Futur du travail : et si le problème c’était le « fossé exponentiel » ?

Publié dans Le book club du taf

21 sept. 2021

7min

Futur du travail : et si le problème c’était le « fossé exponentiel » ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LIVRE – Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Sa dernière trouvaille ?Exponential d’Azeem Azhar, un essai passionnant sur le fossé qui se creuse entre technologie et société, entreprises exponentielles et traditionnelles. Un must read.

Face au rythme effréné de l’évolution technologique, nous nous sentons souvent démunis. Certain·e·s d’entre nous ont l’impression que les normes sociales, les organisations et les politiques ne sont pas adaptées à la nouvelle réalité technologique. De plus en plus de personnes passent à travers les mailles du filet de protection sociale créé au cours du siècle dernier. Les gouvernements ne collectent pas assez d’impôts car notre fiscalité n’est pas adaptée à la réalité des entreprises numériques. Le management semble parfois désuet quand il ne tient pas compte de la réalité du travail à distance. Les inégalités entre les travailleur·se·s augmentent parce que le pouvoir des syndicats s’est émoussé. Et la liste est longue. Il semble y avoir un fossé grandissant entre la technologie et la société.

Azeem Azhar, l’auteur britannique de l’influente newsletter et podcast éponyme Exponential View, utilise des concepts mathématiques pour nous aider à mieux visualiser ce gouffre entre la technologie et la société. D’après lui, l’évolution technologique est exponentielle (sa croissance est géométrique) tandis que l’évolution institutionnelle est linéaire (sa croissance est arithmétique). Entre les deux, il existe un fossé exponentiel que nous devons nous efforcer de combler. Dans un livre incontournable intitulé Exponential, il décrit l’âge exponentiel dans lequel nous vivons et tous les problèmes causés par le fossé entre la technologie, d’une part, et la société, les organisations et la politique, d’autre part.

« Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les institutions humaines ont du mal à s’adapter. D’abord, il y a une difficulté cognitive : nous avons beaucoup de mal à appréhender le changement exponentiel. Ensuite, il y a les difficultés inhérentes au changement dans les organisations. Toutes contribuent à creuser le fossé entre la technologie et nos institutions sociales », écrit Azeem Azhar.

Face à une pénurie croissante de travailleurs qui trouvent le salariat de moins en moins attractif, les entreprises devraient se donner comme objectif stratégique de mieux comprendre cet âge exponentiel afin de combler le « fossé exponentiel ». En effet, de nombreuses organisations semblent être entre le marteau et l’enclume, entre des candidat·e·s qui manquent à l’appel et la concurrence de nouveaux entrants plus agiles dont la domination se fait sentir de plus en plus vite.

Comment combler ce fossé ? Exponential offre des réflexions et des pistes d’exploration dont la lecture profiterait à tous les décideurs, dans les entreprises comme les administrations !

« Dès 2016, six entreprises numériques à croissance exponentielle – Apple, Tencent, Alphabet, Microsoft, Amazon et Facebook – figuraient parmi les dix plus grandes entreprises de la planète. C’est ce que j’entends par l’âge exponentiel. Nous ne vivons plus seulement dans une période de technologies exponentielles – mais à une époque où ces technologies et leurs effets constituent une force déterminante dans notre société. »

– Azeem Azhar dans Exponential (2021)

La genèse de l’âge exponentiel

Les lecteurs (et auditeurs) d’Exponential View attendaient ce livre depuis longtemps. Exponential offre donc la synthèse tant attendue de plusieurs années de travail. Il éclaire la transition avec des concepts efficaces comme celui de l’âge Exponentiel, qui est aussi le titre de l’édition américaine du livre (The Exponential Age). L’idée est simple à résumer : les transformations dans l’informatique, l’énergie, la biologie et l’industrie sont caractérisées par une accélération constante. L’âge exponentiel a commencé avec l’informatique dans les années 1970, il s’est poursuivi et accéléré avec la mondialisation et la manière dont toutes les nouvelles technologies se combinent pour générer de plus en plus d’innovations. Enfin, et surtout, de puissants effets de réseau affectent tous les aspects de l’économie et de nos vies.

Azhar explique qu’une loi est essentielle pour comprendre l’âge exponentiel. Oubliez la loi de Moore, descriptive et désormais contestée, qui dit que le nombre de transistors sur une puce double environ tous les deux ans alors que le coût des ordinateurs est divisé par deux. La loi de Wright, plus pertinente, s’intéresse à la courbe d’apprentissage dans la production. Wright était un ingénieur aéronautique qui a découvert que « pour chaque doublement des unités produites, les coûts diminuent d’un pourcentage constant ».

Le fossé exponentiel menace toutes les organisations non exponentielles

Les humains ne sont pas armés pour appréhender la croissance exponentielle. Cette difficulté cognitive a été parfaitement illustrée pendant la pandémie, lorsque les décideurs semblaient ne pas comprendre la croissance exponentielle de chaque nouvelle vague de contaminations Covid. Chacune de ces courbes semble si lente au début, elle est si peu impressionnante que la plupart des gens n’y prêtent guère attention.

Bien que cet exemple ne figure pas dans le livre, ce problème cognitif est parfaitement mis en lumière par celui du blé et de l’échiquier (aussi appelé « problème de l’échiquier de Sissa ») : si l’on plaçait un grain sur la première case de l’échiquier, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, huit sur la quatrième, et ainsi de suite (en doublant le nombre de grains sur chaque case suivante), combien de grains de blé y aurait-il sur l’échiquier à l’arrivée ?

Le résultat est 18 446 744 073 709 551 615. À moins que vous ne soyez vraiment matheux, vous ne pouvez même pas lire ce chiffre. C’est dix-huit quintillions, quatre cent quarante-six quadrillions, sept cent quarante-quatre trillions, soixante-treize milliards, sept cent neuf millions, cinq cent cinquante et un mille, six cent quinze, plus de 1,4 trillion de tonnes métriques. Dit autrement, c’est aussi environ 2 000 fois la production annuelle mondiale de blé, comme nous le dit Wikipedia.

Nous autres humains sommes plus doués pour les changements progressifs. Nous comprenons le rythme des saisons, notre propre durée de vie et la productivité (linéaire) d’une chaîne de montage. Mais pas le phénomène exponentiel de l’intelligence artificielle. Ni l’effet de la loi de Wright. De même, toutes nos institutions héritées – les normes sociales, politiques et organisations – n’ont pas été conçues pour l’âge exponentiel. Elles sont souvent trop lentes pour s’adapter.

Le fossé exponentiel est le résultat de l’écart entre le rythme accru du changement et la capacité de notre société à le suivre. Il explique bon nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés, car nos institutions héritées du passé ne sont pas adaptées à notre époque. L’école est toujours organisée selon le modèle de l’usine. La culture managériale des entreprises traditionnelles ignore largement les nouveaux modèles de travail décentralisés et flexibles. La fiscalité a été optimisée pour l’âge industriel. Nos institutions de protection sociale ont été conçues pour les salarié·e·s des usines ou des bureaux et laissent aujourd’hui de plus en plus d’actifs sur le carreau.

À mesure que l’écart se creuse, le ressentiment et les conflits augmentent. Une partie de ce ressentiment alimente le populisme et les théories du complot. Plus cet écart se creuse entre les institutions et les besoins réels des gens, entre l’organisation du travail et ce qui pourrait être possible à l’âge exponentiel, plus les individus sont laissés pour compte et en colère.

Les entreprises exponentielles changent les règles du jeu

Autrefois, la grande échelle affaiblissait une entreprise à un moment donné. Les rendements décroissants et les contraintes physiques limitaient la capacité d’une organisation à poursuivre sa croissance. Mais contrairement aux entreprises de l’âge industriel, les géants du numérique cherchent à s’emparer de la totalité (ou de la majeure partie) de leur marché. Secteur après secteur, le paradigme du winner-take-all (« le gagnant rafle la mise ») change les règles du jeu économique. Netflix a remporté le marché du streaming (même si de nouveaux venus remettent désormais en cause son hégémonie) ; Uber a remporté le marché du transport individuel à la demande en Europe et aux États-Unis ; Google a gagné le marché de la publicité ; etc.

L’écart se creuse de plus en plus entre les nouveaux entrants, qui avalent tous leurs marchés, et les sociétés traditionnelles. Et le rythme du changement s’accélère. Les mêmes forces économiques qui ont conduit à la création des géants du numérique pourraient conquérir de nouveaux marchés et finir par façonner l’ensemble de notre économie. Dans le nouveau paradigme, une grande taille rend toujours une entreprise plus forte. Grâce aux effets de réseau, les entreprises les plus performantes sur des marchés winner-take-all s’approprient une part de plus en plus importante du gâteau. Cela accroît les inégalités et pousse les anciens acteurs au repli ou à la faillite.

« Les technologies exponentielles semblent conférer aux entreprises des pouvoirs qui leur permettent de défier la force gravitationnelle qui retenait les entreprises du passé. Les économistes appellent ce nouveau type d’entreprise la “firme superstar” », explique Azhar. « Bien qu’il y ait toujours eu des entreprises qui fassent mieux que les autres, la différence entre les meilleures et les moins bonnes est plus grande que jamais. » « À l’âge exponentiel, la notion de valeur est plus nébuleuse. »

Et qu’en est-il de notre façon de travailler ?

Comme je l’explique dans mon propre livre, Du Labeur à l’ouvrage, le passage de l’âge industriel à l’âge numérique entraîne la désagrégation progressive du contrat salarial fordiste. En échange de la division du travail et de la subordination, les travailleur·se·s se voyaient autrefois offrir un ensemble d’avantages comprenant la stabilité de l’emploi, la protection sociale, les congés, une retraite et bien d’autres choses. Mais depuis le début de ce qu’Azhar appelle l’âge exponentiel, cet agrégat d’avantages est de plus en plus remis en question. Il y a maintenant des micro-entrepreneur·se·s qui ont la subordination sans les contreparties. Ou des salarié·e·s qui cherchent l’émancipation en dehors de l’ancien système.

Bien qu’il soit peu probable que l’automatisation entraîne la fin du travail, elle le rend souvent plus aliénant. Le management algorithmique des plateformes de travail à la demande, par exemple, tend à traiter les travailleur·se·s comme des machines. En outre, de plus en plus de travailleur·se·s ne sont pas concerné·e·s par le salaire minimum parce qu’ils / elles sont théoriquement indépendant·e·s. En termes relatifs (et parfois absolus), les revenus des travailleur·e·s ont diminué au cours des dernières décennies.

Le livre ne mentionne pas les départements RH des entreprises. Mais c’est là, souvent, un exemple caractéristique du fossé exponentiel en action. Ces départements s’intéressent aux « ressources humaines » au sens strict (c’est-à-dire les travailleur·se·s salarié·e·s qui sont les employé·e·s de l’entreprise) et ignorent le nombre croissant de travailleur·se·s non lié·e·s à l’entreprise par un lien de subordination (fournisseurs, consultants, freelances, prestataires, travailleur·se·s de plate-forme, etc.) Le risque est que cet angle mort mette un jour en péril leur rôle stratégique.

En conclusion, ce livre est à lire absolument pour comprendre la transition qui touche tant de dimensions de nos vies. Dans cet article, je me suis principalement concentrée sur les sujets liés au travail, mais Azeem Azhar explore bien d’autres angles encore, comme le processus de dé-mondialisation et la marchandisation de nos relations humaines. L’auteur est optimiste mais prudent. Si nous n’apprenons pas à combler le fossé exponentiel et à créer des institutions adaptées à cette époque, nous risquons de voir se déliter le tissu social et nos institutions démocratiques. Nous « avons le pouvoir de décider où la technologie nous mènera », écrit-il. « Ce sont nos choix et les circonstances qui déterminent la manière dont la technologie sera réellement utilisée ». C’est pourquoi il nous appartient de construire le « monde d’abondance et d’équité » que l’âge exponentiel pourrait potentiellement engendrer.

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Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
Photo Thomas Decamps

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