Exploitation des travailleurs : la "gig economy" touche-t-elle à sa fin ?
06 avr. 2021
8min
PY
Journalist
Dans une décision historique, le 19 février dernier, la Cour suprême britannique a reconnu aux chauffeurs Uber un statut de travailleurs salariés. En France, la Cour de cassation avait déjà, en mars 2020, requalifié en contrat de travail le lien entre un chauffeur et la plateforme américaine. Ces victoires sont celles des « gig workers », ces indépendants payés à la tâche, qui, un peu partout en Europe, s’organisent et haussent le ton. En Espagne, la justice a estimé que Glovo, l’application de livraison alimentaire, gérait elle aussi des « salariés », et non des indépendants. Un tribunal italien a, quant à lui, exigé la régularisation de plus de 60 000 livreurs chez UberEats, Glovo, Just Eat et Deliveroo. Une décision assortie d’une amende de 733 millions d’euros, après une enquête sur les conditions de travail des livreurs.
Ces décisions de justice marquent un tournant pour les plateformes et ceux qu’elles font travailler. Ces indépendants payés à la tâche se regroupent pour mieux se défendre, alertent l’opinion et ont sensibilisé les pouvoirs publics à la question de leur statut. Ce modèle né du numérique et qui, aux yeux de beaucoup, relève de l’exploitation, est-il en train de vivre ses dernières heures ?
Sa première année de travail pour Uber, Azeem Hanif la vit « très bien ». Certes, il lui a fallu débourser autour de 7 000 euros pour l’assurance de son véhicule, sa licence et certaines taxes, mais, à 48 ans, il estime que la promesse de « travailler quand, où et comme on le veut » est tenue. Nous sommes alors en 2015.
Puis « les choses ont vite commencé à se dégrader », se souvient Azeem, qui vit à Nottingham, en Angleterre, et travaillait comme chauffeur le week-end principalement. Il voit ses droits progressivement grignotés par la plateforme, l’expérience client prendre le pas sur tout le reste. « Je regardais sans cesse dans mon rétroviseur, en me demandant si le client allait se plaindre de moi. Uber n’accordait aucun crédit à notre parole, et, en cas d’enquête, notre compte était suspendu jusqu’au verdict. Ça pouvait durer une semaine pour une broutille. Il y avait de quoi devenir dingue. »
Les plateformes numériques de service comme Uber fonctionnent à la tâche immédiate ou de court terme. Ceux qui travaillent pour elles (livreurs, chauffeurs etc.) sont considérés comme des prestataires indépendants, sans aucun droit lié à leur statut. Mais les choses ont changé en Angleterre depuis le 16 mars 2021. Ce jour-là, Uber annonçait qu’il garantirait désormais à ses 70 000 chauffeurs britanniques un salaire minimum, des congés payés et une retraite. Une annonce intervenue peu après la décision de la Cour suprême énonçant que les chauffeurs Uber devaient être considérés comme des salariés et non comme des indépendants. Une victoire pour les deux anciens chauffeurs à l’origine de ce combat lancé en 2016 contre le géant de la gig economy.
Quand la justice s’en mêle
Cette décision de la Cour suprême britannique, qui garantit notamment aux travailleurs locaux le salaire horaire minimum (10,47 euros au Royaume-Uni depuis le 1er avril 2021), pourrait bien faire effet boule de neige dans l’économie des « petits boulots ».
« Tout ça est fascinant à observer », se réjouit Jamie Woodcock, maître de conférences en management à l’Open University et auteur d’un livre sur la gig economy. « Ces plateformes numériques ont pris d’assaut le monde entier. Et la solidarité s’est parallèlement organisée entre les travailleurs. On va vers des conditions de travail plus justes, alors qu’elles ne cessaient de se dégrader. »
Ces évolutions témoignent d’un élan à l’échelle de l’Europe, dont 11 % de la population active a un jour travaillé ou travaille encore pour une plateforme numérique. Suite à la décision rendue par la justice italienne en février contre UberEats, Glovo, Just Eat et Deliveroo, le parquet du tribunal de Milan a réclamé la régularisation (contrat et salaire fixe) de plus de 60 000 livreurs dans le pays. En France, Just Eat a annoncé vouloir recruter 4 500 livreurs en CDI cette année.
Trop tôt pour se réjouir ?
Beaucoup de ces plateformes, confrontées à de graves répercussions financières, ne sont cependant pas prêtes à accepter ces jugements sans broncher. Et pour cause : au Royaume-Uni, la Deutsche Bank a estimé que, dans le scénario le plus défavorable, Uber pourrait être contraint de rembourser jusqu’à 2,1 millions d’euros de TVA arriérée, et contraint d’augmenter ses tarifs de 30 %.
Après le verdict rendu par la Cour suprême britannique le 19 février 2021, l’entreprise a annoncé à ses chauffeurs, via la messagerie de l’app, que leurs droits ne changeaient pas, avant de faire machine arrière et de communiquer sur leurs nouveaux avantages. La question du temps de travail fait encore débat, quand Uber continue de lancer le compteur en début de course et non à partir du moment où le chauffeur se connecte. Les livreurs Uber Eats ne sont, quant à eux, même pas encore concernés par la décision de justice.
Pas étonnant alors que les chauffeurs tempèrent cette victoire. « Tout ça va dans le bon sens, commente Azeem Hanif, qui a quitté Uber et travaille désormais pour une autre plateforme. Mais, malheureusement, on est encore un peu loin du compte. Uber n’est toujours pas dans les clous de la décision de la Cour suprême, qui suggère que la rémunération commence dès l’instant où le chauffeur se connecte et s’arrête une fois l’appli coupée. Nous avons encore des combats à mener. »
Tom Vickers est sociologue au sein de l’université de Trent, à Nottingham. Il pilote un groupe de recherches sur les futurs du travail. Selon lui, il faudra encore du temps avant une réelle mise en application des nouveaux droits acquis par les chauffeurs. « La décision rendue par la Cour suprême va constituer un précédent, mais la bataille n’est pas gagnée, et passera, je pense, par de nouveaux procès » argue-t-il. Et surtout, le chemin à contre-sens sera long. « *Nous sommes face à des tendances de fond en Grande-Bretagne et partout en Europe, aggravés par la crise du capitalisme : ces dernières années, de graves coups de canif ont été portés aux droits des travailleurs*. »
Chaque victoire compte
Si les querelles judiciaires semblent sur le point de s’éterniser, Azeem Hanif salue toutefois un pas en avant clé. « On sait maintenant dans quelle direction il faut aller. Avec cette décision de justice, on sait que le combat des travailleurs peut aussi peser sur ces géants du numérique qui nous rémunèrent à la tâche. La loi a été interrogée, le verdict a été rendu. C’est autant d’espoir pour les livreurs, les chauffeurs et tous les autres. Mais il faut désormais contraindre les plateformes à respecter les décisions de justice. »
Tom Vickers voit lui aussi la décision de la Cour suprême britannique comme un tournant. « L’étape était cruciale, elle ouvre la voie à d’autres évolutions. Les chauffeurs, déjà, se sentiront plus légitimes dans leurs demandes. Ils savent désormais qu’ils ont des droits. »
De la formation de syndicats à l’action politique
Usés par des conditions de travail difficiles et des droits précaires, les travailleurs européens se sont lancés dans un combat commun, s’unissant contre des plateformes numériques qu’ils estiment surpuissantes.
En 2017, Azeem Hanif a monté, avec d’autres chauffeurs, une branche syndicale, ensuite rattachée au syndicat des chauffeurs et livreurs du numérique (App Drivers & Couriers Union). « Les plateformes recherchent de la main-d’œuvre bon marché, c’est tout. Il n’y avait aucun suivi des chauffeurs, de leur état psychique notamment. La situation n’était plus acceptable en l’état. »
Les représentants des travailleurs estiment que les gouvernements doivent désormais prendre le relais. Aux pouvoirs institutionnels et politiques d’assurer la suite d’un combat initié par les « travailleurs d’en bas ». Ludovic Voet, le secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats - 45 millions de travailleurs dans 38 pays d’Europe - en est convaincu : « les décisions de justice vont dans le bon sens, mais elles fonctionnent au cas par cas et leur application laisse à désirer. Il n’y aura pas de vrai changement sans sursaut politique. Mais il faut aussi qu’on en finisse avec des régulations rigides, on doit pouvoir les adapter si l’on veut protéger les travailleurs dans un monde qui évolue sans cesse. »
L’Espagne en tête de proue
L’Espagne est à ce titre un vrai laboratoire : les décisions de justice qui y ont été prises se sont avérées déterminantes pour le sort des travailleurs de plateforme à travers l’Europe. Antonio Aloisi, professeur adjoint en droit du travail européen à l’université IE de Madrid, évoque une plainte déposée auprès d’un tribunal de commerce espagnol ayant débouché sur un arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne en 2017. D’après lui, la justice italienne se serait ainsi « fortement inspirée » de l’Espagne pour rendre son verdict en septembre 2020.
Selon l’expert en droit du travail, l’Espagne est bien partie pour ouvrir la voie à une réforme politique de toute l’économie des « petits boulots ». « En Espagne, l’inspection du travail est très active. Les législateurs envisagent de faire des travailleurs des salariés par défaut. Il incombera alors aux plateformes de prouver que ce n’est pas le cas. Cela pourrait faire bouger les consciences, mais aussi la réalité sur le terrain – dans les tribunaux comme dans les sphères politiques. »
Quelles garanties ?
En France, l’été dernier, Édouard Philippe, alors Premier ministre, annonçait vouloir davantage de protection sociale et un statut spécifique des travailleurs des plateformes. Un projet resté pour le moment lettre morte, malgré des manifestations organisées notamment à Paris.
Ludovic Rioux, 24 ans, est livreur à Lyon. Il travaille pour Deliveroo depuis octobre 2018 et s’est bien gardé de fêter les décisions de justice prises par nos voisins européens. Il fait pourtant partie de 4 500 travailleurs à qui Just Eat France a promis un CDI et des « protections », comme l’a annoncé son dirigeant, Jitse Groen, en janvier 2020. « La situation s’est amélioré depuis nos débuts, admet Ludovic. Avant, nous n’avions aucun droit. Donc c’est déjà mieux. Mais il faut viser une requalification du contrat de chaque travailleur, retourner à des termes contractuels connus. Pour l’heure, les plateformes peuvent baisser les rémunérations quand bon leur semble – nous ne jouissons d’aucune vraie garantie. »
Impulsion à l’échelle européenne
Le changement pourrait venir d’une remise en cause du fonctionnement des plateformes numériques au niveau européen. La Commission européenne a récemment lancé une consultation publique sur « l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes. » Le statut et les conditions de travail des gig workers (travailleurs à la tâche) doivent être passés au crible pour donner naissance à un cadre réglementaire d’ici la fin de l’année.
Dans un communiqué, la Commission évoque les opportunités offertes par ces acteurs du numérique, l’accès à « de l’emploi, une flexibilité dans le travail et des revenus complémentaires, y compris pour des personnes ayant davantage de difficulté à s’insérer sur le marché du travail traditionnel. » Ce même texte dénonce cependant les « conditions de travail précaires, avec un manque de transparence et de visibilité sur les termes contractuels, les risques potentiels en matière de santé et de sécurité, un accès insuffisant à une protection sociale » et les complications que peut poser un job qui repose en grande partie sur des algorithmes.
La mission de la Commission européenne va débuter par une consultation de six semaines impliquant les syndicats et les employeurs. Ils auront à débattre des conditions de travail et des leviers d’amélioration. S’ils ne parviennent pas à entamer des négociations, de nouvelles consultations seront menées afin de déterminer les mesures qui pourraient être prises à l’échelle européenne. Si les deux parties ne s’entendent toujours pas, la Commission « fera ses propositions d’ici la fin de l’année. »
Un long combat à venir
Tous s’accordent à dire que, si la crise sanitaire a mis en lumière les difficiles conditions de travail de ces indépendants en « première ligne », la menace du chômage et la digitalisation du travail feront les beaux jours de cette économie « à la tâche ». « C’est précisément pour cette raison que le combat est important, observe Livia Spera, de la fédération européenne des Travailleurs des transports. Ce ne sont que les prémices d’un phénomène qui s’étend déjà à d’autres secteurs : la restauration, le ménage, le baby-sitting, les services d’ambulance. Uber s’est même intéressé au transport de marchandises longue distance. Aujourd’hui, nous sommes dans le flou, d’où le besoin de régulation. »
Suite à la dernière annonce faite par Uber au Royaume-Uni, Jamie Heywood, son directeur général pour l’Europe du Nord et de l’Est, a pris la parole : « C’est un jour important pour les chauffeurs du Royaume-Uni. Uber n’est qu’un acteur VTC parmi d’autres, nous espérons que tous les opérateurs nous emboîteront le pas et veilleront aussi à améliorer les conditions de travail de toutes ces personnes devenues essentielles dans notre quotidien. »
Chez Just Eat, un porte-parole a évoqué un « programme travailleur et emploi » qui permet aux livreurs de bénéficier d’une rémunération horaire, de congés payés et d’indemnités en cas de maladie.
Deliveroo et Glovo n’ont pas répondu à nos sollicitations.
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Photos by WTTJ, traduit de l’Anglais par Sophie Lecoq
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