en école de commerce. J’avais déjà une sorte de pouvoir galvanisant, je réussissais à faire courir mon équipe à 6h du matin par zéro degré à Lille, alors que je ne les payais même pas, et que notre “start-up” n’avait pas de compte bancaire. On était animés par une transe, “parce que c’était notre projet”. Toutes ces choses, je les avais lues et fantasmées dans des bouquins de développement personnel orientés business. Tout le monde y croyait dur comme fer, à commencer par l’équipe qui se donnait énormément pour le projet. Et un jour, un développeur qui avait optimisé chaque seconde de sa vie en mode “pomodoro” et qui pratiquait le sommeil polyphasique, a fait une sorte de coma pendant qu’on travaillait. Il était tout simplement épuisé, moralement et psychologiquement, mais aussi physiquement. Ça m’a fait quelque chose, un peu comme un tremblement de terre dans tous ces paradis artificiels que je m’étais construits à travers des expériences de livres, transposées dans ma vie. Désormais, même si cet événement reste un épiphénomène, je ne pense pas avoir envie de “disrupter” le quotidien des gens, et surtout pas avec autant d’ego qu’avant. Je n’ai pas pour autant renoncé au management, j’aime travailler avec une petite équipe de gens très autonomes et leads dans leur domaine, qui ont un intérêt économique aligné avec le mien. Le travail s’arrête lorsque je ferme mon ordinateur et j’ai compris que je n’étais ni un guide spirituel, ni un chevalier blanc du monde virtuel. Aujourd’hui, après avoir revendu mon entreprise, je cherche véritablement ma voie, et ce n’est pas dans un livre de développement personnel que je vais la trouver. »
Enseignement : il ne faut pas fantasmer le management, ni le galvauder.
Camille, 35 ans : quand on a l’impression de pisser dans un violon
Typologie de détestation : la cinquième roue du carrosse
Retour d’expérience : « Après un début de carrière dans le cinéma, j’ai poursuivi dans le journalisme, puis j’ai été manager, d’abord en tant que responsable de la communication et du marketing au sein d’une start-up, ensuite comme chargée de la communication digitale dans une maison d’édition. Dans chacun de ces jobs, je manageais deux personnes et je collaborais avec une dizaine de freelances. Il fallait être psychologue, logisticienne, statisticienne… Bref, un poste qui rend schizophrène ! Ces deux entreprises étaient en plus très désorganisées et notre travail n’était ni compris ni valorisé par la hiérarchie. Dans la start-up, j’étais middle manager, le tampon entre les équipes, ce qui était psychologiquement compromettant : on est pressurisé par en haut et par en bas. On essaie de faire reconnaître le travail de nos collaborateurs, on se surinvestit… Avec cette charge mentale énorme, je n’arrivais pas à me déconnecter. Surtout, dans cette structure, la philosophie du top management n’était pas saine et on n’était pas écoutés. J’étais très angoissée parce que je n’arrivais pas à tenir mes objectifs, qui en fait étaient inatteignables. J’ai fini en burn-out et j’ai démissionné, comme beaucoup d’autres. Il y a tout de même du positif dans ces expériences. J’ai apprécié la dimension macro du management, le fait d’être un genre de cheffe d’orchestre. J’aime voir les projets se construire de A à Z en déployant les moyens humains, financiers et matériels adéquats. J’ai beaucoup appris sur les autres et sur moi, notamment à reconnaître une culture d’entreprise toxique, à comprendre mes erreurs et à savoir en parler. Mais ma santé vaut mieux que ça : j’ai préféré revenir sur “le terrain” qui m’avait manqué et limiter mes responsabilités, en tout cas pour l’instant. Atteinte du syndrome de la bonne élève, je peux vite me surinvestir et certains en profitent, j’ai donc choisi un cadre bienveillant. C’est d’ailleurs ça l’important, quel que soit notre poste ou notre niveau de responsabilités, nous sentir à notre place à l’instant T, dans un environnement respectueux de l’humain. »
Enseignement : l’ambition, c’est avant tout d’être à sa place et bien dans ses pompes.
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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