« C’est du harcèlement ça ? » : on a testé l’escape game anti-sexisme au travail
19 sept. 2023
7min
Journaliste pigiste art et société
Gestes déplacés, blagues lourdes… Co-conçu par le Medef et l’entreprise Collock, ce dispositif immersif d’énigmes à résoudre vise à identifier les comportements inappropriés en entreprise. Et sensibilise aux réponses adéquates à y apporter.
« Il y a urgence. Vous êtes les nouvelles recrues de Moshi Conseil, une société fictive gangrénée par le sexisme, et vous avez rendez-vous dans 40 minutes avec le PDG pour cibler la source du problème. » C’est par cette formule qu’une quinzaine de joueurs et moi-même sommes immergés dans le serious game organisé le 28 août dernier à l’occasion des Rencontres des Entrepreneurs de France (REF). Un jeu de sensibilisation imaginé par Collock à l’initiative du Medef en 2019, soit l’année où l’IFOP dressait un état des lieux accablant de l’ampleur des violences sexistes et sexuelles au travail ; selon les chiffres de l’institut, 60 % des européennes en avaient déjà été victimes. Qu’il s’agisse de pressions pour obtenir un acte sexuel en échange d’une promotion (9 % de concernées) ou d’un rapport « forcé » ou « non-désiré » avec une personne de l’entourage pro (11 % de concernées).
Autrement dit, deux ans après l’explosion de #MeToo, le bureau n’est toujours pas l’espace sanctuarisé qu’il aurait toujours dû être. Mais plutôt un terrain de prédation où le harcèlement, d’une main sur la poitrine aux remarques misogynes, revêt des formes diverses. Et sévit à bas bruit, dans une atmosphère d’impunité parfois complice. « En 2023 encore, malgré une libération de la parole impulsée par l’élan féministe, ces abus restent difficiles à aborder dans la sphère pro, par manque de formation ou persistance du tabou », pointe Hélène Souciet, directrice générale adjointe de Collock. Raison pour laquelle l’entreprise, spécialisée dans la création de jeux sur-mesure, a fait le choix de « créer un escape game pour nourrir le dialogue, et informer autour de ces enjeux. » Notre mission, puisque nous l’avons acceptée, une fois plongés dans la partie ? Battre les autres équipes, en faisant dégringoler au maximum le « score » de sexisme de Moshi Conseil grâce à des investigations menées, façon Sherlock Holmes de l’open space, sur des comportements répréhensibles - ou pas !
40 minutes, 3 lieux, une foule d’abus à identifier - Top !
À peine le chrono enclenché, les équipes se lancent dans la visite successive des aires-types « reconstituées » : l’espace de réunion, un bureau partagé et le salon de repos. Trois lieux distincts, mais une même ambiance de sexisme crasse, dépeinte à travers des cas de figure tristement banals, que révèlent au compte-goutte divers « indices » (documents à inspecter, vidéos à décrypter, messages audios cachés…) . « Personne n’est autorisé à demander ça ! », s’exclame une coéquipière, au moment d’exhumer le compte-rendu d’un entretien de promotion interne où il est mentionné qu’une candidate a été interrogée sur ses projets de grossesse. Touché, coulé. Le Défenseur des droits, qui place la maternité à la troisième position de son 10e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi interdit toute interrogation de ce type en phase de staffing.
« Ce n’est pas fini ! N’oubliez pas de fouiller chaque recoin », glisse notre animatrice. À raison. Car pour mettre au jour les harcèlements qui hantent les couloirs de Moshi Conseil, il importe illico de déplacer des objets, mettre à l’épreuve notre logique et tendre l’oreille. « Un employé a conseillé à une collaboratrice de porter une jupe au rendez-vous client de demain parce que “ça serait un plus” », signale-je, après avoir mis la main sur un enregistrement audio. Okay. Mais de quoi s’agit-il, au juste ? Une liste de réponses présentées au format QCM sur une tablette numérique nous pousse à plancher collectivement sur la question. Alors que l’option « formulation maladroite » est balayée d’un commun accord, un débat s’engage pour déterminer si nous sommes face à du « harcèlement » ou un « agissement sexiste ». Dans le doute, notre référente valide les deux propositions et - tadam, bonne réponse ! - le taux de sexisme de la boîte chute de 100 à 94 %. Jackpot.
« Du “sexisme bienveillant” ? Une discrimination, oui ! »
Pas le temps de se reposer sur nos lauriers - après tout le sexisme, lui, ne dort jamais. On s’affaire, on interagit avec le décor, on échange sur nos ressentis. Dans une bonne humeur qui pourrait paraître surprenante, étant donné les thématiques évoquées, la team passe au peigne fin des situations qui ont le mérite de mettre en lumière plusieurs concepts méconnus. Prenons ce calendrier des Dieux du stade qui trône fièrement sur le bureau partagé, par exemple. En épluchant cette glorieuse galerie de portraits dénudés, mon équipe découvre qu’il s’agit d’un cadeau (très) second degré entre deux collègues. Perso, je trouve la démarche assez fun. Seulement voilà, signale une team-mate : « si la blague ne regardait que vous, OK ! Mais là on parle d’un espace commun. Aussi innocent soit-il à vos yeux, l’objet peut mettre mal à l’aise les collègues auxquels vous n’auriez pas demandé leur avis. » Pire encore : certains de mes partenaires estiment que cet « humour » participe à un « sexisme d’ambiance », selon le terme - jusqu’alors inconnu à mes oreilles - suggéré par notre tablette. J’en connais un qui se couchera moins bête ce soir. Tant mieux !
Ailleurs, un message vocal nous apprend qu’une jeune mère a été évincée d’un projet pro. Motif évoqué ? Mise sur le banc de touche, elle « pourra profiter de ses moments avec le petit », a unilatéralement jugé son N+1. Reste à déterminer si ladite éviction relève du « bon sens », d’une « discrimination » ou d’un « sexisme bienveillant ». Au moment de lire cette formulation sur notre tablette, une coéquipière monte au créneau : « C’est une expression contradictoire, absurde ! Pas question de se laisser berner. Nous sommes face à une discrimination qui avance masquée, en faisant passer son paternalisme misogyne pour une empathie de bon samaritain ». Tremble, Moshi Conseil : zéro dupe dans mon équipe.
Jouer, mais pour se responsabiliser
Collaboratrice ayant subi un attouchement, salarié qui lance son « salut les filles ! » coutumier en entrant dans l’open space, évocation goguenarde d’une « promotion canapé », SMS lourdingues flanqués d’émojis aubergine… Aussi crédibles les unes que les autres, chaque situation met à l’épreuve la solidité de nos connaissances - sans oublier de, parfois, remettre en question nos a priori. Évidemment, une énième blague sur l’idiotie supposée des blondes n’a pas sa place au bureau, estime-t-on collectivement dans mon groupe. Puis des discussions s’engagent, afin de trancher si la saillie est « inappropriée sans prêter à conséquence », « pénalement répréhensible » selon l’élargissement récent de la loi sur le harcèlement sexuel, ou relève de « l’agissement sexiste » tel que défini par le Code du Travail…
Nous sommes tous obligés d’admettre, avec des moues plus ou moins perplexes, la vérité crue : personne n’en sait trop rien. À droite, on se promet à voix basse d’aller « checker sur Google » une fois la session terminée. La preuve par la confidence que l’escape game coche ses objectifs pédagogiques, en attisant la curiosité - avec ludisme, s’il vous plaît. Bien obligé d’opérer un travail définitionnel sur les agissements dont il est à la fois « témoin » et « acteur » dans le cadre de l’expérience, chaque joueur doit tracer les frontières qu’il juge « juste » entre le flirt bénin et l’outrage sexuel, la remarque censée et le propos intolérable.
Cette « responsabilisation » prend encore une nouvelle dimension lorsque le serious game nous impose de réagir aux abus évoqués. Il ne s’agit plus simplement de nommer le mal, mais de faire des choix pour y remédier. Un échange de mails qui nous glisse dans le costard d’un manager nous suggère qu’une salariée pourrait être battue par son conjoint. Il y a ces bleus suspects, maladroitement expliqués, et surtout cette conversation téléphonique, où les mots « coups », « mari » et « peur » ont été entendus par un collègue, à l’arrachée. Bon. Reste à savoir si notre rôle, en tant que pilote d’équipe, est d’engager une conversation avec la victime présumée, l’orienter vers un spécialiste, appeler la police ou adopter une politique de l’autruche. Après tout, ces suppositions relèvent de la vie « perso », non ? « Pas simple de trancher sur celle-ci », lâche une coéquipière. Et à notre animatrice de rassurer les troupes : « une discussion ouverte est prévue après la fin du jeu, nous pourrons revenir sur le sujet si vous le souhaitez. »
Un débat pour partager son ressenti, affiner l’analyse - et rêver de lendemains plus égalitaires
Ça y est, le temps imparti est écoulé. Bilan des courses : un score « remarquable » (c’est notre référente qui le dit, pas moi) de 6 % de sexisme restant à Moshi Conseil, et des interrogations plein la tête. Ça tombe bien, les équipes ne forment désormais plus qu’une, réunie en table ronde. « Nos escape games se clôturent systématiquement par un temps d’échange, sous la supervision d’experts : représentants du Ministère de l’égalité entre les hommes et les femmes, psychologues… », m’explique en aparté Hélène Souciet. Consentement, défi du vivre ensemble, récurrence des abus… Les rivages de ces thématiques sont abordés à partir de points d’accord - ou de désaccords - avec le serious game, mais aussi de récits personnels. Dans cette atmosphère intimiste, les langues se délient. Et il n’y a qu’à lire les expressions d’indignation et de compassion qui défilent sur les visages de l’assemblée pour saisir à quel point le sexisme en entreprise nous touche, toutes et tous. Mais pas question de sombrer dans l’abattement.
Bien vite cette discussion - dont on devine qu’elle pourrait varier du tout au tout, en fonction des seuils de tolérance des interlocuteurs, potentiellement infléchis par des facteurs tels que l’identité de genre, les fossés générationnels, le secteur d’emploi… - bascule vers l’évocation réjouissante de pistes à emprunter, afin de changer collectivement la donne. « Il faut appuyer la féminisation des équipes, et nourrir la solidarité entre les sexes pour faire front commun contre la menace », s’enthousiasme une participante. Avant d’appeler de ses vœux l’émergence de « formats pédagogiques innovants » en la matière. Sur ce terrain d’expérimentation en friche, la création de Collock, support potentiel d’un teambuilding conscient ou porte d’entrée vers une formation spécialisée en matière de sexisme, pourrait bien faire figure de précieux modèle avant-coureur. Même si, de prime abord, l’idée d’un escape game axé sur le harcèlement a de quoi faire dresser quelques sourcils sceptiques.
Est-il pertinent de “gamifier” un sujet aussi grave ? Ce format ne condamne-t-il pas le dispositif à n’être qu’une formule gadget, trop “joueuse” pour éveiller efficacement les consciences ? Pire encore : risquerait-elle de dédramatiser, par son approche ludique, les enjeux évoqués ? Voilà quelques-unes des questions qui me taraudaient, au moment d’intégrer la partie. Mais il m’aura fallu à peine quelques minutes d’enquête sur le “puzzle” Moshi Conseil pour que ces doutes soient levés ; grâce à un ton juste (aucune frivolité, malgré plusieurs touches d’humour), des mises en scènes réalistes et un temps de débat bienvenu, l’escape game prouve qu’il prend son sujet au sérieux. Tout en nous immergeant efficacement dans un univers dont la nature polémique pousse le joueur à s’investir, à échanger avec son équipe ainsi qu’à battre l’autre équipe, bien sûr. Avec, en bout de course, l’assurance d’en avoir appris un peu plus sur le spectre du sexisme au travail.
Aux premières intéressées - les entreprises - de s’emparer de l’instrument pédagogique inattendu qu’est ce serious game pour insuffler une dimension plus engageante, moins abstraite, à leur charte de bonne conduite, par exemple. À cet égard, le dispositif paraît d’autant plus attrayant qu’il est l’une des rares initiatives « alternatives » de sensibilisation au harcèlement en milieu professionnel. Avec, dans sa recette, un atout non négligeable : la souplesse. Hélène Souciet l’assure, l’escape game, ouvert à toutes les structures professionnelles, en présentiel comme en distanciel, « adaptera son format aux futures sensibilités comme aux nouvelles définitions juridiques, en matière de lutte contre le sexisme ». Histoire de « dé-jouer » la discrimination, encore et encore, à l’aide d’outils conceptuels réactualisés à l’ordre du jour.
Articlé édité par Gabrielle Predko ; Photographies par Rémi Portier
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