Covid & futur du travail : ce que la science-fiction nous apprend pour demain

06 avr. 2020

7min

Covid & futur du travail : ce que la science-fiction nous apprend pour demain
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Confinement, télétravail forcé, chômage partiel massif, ou encore salariés du « back office » exposés au virus sur le « front » … la crise du Covid-19 bouleverse le travail et le management comme aucune autre crise ne l’avait fait auparavant. Elle interroge notre rapport à l’espace, à la densité urbaine, aux réunions, à la présence physique et à la technologie.

La crise que nous traversons ne ressemble pas à une récession « ordinaire ». Elle ne ressemble pas non plus à une économie de guerre, qui laisse peu de travailleurs/travailleuses aussi désœuvrés qu’ils/elles le sont aujourd’hui. À bien des égards, les références les plus « familières » en cette période sont celles que l’on trouve dans les films et livres de science-fiction.

Les entreprises, soucieuses d’imaginer ce que le futur du travail nous réserve, font déjà souvent appel aux prospectivistes dont les « scénarios » et approches empruntent à la science-fiction. De même, les départements de R&D des grandes entreprises y trouvent fréquemment des sources d’inspiration. Science-fiction et entreprise sont deux concepts dont la relation est bien plus étroite qu’il n’y paraît au premier abord.

C’est la raison pour laquelle, nous avons interviewé Pierre-Antoine Marti pour explorer davantage cette relation. Il est consultant chez Labbrand et doctorant en histoire à l’EHESS. La thèse qu’il écrit est joliment intitulée « Il sera une fois… ». Elle a pour ambition d’analyser d’un point de vue historique les représentations du futur dans la science-fiction du XX siècle. Alors comment la science-fiction peut-elle nous éclairer en cette période de crise ?

WTTJ : La crise du Covid-19 et le confinement imposé s’accompagnent de la généralisation de certaines pratiques de télétravail, des conf calls, du refuge dans le virtuel, du jeu… La SF est-elle une boussole à cet égard ?

P.-A. M : Les questions sur le futur du travail posées par la crise actuelle sont multiples. La crise interroge aussi sur la place que l’on accorde aux travailleurs des services, du soin, de la santé et de l’éducation. Or le grand rêve de la science-fiction en la matière, c’est souvent que tous ces métiers seront automatisés. Souvent dans les vaisseaux spatiaux de la SF, il y a des « stations médicales » entièrement robotisées (dans Alien et Prometheus, par exemple). La crise actuelle nous montre à quel point nous sommes dépendants des humains pour ces services-là.

L’étude de la SF nous invite à nous interroger sur le type de société que nous voulons. Soit nous voulons réduire cette dépendance et tout automatiser, soit nous pouvons choisir de valoriser l’apport humain. La SF penche le plus souvent du côté de l’automatisation et de l’intelligence artificielle. On y trouve régulièrement la vision d’un futur sans travail où les hommes sont libérés de tout travail et n’ont plus qu’à se consacrer à une vie de loisirs, comme par exemple dans le cycle de la Culture de Iain M. Banks. Le futur sans travail est une vision partagée par de nombreux acteurs de la Silicon Valley.

Il y a un autre thème qui entre en résonance avec la période actuelle, c’est celle des univers virtuels et de la gamification. Dans Ready Player One (Spielberg, 2018), les personnages vivent l’essentiel de leur vie dans un univers virtuel. C’est leur avatar qui a la primeur. Ça nous parle particulièrement dans le contexte du confinement. Et si on faisait nos conf calls avec un avatar, plutôt que de se montrer en pyjama avec une tête de confiné.e ? Le jeu monte en puissance avec le confinement. D’ailleurs, même l’Organisation mondiale de la santé a recommandé plus de jeu pour la santé mentale. Quand on ne peut pas sortir, l’échappatoire, c’est le virtuel.

Le jeu concerne aussi le management. On parle de plus en plus de gamification, notamment à propos du management algorithmique pratiqué par les plateformes comme Uber. Dans la SF, la gamification contribue à la fluidification de la société. Dans le roman Le jeu du monde (1985) de Michel Jeury, il est question d’une société où le jeu est devenu l’activité principale. Il y a les jeux de compétition et les jeux de hasard. Grâce à ses points, on tient un rôle plus ou moins important dans un jeu de rôles grandeur nature. Où commence le réel dans un jeu de simulation ? C’est l’une des questions posées par le livre, et c’est une question d’une grande actualité dans une société où le jeu prend une place toujours plus importante.

Pouvez-vous nous éclairer sur les relations entre les entreprises et la science fiction ? A priori, on pourrait penser que ces deux choses sont assez éloignées. Quelles sont les œuvres les plus remarquables à cet égard ?

L’entreprise est souvent présente dans les œuvres de science-fiction. Au XX siècle, quand les écrivains ont imaginé le futur par le prisme de l’entreprise, il y avait essentiellement deux thèmes récurrents : le thème de l’entreprise surpuissante qui vient prendre la place d’un Etat impuissant pour gouverner la société, et celui de la mondialisation débridée. Étrangement, la crise que nous traversons aujourd’hui marque plutôt un retour en force de l’État.

« Il y a plus de science-fiction dans les entreprises que d’entreprises dans la science-fiction. »

Pierre-Antoine Marti

Mais globalement, il y a plus de science-fiction dans les entreprises que d’entreprises dans la science-fiction. La Silicon Valley, par exemple, a été biberonnée à la SF depuis ses débuts. On ne compte plus les applications et références qui s’inspirent de choses que l’on trouve dans des romans de SF. On peut citer notamment ce gourou de la SF, Neal Stephenson, dont l’influence dans la Silicon Valley est inégalée. Son roman de 1992, Le Samouraï virtuel (Snow Crash, en anglais), se déroule dans un univers futuriste (qu’on peut qualifier de « cyberpunk ») et met en scène une Amérique apocalyptique qui n’est pas sans rappeler celle d’aujourd’hui, avec ses sectes religieuses et ses mafias, et un État fédéral bien désorganisé. Dans ce livre, un personnage de hacker peut compter sur le savoir illimité qu’il peut trouver sur le Métavers (ancipitation du world wide web), un univers virtuel qui a directement inspiré les créateurs de Second Life.

La SF est une mine d’or pour la R&D des organisations, et c’est désormais de plus en plus assumé. L’armée française, par exemple, a créé une Red Team qui fera appel à des auteur.e.s de science-fiction pour plus d’inspiration. Elon Musk est biberonné à la SF depuis toujours. D’ailleurs, il ressemble lui-même à un personnage de fiction : celui de Delos Harriman, personnage de L’Homme qui vendit la Lune de Robert Heinlein (1950), un riche directeur américain qui organise le premier voyage sur la Lune. On ne sait plus où est la fiction et où est la réalité.

« La SF n’a jamais cessé de nourrir non seulement l’imaginaire et les idées, mais l’innovation en général. »

Pierre-Antoine Marti

La SF n’a jamais cessé de nourrir non seulement l’imaginaire et les idées, mais l’innovation en général. On a tous envie d’avoir le hoverboard de Marty McFly (Retour vers le futur) : cela fait des années que plusieurs entreprises y travaillent.

Souvent, la science-fiction s’occupe beaucoup de la fin de la civilisation et du changement de société, en particulier celle dite « post-apocalyptique » qui dépeint la vie après une catastrophe ayant détruit la civilisation (guerre nucléaire, pandémie, météorite…). Est-ce qu’on peut faire une lecture SF de la pandémie actuelle et y voir l’accélération de la transition d’un paradigme économique à un autre (en l’occurrence du paradigme industriel au paradigme numérique) ?

C’est difficile à dire. La pandémie chamboule probablement davantage qu’elle n’accélère quoi que ce soit. Ça, c’est la lecture qu’on veut en faire après coup. En réalité, la catastrophe chamboule tout, et puis on s’adapte. Le meilleur apport de la SF, ce n’est pas un récit de l’avenir tel qu’il sera, mais un art d’explorer tous les possibles, même les plus dystopiques pour y chercher des éléments inspirants. C’est un état d’esprit qui repose sur l’ouverture au changement et l’élargissement du champ des possibles.

C’est pour ça que j’aime bien l’idée de la sérendipité, cette idée que la conjonction d’un hasard heureux peut aboutir à des découvertes et inventions inattendues et plus importantes que ce qu’on faisait initialement. [NDLR: Une définition plus générale en a été donnée en français par Sylvie Catellin, chercheure en sciences de l’information et de la communication : « l’art de découvrir ou d’inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. »]

Jusqu’ici, le « futur du travail » était plutôt l’apanage des urbains connectés des grandes villes. On pouvait penser que les personnes isolées dans les zones moins denses en étaient plutôt exclues, à l’exception de quelques digital nomads marginaux. Est-ce qu’on pourrait assister à une sorte de renversement avec cette crise (si on a une maison à la campagne, les risques sanitaires sont moindres et les conditions de confinement meilleures) ? Là aussi, est-ce que la science-fiction a des choses à nous dire ?

L’histoire de la SF a beaucoup de choses à dire à ce sujet. À commencer par le fait que le genre post-apocalyptique a muté dans l’histoire : pendant la période de la Guerre froide, il était centré sur la peur atomique—l’apocalypse ne pouvait être le résultat que d’une guerre nucléaire—tandis que depuis la fin de la Guerre froide, c’est le sujet de l’écologie qui est devenu central—l’apocalypse est le résultat d’une catastrophe naturelle dont les humains sont responsables. C’est aussi le thème de la Singularité qui est apparu en force, le dépassement de l’homme par l’IA et les machines…

La SF donnait une grande place aux villes denses (Blade Runner en est un des exemples les plus célèbres) mais depuis quelques décennies, avec le genre de la « pastorale », on assiste aussi dans la SF à un retour à la terre, au local, au « vrai »… en miroir des préoccupations des consommateurs d’aujourd’hui. Malevil (1972) de Robert Merle est l’un des exemples les plus célèbres. On a décrit ce roman comme une « robinsonnade post-apocalyptique ». Le point de départ du roman, c’est la destruction de la civilisation humaine par une explosion d’origine inconnue (forcément nucléaire). Mais l’essentiel du roman traite d’un groupe de survivants miraculés qui relève le défi de la reconstruction d’une société humaine dans des conditions archaïques.

On peut aussi évoquer La Route, roman post-apocalyptique de Cormac McCarthy (2006), dans lequel des incendies géants ont ravagé les villes et les campagnes tandis que la faune a disparu, et quelques survivants se terrent comme des bêtes. C’est l’histoire d’un père et son fils qui vont vers le sud avec toutes leurs possessions rassemblées dans un chariot de supermarché et quelques sacs à dos. Le roman est à la fois la métaphore d’une quête (d’un paradis perdu à jamais), et une œuvre métaphysique sur la condition humaine (on ne sait pas pourquoi ils sont là ni pourquoi ils prennent la route).

En bref, on voit bien dans la SF les sujets de société d’aujourd’hui concernant l’environnement et la crainte climatique. Il y a là une source d’inspiration inépuisable, y compris pour les entreprises, pour mieux comprendre l’air du temps.

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