« Le jour où mon salaire a fuité auprès de mes collaborateurs »
13 janv. 2025
4min
Dans une ère où la transparence reste un sujet tabou, un accroc dans la confidentialité crée inévitablement une onde de choc. Jalousies, remises en question, demandes d’augmentation en cascade… Comment réagiriez-vous si, du jour au lendemain, votre équipe découvrait votre salaire ? Témoignage.
Si aujourd’hui encore, parler « salaire » reste tabou pour la plupart des Français -plus de 56 % d’entre eux ne l’évoquent jamais, même avec leurs collègues ou leurs proches-, il arrive néanmoins que l’information parvienne à certaines oreilles sans qu’on l’ait vu venir. Que faire lorsque, en tant que manager, votre rémunération devient un sujet de conversation à la machine à café ? Comment gérer les tensions ? Et quand c’est nécessaire, restaurer la confiance de l’équipe ? Une situation bien connue de Tayeb, directeur de logistique dans une filiale d’une multinationale américaine, pour qui cette fuite d’information a ébranlé son équipe, sa carrière et sa vision du leadership.
« Ces mots ont agi comme une gifle »
Je me souviens de la première alerte. Un matin, un de mes collaborateurs est entré dans mon bureau, visiblement tendu. « Je veux une augmentation de 20 %. » J’ai gardé mon calme, mon discours était rodé : ce n’était pas possible, pas dans l’immédiat. Mais il m’a coupé net : « Tu dis que c’est trop, alors que ton salaire à toi est de tant. » Ces mots ont agi comme une gifle. Comment pouvait-il connaître ce chiffre ? Pendant un instant, j’ai espéré qu’il bluffait, mais son assurance ne laissait aucun doute. Mon salaire, que je pensais confidentiel, était désormais sur toutes les lèvres.
Je n’ai rien montré sur le moment. J’ai fait de mon mieux pour rester professionnel, mais en réalité, j’étais profondément ébranlé. Cette révélation n’était pas une simple fuite d’information : elle portait en elle les germes d’un bouleversement bien plus grand. Ce que j’ai appris par la suite a dépassé mes pires craintes. Ce n’était pas seulement mon salaire qui avait été dévoilé, mais celui de tous les collaborateurs de l’entreprise, des postes les plus modestes aux plus élevés.
D’autres directeurs ont confirmé vivre des situations similaires. Dans leurs équipes aussi, les demandes d’augmentations pleuvaient. Certaines étaient individuelles, mais souvent elles prenaient une forme collective. Les employés s’étaient réunis pour se mettre d’accord sur des stratégies communes. La situation était explosive et la direction restait étrangement silencieuse. Pas de consignes, pas de soutien. Rien.
« Cette divulgation n’était pas une erreur, mais une stratégie »
Très vite, avec d’autres managers, nous avons commencé à nous poser des questions : pourquoi cette divulgation ? D’où venait-elle ? Plusieurs d’entre nous soupçonnaient une volonté délibérée du top management. Nous étions persuadés que cette divulgation n’était pas une erreur, mais une stratégie. La direction cherchait probablement à créer des conflits internes pour affaiblir les équipes. Les règles de l’inspection du travail sont strictes, et licencier massivement n’est pas simple. En poussant les employés à la faute ou à partir d’eux-mêmes, elle contournait les obstacles.
Son silence n’a fait qu’aggraver les choses. La pandémie avait déjà laissé des traces profondes dans l’organisation. Les primes, les régularisations salariales, le passage au télétravail pour certains et le maintien sur site pour d’autres : tout avait été géré dans une opacité totale. Les tensions sociales, déjà présentes, n’attendaient qu’une étincelle. De mon côté, j’ai tenté de gérer la crise tant bien que mal. Je recevais les collaborateurs un par un, écoutais leurs revendications, essayais de maintenir un semblant de dialogue. Mais rapidement, ces discussions ont pris une tournure toxique.
Certains collaborateurs se sont montrés agressifs, prêts à tout pour obtenir gain de cause. Une personne de mon équipe a complètement perdu les pédales, à tel point que la situation a failli dégénérer physiquement. D’autres ont opté pour une approche plus calculée. Ils ont négocié des indemnités de départ et des packages pour quitter l’entreprise. En quelques mois, mon équipe a fondu comme neige au soleil. De vingt personnes, nous sommes passés à quatre.
« Le respect de la hiérarchie s’est évaporé »
Le plus dur, ce n’était pas de gérer les départs ou les tensions, mais de voir mon propre leadership s’effondrer. J’ai toujours mis un point d’honneur à maintenir une ambiance de travail saine et conviviale. Je ne suis pas un manager autoritaire. Je préfère arrondir les angles, créer un environnement où chacun se sente à l’aise. Mais après la divulgation des salaires, tout cela semblait vain. Le respect de la hiérarchie s’est évaporé. Mes demandes n’étaient plus prises au sérieux. À chaque conversation, je sentais de la méfiance dans le regard de mon équipe.
Le problème, c’est que je n’avais aucune marge de manœuvre face à ces demandes d’augmentation. Et mes collaborateurs le savaient. Pour eux, je semblais amorphe, incapable de bouger. Mais la vérité, c’est que mes sollicitations à la direction restaient sans réponse. Si bien qu’avec le temps, j’ai fini par changer. J’ai arrêté de chercher à maintenir un climat agréable. Je n’en avais plus la force. Quand un collaborateur venait me voir avec une réclamation, ma réponse était sèche, presque cynique : « Si tu n’es pas content, tu peux partir. » Je ne partageais même plus un café avec eux.
Aujourd’hui, les choses se sont un peu apaisées. J’ai réussi à obtenir des augmentations pour certaines personnes de mon équipe, et cela a permis d’améliorer légèrement le climat. Mais en ce qui me concerne, ma vision du travail a changé. Je ne vois plus l’entreprise comme un endroit où l’on peut s’épanouir sur le long terme. Désormais, je postule ailleurs, mais le marché de l’emploi est difficile, surtout à mon âge. Parfois, je songe même à une reconversion.
« J’ai perdu beaucoup, mais j’ai aussi appris »
Avec le recul, je me rends compte que cette situation m’a profondément marqué. J’ai perdu beaucoup, mais j’ai aussi appris. La première leçon, c’est qu’il faut savoir partir avant qu’il ne soit trop tard. J’ai longtemps cru que cette boîte était celle où je ferais carrière. J’y ai investi énormément de temps et d’énergie. Je pensais que l’appartenance à une entreprise pouvait être mutuelle, qu’en donnant à mes collaborateurs et à mon employeur, je recevrai quelque chose en retour. Mais cette confiance m’a coûté cher. J’ai laissé passer des opportunités, croyant que ma place était ici. Aujourd’hui, je sais que c’était une erreur.
La deuxième leçon, c’est qu’il faut être méfiant, surtout dans une grande organisation. En tant que directeur, je pensais que la hiérarchie et les ressources humaines étaient là pour nous soutenir. Mais cette crise m’a montré l’inverse. Les DRH ne sont pas là pour régler nos problèmes. Leur priorité, c’est de protéger l’entreprise, pas ses employés. Je compare souvent cette expérience à une partie de poker où il faut garder son calme, ne jamais trop se dévoiler, et surtout savoir quitter la table avant d’y laisser sa chemise.
Je ne peux pas dire que tout est négatif pour autant, car cette expérience m’a rendu plus lucide. Je ne crois plus aux belles promesses des multinationales. Désormais, je me concentre sur l’essentiel : ne jamais oublier que chaque poste, aussi stratégique soit-il, peut être remis en question du jour au lendemain. Dans ce monde, le poids des responsabilités ne garantit pas le soutien attendu, pas même un manager avec quatorze ans d’ancienneté. C’est une leçon amère, mais nécessaire.
Article rédigé par Marlène Moreira et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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