Management : « La force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant »

18 févr. 2021

7min

Management : « La force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Delphine Dauvergne

Journaliste pigiste

Jeu et travail font-ils bon ménage ? A priori… non. Pourtant, ce que l’on nomme aujourd’hui - anglicisme obligé - la “gamification”, est bien entrée dans le quotidien de nos entreprises, avec des formes ou des objectifs parfois surprenants. Il faut dire que la multiplicité d’usages en font un outil managérial séduisant… A tel point que certains, comme Emmanuelle Savignac, anthropologue spécialiste des modalités contemporaines du management, en ont fait leur objet d’études. Comment les jeux sont-ils utilisés aujourd’hui et à quelles fins ? Quels jeux ont le plus de succès auprès des managers ? Quelles en sont les limites ? L’experte décrypte pour nous ce phénomène.

Jeu et travail : n’y-a-t-il pas un oxymore là-dedans ?

Pas tellement ! Si l’on prend la perspective historique, jeu et travail sont en fait associés depuis longtemps. De longue date, les élites étaient ainsi formées par le jeu pour les préparer à l’exercice du pouvoir ou à la guerre, ce fut par exemple le cas de Louis XIV. Plus tard, au 20ème siècle, Lénine cherche aussi à développer des jeux visant à augmenter la productivité des travailleurs, avec des systèmes de récompenses, mais aussi pour développer leur niveau culturel. À la même période, en Suisse, le commerçant Galliker forme ses commis avec des jeux de simulation, en inventant des maisons de commerce fictives. Les écoles de commerce, dès le 19ème siècle avec l’ESCP, avaient d’ailleurs également compris l’importance du jeu de simulation pour former leurs étudiants.

Le jeu n’était-il pas également utilisé par les travailleurs eux-mêmes, pour contrebalancer les aspects négatifs du travail ?

Effectivement, au 20ème siècle, de nombreux sociologues ont découvert que les travailleurs jouaient. Donald Roy et Michael Burawoy ont par exemple enquêté sur un site industriel de production à la chaîne et constaté que les ouvriers se lançaient des défis, pour rendre le rythme de production moins ennuyeux. Le manager fermait les yeux, car le jeu permettait aux ouvriers de rompre la routine et de maintenir leur vigilance, tout en faisant baisser les tensions sociales. Un autre exemple rapporté par les sociologues Dominique Dessors et Christophe Dejours : dans la salle de contrôle d’un site industriel, les techniciens qui surveillaient le bon fonctionnement des machines jouaient en même temps au Scrabble. Un jeu silencieux qui leur permettait de tout entendre, sans être pour autant complètement focalisé sur l’écoute. S’ils avaient prêté une attention constante aux bruits des machines, leur perception en aurait été altérée au bout d’un moment et ils auraient peut-être été amenés à sonner l’alerte inutilement.

La gamification est le transfert ou l’utilisation d’éléments et mécaniques de jeux dans des contextes de non-jeux

Aujourd’hui, vos travaux portent sur la “gamification du travail”, quel est son sens contemporain ?

L’utilisation du terme « gamification » remonte au début des années 2010, en France et dans les pays anglo-saxons. Ce mot est d’abord lié principalement au marketing, qui l’utilise notamment pour proposer des récompenses. Puis, cela s’est répandu dans d’autres secteurs, pour l’apprentissage puis au travail, avec une application dans un premier temps limitée au digital à travers notamment les serious game. Car le terme “gamification” vient bien sûr de l’univers digital. Selon les game designers (professionnels du jeu vidéo NDRL.), la gamification est le transfert ou l’utilisation d’éléments et mécaniques de jeux dans des contextes de non-jeux. Les registres peuvent être variés : santé, citoyenneté, recherche, pédagogie… La gamification donne une forme à l’activité : on va mobiliser la forme ludique du jeu pour faire travailler, mais aussi pour que l’exercice soit plus plaisant pour le salarié.

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La gamification du travail s’est-elle développée avec l’apparition d’un management plus soucieux du bien-être des salarié.e.s ?

La gamification participe en effet à un ensemble d’actions et de discours autour de la question de l’épanouissement, le bien-être, la réalisation de soi au travail… Ces valeurs du néo-management trouvent leurs origines dans les années 1960. Avec la massification des études supérieures, des générations plus qualifiées et plus diplômées ont été créées, elles n’acceptent plus d’être de simples exécutants. On revendique d’intervenir davantage sur ce qu’on fait, on demande plus d’autonomie, plus d’authenticité dans les relations, plus de créativitéL’idée est d’écouter et de porter attention aux salariés pour qu’ils soient plus performants, cela prend forme notamment avec les « fun work environment » dans les années 1980-1990. Une ludification des espaces et des temps de travail est apparue, avec des tables de ping-pong, des toboggans, des baby-foot, des soirées jeux vidéo

Mais le jeu au travail est-il forcément une partie de plaisir ?

Non, et c’est d’ailleurs un débat qui persiste chez les game designers : certains pensent que la gamification appauvrit le jeu. Si l’on regarde la langue anglaise, elle distingue le « game » (la structure du jeu) du « play » (l’attitude ludique). L’un n’est pas exclusif de l’autre : parfois on joue à la structure d’un jeu sans y prendre de plaisir, ou à l’inverse on joue avec des objets qui n’ont pas de structure de jeu ! Et il y a aussi des jeux très structurés où on prend du plaisir, comme les échecs par exemple. Mais dans le jeu on ne prend pas toujours de plaisir, on peut perdre, trouver le temps long… Les jeux sont des objets ambivalents.

Quels types de jeux retrouve-t-on dans les bureaux et open space ?

Les grandes catégories de jeux les plus pratiquées sont : les challenges, les serious game, les jeux de rôle ou de simulation, ou encore les jeux de team building qui visent à un renforcement d’équipe (chasse au trésor, escape game…). Et finalement, les jeux sont vraiment ce que l’on en fait : avec un jeu comme les Lego par exemple, on peut amener à une mise en coopération de personnes. Le jeu peut aussi avoir pour seul but de créer de la convivialité, pour que les collaborateurs se connaissent mieux et puissent mieux échanger par la suite. Un jeu classique de société peut aussi être l’occasion d’une scrutation des équipes, on observe comment les salariés répondent aux défis, qui prend la main pour la coordination, qui sera écouté ou au contraire restera en retrait. Cela peut permettre ensuite d’exploiter certaines compétences repérées lors de l’exercice.
Il y a aussi une forme de jeu plus rare que je trouve très intéressante, c’est le théâtre forum. Contrairement aux jeux de rôles, où le cadre et la problématique sont imposés de l’extérieur, le théâtre forum va faire construire ou co-construire la problématique par les travailleurs, à partir de leurs besoins. Le théâtre forum permet de mettre en scène des situations de travail et de poser la question concrète de comment réussir à s’en sortir. Cette liberté donnée dans la réponse représente aussi un risque pour de nombreuses entreprises, qui préfèrent des formes plus contrôlées.

Il y a t-il des jeux spécifiques selon les secteurs, métiers et surtout postes observés (de management ou non par exemple) ?

Oui, on ne fait clairement pas jouer les mêmes jeux à toutes les populations. Pour les équipes commerciales, les gestionnaires de dossier, les métiers où on demande de la productivité, on va plutôt proposer des jeux sous la forme de challenges. Les populations cadres sont plus invitées à jouer à des jeux de simulation ou de rôles, on fait travailler les cadres intermédiaires beaucoup plus sur le geste professionnel.

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La simulation ludique permet d’introduire de la fiction, on fait pour de faux, mais cela permet aussi d’être créatif, explorer, expérimenter, tenter des choses qu’on ne pourrait pas faire dans le cadre réel…

Concernant le jeu de rôles justement, il semble s’être fortement développé… Pourquoi cet engouement ?

Parce que le jeu de rôles est multitâche : il permet de s’entraîner, se former, de voir comment font les autres, de discuter de comment on fait soi-même, d’être mis à l’épreuve… On pratique aussi le jeu de rôles entre métiers, pour générer de l’intercompréhension entre des populations qui ne se comprennent pas ou qui sont en tension au travail, ou encore une inversion de rôles hiérarchiques, avec le manager qui prend la place des salariés par exemple. Il y a d’ailleurs selon moi un message ambivalent, car si le manager de l’hôtel fait le ménage, la femme de ménage ne prendra, elle, pas son rôle… L’inversion de rôles hiérarchiques est souvent utilisée à des fins de communication en interne et en externe, pour passer pour une entreprise “cool”.

Finalement, par rapport à d’autres outils plus “directs”, qu’apporte le jeu en tant qu’outil managérial ?

La force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant. Il va permettre d’effectuer des actions professionnelles dans un cadre qui n’est pas celui de référence. Avec des espaces de simulation qui ont une dimension ludique, on apporte un rapport de frivolité, d’amusement, de détente. Le jeu serait un isolant, transposerait des éléments de réalité dans un environnement où cela pourrait potentiellement faire moins mal que le réel. La simulation ludique permet d’introduire de la fiction, on fait pour de faux, mais cela permet aussi d’être créatif, explorer, expérimenter, tenter des choses qu’on ne pourrait pas faire dans le cadre réel…
La fiction permet le « pouvoir dire ». Comme c’est ludique, on peut rire, dire des choses via un mode humoristique… Dans certains cadres de théâtre d’entreprise on les incite à confier ce qu’ils ont à dire à leur hiérarchie sous forme chantée ou de sketch par exemple. Ce qui, dans le cadre du réel, serait source de tension, peut être accepté sous une forme ludique.

Au fond, le jeu ne s’extrait jamais totalement du réel, et ce n’est pas sans effet potentiel sur la suite.

Mais certains salarié.e.s ne veulent pas forcément “jouer” avec leur manager…

Effectivement. Il y a toujours le risque que certains salariés se mettent en retrait, ne veulent pas jouer, prennent le jeu pour de l’infantilisation par exemple ou n’apprécient pas la mise en compétition… Grâce à leur sens de la relation, mais aussi leur explication du contexte et des attendus, les maîtres de jeux et les formateurs ont la lourde tâche de permettre la mise en condition de jeu des participants. Toutefois, - même si j’ai pu observer qu’une franche opposition est plutôt rare - la forme ludique ne fonctionnera pas sur tous les individus ni dans n’importe quel contexte. Si on fait jouer des personnes dont l’entreprise est en souffrance ou que des tensions sont trop fortes, le jeu risque d’être évidemment très mal reçu. La gravité et l’intensité du vécu du réel font que la légèreté du jeu sera refusée. Le jeu peut être aussi un révélateur de dysfonctionnements et de tensions potentielles.

Quelles sont les autres limites d’un tel mélange des genres ?

Déjà, le jeu de rôles ne peut pas faire comprendre en quelques heures toutes les difficultés d’un métier. À noter également que si les collaborateurs ne sont pas associés à la problématique choisie lors des jeux de simulation ou de rôles, cela peut aussi générer des décalages avec le vécu et le jeu sera un échec. Autre limite, le jeu se présente comme un espace sans conséquences, alors que le regard que peuvent avoir les collègues et collaborateurs sur soi peut être modifié après cette expérience partagée. Au fond, le jeu ne s’extrait jamais totalement du réel, et ce n’est pas sans effet potentiel sur la suite.

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Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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