Les rémunérations variables : chronique d’une mort annoncée

10 janv. 2023

8min

Les rémunérations variables : chronique d’une mort annoncée
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

Courant dans les fonctions commerciales, le variable reste une option de rémunération plébiscitée pour inciter les salariés à atteindre leurs objectifs. Cette approche de la motivation alternant « la carotte et le bâton » est-elle vraiment efficace ?

Le système de rémunération variable fait encore largement l’unanimité : il est présent dans 90 % des entreprises, tous métiers confondus. Selon une étude sur les rémunérations variables réalisée en janvier 2017 par Meteojob, 87 % des dirigeants et dirigeantes interrogés jugent utile de les mettre en place. D’où vient cet héritage ? Probablement d’une vision du travail imprégnée de l’ère fordiste selon Hubert Joly, ancien dirigeant de Best Buy (Darty américain) et auteur de L’entreprise, une affaire de cœur (Édition Renaissance Plon) : « Pendant la majeure partie du XXe siècle, le taylorisme a façonné les politiques de rémunération (…) les travailleurs ont besoin de carottes et de bâtons pour exécuter une stratégie élaborée par des cadres très intelligents aidés de quelques collaborateurs experts (…) Les entreprises ont donc construit des systèmes entiers de motivation basés sur l’argent, avec des primes, des commissions pour stimuler leurs salariés. Le problème c’est que, depuis, le travail a changé ». En effet, plusieurs études démontrent que l’efficacité de la rémunération variable relève davantage d’une croyance que d’une équation profitable à l’entreprise :

  • La méta-analyse sur les effets des récompenses observés dans 128 expérimentations (1999) menée par les professeurs de psychologie des universités de Rochester et de McGill, Edward Deci, Richard Ryan et Richard Koestner, conclut que « des récompenses tangibles exercent généralement un effet substantiellement négatif sur la motivation intrinsèque ». Les rémunérations « à la performance » auraient un impact négatif sur la motivation dite « intrinsèque ». D’ailleurs, plus cette dernière est importante, plus les récompenses sont inefficaces. En 2009, des chercheurs de la London School of Economics ont également conclu, sur la base d’une revue de 51 études, que « les incitations financières mises en place dans les grandes entreprises peuvent avoir un impact négatif sur la performance globale ».

  • Daniel Pink, dans son best-seller La vérité sur ce qui nous motive, cite une étude réalisée par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans laquelle les chercheurs demandent à des étudiants de résoudre des problématiques, plus ou moins rudimentaires, avec des niveaux de récompenses selon l’atteinte de leurs résultats. Conclusion : plus la tâche à exécuter est sophistiquée et créative, plus les primes sont contre-productives. Cette expérience a été reproduite maintes fois dans différents pays (en Inde rurale, notamment, où les primes représentent deux mois de salaire) et les résultats sont sans appel : les récompenses tendent à limiter la capacité de réflexion et de créativité.

Oser s’extraire du système de variables : 5 arguments pour (vous) convaincre

Une gestion chronophage d’un modèle complexe et instable par nature

Pour fonctionner, la rémunération variable doit démontrer des critères lisibles et pertinents. Un vœu pieux puisque les indicateurs de performance sont généralement multiples, rendant le calcul du variable assez complexe : « Le modèle de rémunération reste compliqué car il croise plusieurs indicateurs. Les commerciaux ont parfois du mal à comprendre les impacts de leur résultat sur leur salaire. Les managers passent donc beaucoup de temps à expliquer le système de rémunération malgré la mise en place d’un logiciel qui permet de suivre en temps réel les performances individuelles », explique Pierre-Gaël Pasquiou, partner et chief sales officer chez Welcome to the Jungle, qui se questionne sur les impacts de la rémunération variable au sein de son équipe. De plus, la pondération des différents critères change régulièrement car elle doit être alignée sur les priorités annuelles et la stratégie commerciale adoptée. À peine intégrée, la modélisation doit donc être revue et représentée aux équipes. « C’est un facteur de mécontentement car quand 30 % de ta rémunération est indexé sur tes résultats, chaque changement de calcul est déstabilisant et doit être soigneusement expliqué. De plus, au quotidien, il n’est pas simple de gérer tous les cas de figure que le modèle ne couvre pas, car il est rigide par nature. »

La rémunération variable, un jeu à somme nulle

La ou le commercial commissionné est tenté de se concentrer sur l’objectif individuel, et non celui de l’équipe. C’est un potentiel frein à la performance globale : « Dans certains cas, le système de commissions individuelles est contre-productif car chacun se focalise sur l’atteinte de ses propres résultats. Dans de nombreux cas, pour signer des contrats avec un impact important, il vaut mieux élaborer une stratégie collective, or le système de variable ne valorise pas suffisamment ces approches de vente », souligne Pierre-Gaël Pasquiou. Le principe de saisonnalité du variable génère aussi des effets délétères : « En fin d’année, les super performers attendent pour signer de nouveaux contrats afin d’impacter leur variable, l’année suivante. “Faire du frigo”, une technique connue dans le jargon commercial, est nuisible pour les résultats collectifs », explique Laurent Métral, Directeur Groupe des Ressources Humaines et de la Communication chez Crédit Mutuel Alliance Fédérale, un groupe qui a décidé de ne plus octroyer de variables au sein de l’ensemble de son réseau bancaire depuis 2017 (en dehors des métiers spécialisés).

Une perte de vue de la mission de l’entreprise

Vendre à tout prix obstrue le « customer centric » inhérent à toute équipe commerciale performante. « Au sein du CIC, racheté par le Crédit Mutuel Alliance Fédérale, historiquement sans système de commission car attaché à ses valeurs mutualistes, nous voulions sortir de la représentation négative du chargé d’affaires dans le secteur bancaire. Selon nous, le décommissionnement sert le devoir de conseil qui est devenu un marqueur fort de notre différence et de notre philosophie d’entreprise. Les équipes du réseau sont centrées sur les besoins du client et non sur leurs intérêts », insiste Laurent Métral.

Une redistribution inéquitable de la reconnaissance

La compagnie d’assurance Alan a, elle aussi, renoncé aux variables dans l’optique de valoriser la performance à tous les niveaux. « Chez Alan, […] nous ne voulions pas installer de compétition entre commerciaux, ni vis-à-vis des autres métiers. Tous les employés participent au succès de l’entreprise : il n’y a pas de raison qu’un commercial reçoive une prime plus importante qu’un ingénieur ou qu’un agent care (notre service client) », explique le responsable relations presse. En effet, en indexant le variable sur la réalisation individuelle, l’entreprise entretient « l’effet superstar » des commerciaux, alerte Pierre-Gaël Pasquiou : « On considère à tort que les commerciaux sont les seuls ou les principaux responsables du succès de l’entreprise ». À l’inverse, les primes, les bonus ou les augmentations annuelles, en partageant l’ensemble de la valeur globale créée, instaurent une culture de la reconnaissance auprès de l’ensemble des départements.

Une QVT (Qualité de vie au Travail) affectée par la pression des objectifs

« Nous avons observé que le système de variables était très attractif pour les grands performers. Mais pour la majorité des commerciaux, la pression était plus nocive qu’efficace sur les chiffres. En proposant une approche plus collective de la rémunération, on responsabilise l’ensemble de la chaîne de production sur les résultats. Et non plus une partie des salariés », explique Laurent Métral.

4 conditions pour mettre en place un modèle sans variable pérenne

  • Le prérequis à tout changement ? Observer son organisation pour appréhender la capacité à pivoter : « Il faut se poser la question du “terreau” : est-il favorable à la mise en place d’un tel système ? Tout est une question de personnes, de culture et de contexte : est-ce que les équipes sont matures ? Est-ce le bon moment ? », insiste Pierre-Gaël Pasquiou. Au sein du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale, le contexte historique et culturel a facilité la transition : « Lors du rachat du CIC par le Crédit Mutuel Alliance Fédérale, il y avait la volonté de rapidement travailler sur un socle social unique pour faciliter les mobilités et les mouvements internes. De plus, le contexte et l’histoire sociale étaient de notre côté car le groupe a toujours eu une politique de rémunération fondée sur une part importante du fixe (90 % de fixe / 10 % de variable). Le changement de système n’a donc pas été une révolution culturelle », souligne Laurent Métral.

« Il faut parler d’intégration du variable, et non de suppression. »

  • Le montage salarial et la communication sont des éléments moteurs de la bascule. Il faut parler d’intégration du variable, et non de suppression : un moyen de rassurer et d’embarquer les équipes. « Au sein du groupe, il n’était pas question de suppression : nous avons intégré la partie variable en prenant en compte la moyenne des trois dernières années. Notre approche était la suivante : nous intégrons votre variable pour assurer votre avenir. Ce qui est plutôt avantageux pour les salariés puisque cette partie a été prise en compte dans le calcul des augmentations annuelles lors des NAO (négociations annuelles obligatoires avec le CSE). Notre objectif était de faire en sorte que ce changement soit profitable pour les collaborateurs : nous avons adressé le maximum de cas particuliers et de demandes car nous avions la chance d’être dans un contexte économique porteur », explique Laurent Métral.

  • Du sens pour maintenir un élan commun : « L’absence de variable individuel permet d’avancer tous dans la même direction. (…) Nous atteignons nos objectifs collectivement, tout en laissant une grande autonomie à chacun », explique l’attaché de presse d’Alan (même source, ndlr). Cette approche sous-tend un point cardinal selon Pierre-Gaël Pasquiou : « Est-ce que la mission de l’entreprise permet de créer suffisamment de sens au sein des équipes ? Comment motiver grâce à la vision, et non via des récompenses ? Il faut réfléchir à ce qui motive réellement les collaborateurs au quotidien. Une fois que l’on sait y répondre, on peut s’extraire du modèle de variables ». Au sein du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, le décommissionnement est inscrit dans les engagements pris en tant que Société à Mission : « Nous avons un ADN mutualiste : le fait d’adresser avant tout les besoins de nos clients est inscrit dans nos statuts. C’est un engagement que partagent et respectent toutes nos équipes commerciales. Cela fait maintenant partie de notre identité et de ce que nous proposons professionnellement : devenir chargé de clientèle chez nous, c’est une vision différente du métier où le respect du client prime », souligne Laurent Métral.

  • Ne pas avoir peur de perdre les meilleurs talents. Au contraire. La décision a été stratégique pour la marque employeur du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale. « C’est loin d’être un frein à l’embauche : c’est devenu un pilier de notre identité employeur pour attirer et engager des talents qui partagent nos valeurs et une version responsable du métier. Nous proposons aussi une expérience collaborateur complète avec une évolution sur-mesure, des formations continues, un environnement de travail non compétitif… », explique Laurent Métral.

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Prêt à vous lancer ? Les étapes clés pour vous passer des variables

  1. Commencer par sonder ses équipes afin de « déceler ce qu’elles en pensent, de comprendre les bénéfices qu’elles y voient et de glaner les sources de mécontentement afin de répondre à la majorité des problématiques. Grâce aux “Jungle Mood”, nos enquêtes régulières internes, je sais que la rémunération est l’une des sources de mécontentement principale au sein de mes équipes et qu’il existe des leviers d’amélioration », explique Pierre-Gaël Pasquiou.

  2. Ensuite, la communication et la documentation sur les innovations en termes de rémunération sont clés pour éclairer les décideurs et décideuses. « Pour l’instant, c’est en discussion chez Welcome to the Jungle, j’ai donc recueilli des témoignages, des articles et de la littérature sur le sujet afin d’aider chacun à comprendre ce que cela implique et les bénéfices potentiels. Si nous prenons cette direction, nous partagerons cette base de réflexion avec l’ensemble des collaborateurs », souligne Pierre-Gaël Pasquiou. Il ne faut pas minimiser la communication avec le CSE afin d’assurer l’adhésion des salariés : « Les discussions avec les IRP (instances représentatives du personnel, ndlr) se sont très bien passées car notre environnement de travail est plutôt protecteur en termes de rémunération. De plus, nous avons mis en exergue le fait qu’il s’agissait d’une intégration et non d’une suppression. Les éléments de langage comptent beaucoup* », insiste Laurent Métral.

  3. Puis, les managers doivent être impliqués très tôt dans la démarche de changement selon Pierre-Gaël Pasquiou : « Généralement, ils sont assez réticents car cette innovation managériale exige une refonte du leadership : sans le variable, les méthodes d’incitation et d’encadrement doivent immanquablement s’adapter. Le référentiel managérial tend vers celui d’un “team lead coach” : rassurer, repositionner des objectifs plus ambitieux et communs, accompagner différemment, faire évoluer les équipes, donner de la perspective… ».

Pour finir, avant un déploiement massif, la mise en place d’une phase pilote est vivement recommandée afin de recueillir des données et proposer un lancement optimal via des ambassadeurs ou encore des processus bien calibrés.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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