« Alors, heureux ? » Conversation sur la happycratie avec Antoine Chereau
13 nov. 2018
5min
Que ne ferait-on pas pour rendre ses salariés heureux ?
Le bonheur est aujourd’hui un objectif primordial en entreprise. Le chief happiness officer a pour mission de cooliser la vie de bureau à coups de team building, coaching, ronronthérapie et tournois de baby. Dans son dernier album Alors heureux , le dessinateur de presse et cartooniste Antoine Chereau s’amuse de ce diktat du fun en entreprise et ailleurs. Il y pointe avec beaucoup d’humour et de dérision les pratiques à l’œuvre pour réenchanter le monde du travail. Entretien avec le dessinateur sur les inventions les plus cocasses des managers pour optimiser le bien-être des salariés.
Comment en êtes-vous venu au dessin ?
C’est venu tout petit. À l’école, je passais mon temps à gribouiller, je faisais partie de ces élèves à qui l’on disait « ne cesse de dessiner en classe ». À cet âge, ce n’était bien sûr pas encore du dessin de presse. Ce goût là s’est manifesté plus tard, lorsque j’ai monté le premier journal au lycée Lavoisier.
Quels ont été vos premiers dessins ?
Mon premier dessin de presse officiel a vu le jour sur un malentendu. C’était au moment de la loi Debré, c’est vous dire si ça remonte, et évidemment les mao et toute la gauche étaient vent debout contre la moindre réforme. Je me rappelle avoir dessiné un Debré assez spontanément. Je ne l’avais pas réalisé et tout le monde m’a dit « ça ressemble beaucoup à Debré ! » Nous avons utilisé le dessin sur des banderoles pour manifester. C’était un hasard, un malentendu absolu.
Nous avons utilisé mon premier dessin sur des banderoles pour manifester. C’était un hasard, un malentendu absolu.
Quels sont vos sujets de prédilection ?
Ce sont des sujets universels ; le couple, le travail, la famille, la recherche du bonheur, les discriminations.
Vos saynètes parlent beaucoup du travail, de la vie de bureau. Pourquoi est-ce une si grande source d’inspiration ?
Je suis dessinateur de presse mais j’ai travaillé très longtemps en presse classique et j’ai été appelé par de grands groupes. Cela m’a ouvert d’autres horizons. Je fais aujourd’hui beaucoup de dessins en direct dans les séminaires et les conventions, c’est une grosse partie de mon activité.
Je fais aujourd’hui beaucoup de dessins en direct dans les séminaires et les conventions
J’ai dû intervenir dans plus de 450 événements. Je rencontre les salariés, souvent je dîne avec les patrons ou les cadres sup la veille de la convention et le lendemain, on attaque. J’essaie de me mettre dans la peau des uns et des autres et de saisir la drôlerie de la situation en me mettant à la place du salarié qui reçoit l’information et de la direction qui émet. Le schéma classique de la convention managers c’est « vous avez été formidables cette année . Dans les faits, la plupart du temps, c’est faux, les résultats ne sont pas terribles mais on commence toujours par encourager les collaborateurs. Puis vient ensuite le « pour l’année prochaine, vous avez des objectifs à tenir, il va falloir bosser dur. » Moi, je réagis à tout ça, en direct. On m’appelle pour la dérision. Les dirigeants me paient pour me foutre d’eux mais il faut faire attention en même temps, je m’auto-censure (rires).
On m’appelle pour la dérision. Les dirigeants me paient pour me foutre d’eux mais il faut faire attention en même temps, je m’auto-censure !
Votre dernier album questionne l’injonction à être heureux portée par notre société toute entière. Est-ce que l’on peut, selon vous, parler de dictature du bonheur ?
Dictature, c’est peut-être un peu fort. Mais j’ai pu observer, en librairie, pendant les signatures, les rayons bien-être et développement personnel prendre de l’ampleur. Cet engouement nous vient principalement des États-Unis. En entreprise, c’est pareil ! On y voit fleurir des coachs, des consultants qui viennent mesurer le bonheur des salariés, poser leur diagnostic et proposer des thérapies pour améliorer la qualité de vie au travail. Il y a vraiment un business autour de tout ça et ça m’a fait rire. “La rigologie” par exemple, ça ne s’invente pas. Des gens paient pour rire ensemble. Pas sur des blagues ou pour assister à un spectacle mais sans raison. Ça leur fait beaucoup de bien. Alors oui, bien sûr, tout le monde sait qu’en rigolant, on sécrète des endorphines mais c’est tout de même hallucinant, non ?
On voit fleurir des consultants qui viennent mesurer le bonheur des salariés, poser leur diagnostic et proposer des thérapies pour améliorer la qualité de vie au travail. Il y a vraiment un business autour de tout ça et ça m’a fait rire.
Est-ce que pour vous “le bien-être au travail” est un simple phénomène de mode ?
Pas vraiment un phénomène de mode mais une tendance ; les outils utilisés seront certainement différents demain. Aujourd’hui, les entreprises sentent une certaine pression. Des études ont montré que les employés heureux étaient beaucoup plus productifs.
Est-ce que vous vouliez dénoncer quelque chose avec ces planches ?
Oui, peut-être une espèce d’imitation de la Silicon Valley. Beaucoup de grosses boites essaient de rendre leurs locaux plus fun. L’open space, quand c’est des jeunes, ça va. Quand c’est des gens un peu plus âgés, ça les perturbe. Il n’y a rien de pire pour les gens qui ont connu le bureau peinard où ils pouvaient passer leurs coups de fils personnels que de passer à l’open space où tout est au vu et au su de tous. Côté start-up aussi, on retrouve des répliques de la Silicon Valley. Je travaille beaucoup pour des boites qui incubent des start-up et dans leurs locaux reprennent tous les codes : des frigos de toutes les couleurs, des terrasses, des grands transats… Visiblement, les salariés bossent beaucoup et c’est un peu la contrepartie. Mais pour plein de salariés, l’arrivée d’un peu de confort, c’est sans doute amusant mais il faudrait quand même rester sur les fondamentaux. Je pense notamment à la reconnaissance du salarié, une définition précise de son rôle dans l’entreprise et évidemment à la rétribution.
Il n’y a rien de pire pour les gens qui ont connu le bureau peinard où ils pouvaient passer leurs coups de fils personnels que de passer à l’open space où tout est au vu et au su de tous.
J’ai assisté à des scènes ridicules lors de team buildings. J’ai vu des femmes en pleurs presque stigmatisées car elles ne voulaient pas se mettre en maillot de bain pour le team building. Qui a envie de se déshabiller avec ses collègues sous prétexte qu’il faut souder les équipes ? Ce genre d’initiatives peut aussi créer des tensions et s’avérer contre-productif.
Est-ce que vous plaidez, d’une certaine façon, pour le droit d’être malheureux, bougon, défaitiste, désengagé ?
Oui car l’humanité a toujours été comme ça. Tout le monde a des petits moments d’abattement.
Et vous, êtes-vous heureux dans votre job ?
C’est énorme ! Au-delà ce serait insoutenable (rires). Plus sérieusement, ce n’est pas forcément simple d’essayer de faire rire tout le temps quoiqu’il vous arrive mais dans l’ensemble, oui, je me marre bien.
Ce n’est pas forcément simple d’essayer de faire rire tout le temps quoiqu’il vous arrive mais dans l’ensemble je me marre bien.
A lire d’urgence : Album « Alors, heureux? « d’ Antoine Chereau chez Pixel Fever Éditions.
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