Recrutement : l'intelligence émotionnelle est-elle la compétence suprême ?
30 août 2022
6min
Professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision
LES FAKE NEWS DU MANAGEMENT - Depuis toujours, vous êtes persuadé que les brainstormings sont le réceptacle idéal des idées créatives. Vous avez la conviction profonde que l’entretien individuel représente le passage obligé d’un recrutement réussi. Ou encore, cela ne fait aucun doute, être un bon manager relève de l’expérience. La science a prouvé de longue date l’inexactitude de ces idées reçues, qui continuent pourtant de graviter dans le monde de l’entreprise. Pour vous, notre expert Olivier Sibony, professeur de stratégie, décortique sans langue de bois ces fake news du management.
À moins de vivre dans une grotte, vous avez déjà entendu parler de « l’intelligence émotionnelle », présentée comme un complément indispensable de l’intelligence « tout court ». Loin d’être une simple mode comme il y en a tant en management, l’IE est un thème omniprésent depuis son émergence au milieu des années 1990.
L’IE entend d’abord répondre à un besoin éternel, et éternellement insatisfait : celui des entreprises qui doivent sélectionner leurs collaborateurs. La grande promesse de l’IE, qui figure en sous-titre du livre fondateur de Daniel Goleman, est d’être un meilleur indicateur que le QI pour prédire le succès professionnel. Mieux : puisque vos compétences techniques ne vous distinguent sans doute pas de vos collègues, l’IE serait le véritable secret pour être promu dans un rôle de leadership. Cet argument se voit parfois élevé au rang de constat sociologique, voire macro-économique : puisque l’intelligence artificielle supplantera bientôt les humains dans les tâches cognitives les plus avancées, l’intelligence émotionnelle sera notre dernier « avantage concurrentiel » face à la machine. C’est ainsi que le World Economic Forum voit dans l’IE une des compétences les plus importantes à l’avenir.
À cette promesse de meilleure sélection s’ajoute un argument plus récent : le développement personnel des collaborateurs. L’IE protégerait du stress et du burn out et conduirait à une plus grande satisfaction au travail – ô combien essentielle en ces temps de doute, voire de « grande démission ». Et pour promouvoir le numéro spécial et le livre-compilation qu’elle consacre à l’IE, la Harvard Business Review n’hésite pas à promettre « toutes les clefs (…) pour être plus empathique, résilient, performant et heureux… ». Que demander de plus ?
L’importance de l’intelligence émotionnelle semble aujourd’hui si évidente qu’on se heurte parfois, si l’on ose en douter, à des réactions incrédules, voire franchement hostiles. Toute personne mettant en cause la centralité de l’intelligence émotionnelle est naturellement soupçonnée d’en manquer… d’autant que la prolifération des livres, des tests et des formations promettant de mesurer et de développer la fameuse IE fait que le sujet fédère beaucoup d’intérêts. Assumons ce risque, et essayons quand même de poser quelques questions qui fâchent. Car, comme souvent, le sujet demande un peu plus de nuance que n’en proposent les jaquettes de livres et les titres de posts sur les réseaux sociaux.
De quoi l’intelligence émotionnelle est-elle le nom ?
D’abord, un certain flou règne quant à la définition de l’IE. De manière générale, ce serait la capacité à raisonner correctement sur les émotions, à intégrer la compréhension des émotions et de leurs effets dans sa réflexion. Il faut pour cela percevoir, comprendre et gérer ses propres émotions et celles des autres.
Jusque-là, tout va bien. Le problème est que ces généralités se déclinent très diversement selon les sources. Goleman, par exemple, parle de cinq traits (connaissance de soi, auto-régulation, compétences sociales, empathie, motivation). Mais aucune définition ne fait autorité : une revue de littérature datant de 2021 a identifié pas moins de 40 tests différents qui prétendent mesurer l’IE. Les auteurs ne s’accordent pas sur des points essentiels, comme celui de savoir si l’IE est une disposition innée ou une compétence qui s’acquiert et se travaille. Qui plus est, certaines mesures d’IE sont déclaratives (« Je me comporte de telle manière dans telle situation »), tandis que d’autres sont des tests d’aptitude face à des situations émotionnelles (« Face à tel comportement, comment réagiriez-vous ? »). Dans ces conditions, il est difficile de tirer des conclusions générales.
Une autre question épineuse est de savoir si l’IE est une notion nouvelle et distincte, plutôt qu’un simple agrégat de traits déjà connus. Deux des cinq grands traits de personnalité qui composent le modèle des « Big Five », la stabilité émotionnelle et le caractère « agréable », sont fortement corrélés avec les mesures d’IE. Plus étonnant, l’intelligence classique (mesurée par le QI) est aussi fortement corrélée avec l’IE : raisonner sur des émotions, c’est toujours raisonner. Une étude de 2005 et une méta-analyse de 2015 suggèrent que ces éléments, combinés avec quelques autres, recouvrent quasi-complètement le concept d’IE. En somme, parler d’intelligence émotionnelle, ce serait un peu comme baptiser « herbes de Provence » un mélange de thym, de romarin, de sarriette et d’origan : une trouvaille marketing, pas une découverte botanique.
L’IE est-elle un bon outil de recrutement ?
Certes, direz-vous, mais les herbes de Provence, c’est quand même bien utile ! Peu importe, en pratique, que le concept soit nouveau, du moment que l’outil fonctionne. Si, pour savoir qui va réussir ou non dans un job, on peut utiliser un simple test d’IE, plutôt qu’une série de mesures différentes qu’il faudra ensuite combiner et pondérer, pourquoi ne pas s’en servir ? La question est ici celle de la valeur prédictive des mesures d’IE. Mais il faut d’abord préciser ce que « valeur prédictive » veut dire. Quand vous recrutez quelqu’un, quelle que soit la méthode que vous utilisez, vous allez ensuite faire en sorte que cette personne réussisse (et c’est heureux !). Mais cela complique l’interprétation de votre choix : si votre recrue réussit, est-ce parce que vous l’avez bien choisie ou parce que vous l’avez aidée à réussir ? Pour éviter ce problème, les études sérieuses comparent généralement les mesures que donne un outil de sélection (par exemple, un test ou un entretien) avec la performance ultérieurement mesurée par des superviseurs distincts. La corrélation entre ces deux notes mesure la valeur prédictive de l’outil de sélection.
Bien sûr, cette corrélation n’est jamais parfaite (égale à 1) : il n’y a pas de boule de cristal. Recruter, c’est difficile ! Reste à savoir, parmi les différentes méthodes imaginables – tests, entretiens, prise de références, graphologie ou thème astral – lesquelles permettent de s’approcher le plus possible de l’idéal. Et bien sûr, si les mesures d’intelligence émotionnelle en font partie.
Un grand nombre d’études ont répondu à cette question, et la méta-analyse citée plus haut en donne une synthèse : les mesures d’IE ont une corrélation de 0,29 avec la performance. C’est à la fois beaucoup (si l’IE ne servait à rien, la corrélation serait de zéro) et peu. Pour se faire une idée de ce qu’une telle corrélation représente, imaginez que vous prenez au hasard deux candidats, Camille et Dominique. Le test d’IE a parlé : Camille est meilleure. Quelle est la probabilité que Camille s’avère effectivement meilleure que Dominique lorsque les performances de ces deux individus seront mesurées par des superviseurs indépendants de vous ? Environ 59 %. En d’autres termes, suivre le test d’IE est mieux que de tirer à pile ou face… mais pas beaucoup mieux.
Est-ce, au moins, mieux que ce qu’on parvient à obtenir par d’autres méthodes ? Oui, si la méthode que vous employez (comme la très grande majorité des organisations) est un entretien de recrutement traditionnel, dont les limites sont connues. Un test d’IE bien choisi et administré de la même manière à tous les candidats améliorera certainement la qualité de vos décisions. Mais pas autant que si vous utilisiez… un simple test de QI. Car, toutes les études le confirment, s’il faut choisir un indicateur unique pour recruter, l’intelligence (classique, pas émotionnelle) est de loin le meilleur. C’est vrai partout et pour tous les postes : il n’y a pas de job pour lequel l’intelligence soit un handicap.
L’intelligence émotionnelle : un bonus… pour certains postes
On objectera à raison que rien ne vous oblige à vous limiter à un indicateur unique. Supposons donc que vous utilisiez un test d’aptitudes cognitives, puisque c’est la meilleure méthode disponible : avez-vous intérêt à utiliser, en plus, un test d’IE ? La réponse qu’apportent les études est à la fois surprenante et logique : oui, si et seulement si le poste pour lequel vous recrutez comprend une forte composante émotionnelle. Si vous êtes commercial, agent immobilier, ou employé de call center, les émotions font partie du job. Entre deux personnes de même intelligence générale, la plus « émotionnellement intelligente » aura naturellement un avantage. De même, une étude récente suggère que l’IE est un atout-clé chez les entrepreneurs – ce qui n’est pas étonnant, si l’on songe aux montagnes russes émotionnelles que connaissent les créateurs d’entreprise… En revanche, si vous êtes chercheur chimiste, mécanicien dans l’armée de l’air ou ouvrier posté sur une ligne de production, les émotions jouent un rôle beaucoup plus modeste. Dans ces postes à « faible composante émotionnelle », une forte IE n’ajoute rien à la performance (certaines études suggèrent même qu’elle pourrait être nuisible).
Alors, l’intelligence émotionnelle est-elle plus « importante » que le QI ? La réponse est non, au sens où les données disponibles ne permettent pas d’affirmer que l’intelligence émotionnelle serait plus prédictive de la performance que l’intelligence classique. Tout au plus peut-on dire que c’est un bonus, et encore, pour certains postes seulement. Mais si par « importante », vous voulez dire qu’il y a des qualités humaines, interpersonnelles et sociales qui vous semblent essentielles, que vous les appréciez plus que l’intelligence brute, et que vous souhaiteriez qu’elles soient plus reconnues et mieux valorisées, pourquoi pas ? Libre à vous de les rechercher chez vos amis et de les encourager chez vos collègues !
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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