« Les hommes ont besoin du sexisme. Quel intérêt pour eux d’agir pour l'égalité ? »
07 mars 2024
10min
En 2013, huit femmes sur dix déclaraient être victimes d’agissements ou de propos sexistes au travail. Dix ans plus tard, rien n’a changé, ou presque. Les consciences évoluent un peu, les langues se délient parfois, mais les pratiques sexistes persistent dans le monde de l’entreprise. Comment expliquer que l’évolution des mœurs accompagne si peu celle des mentalités ? Après des années à se spécialiser sur les questions d’égalité professionnelle et de sexisme au travail, Brigitte Grésy et Pauline Rochart échangent sur la libération de la parole et les moyens de faire bouger les lignes.
Pauline Rochart : Comme je te le disais à ton arrivée, je suis très admirative de ton travail Brigitte. J’ai beaucoup suivi tes travaux, notamment avec le Haut Conseil à l’Égalité et StopE, et je serais d’autant plus curieuse de savoir comment tu t’es « attaquée » à la question du sexisme. Quel a été le déclic ?
Brigitte Grésy : Finalement, j’ai commencé à m’y intéresser assez tard. Même si j’avais tout fait pour être à égalité avec les hommes dans ma vie : passer des diplômes et concours, monter en responsabilités… je sentais en moi-même que quelque chose n’allait pas. Mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus. Je ne visualisais pas de quoi il était vraiment question. Auparavant, je travaillais d’arrache pied sur la parité, l’égalité professionnelle, les quotas, les écarts de salaire… Et plus j’avançais, plus je voyais des résistances incompréhensibles, qui m’ont poussé à m’interroger : « Mais enfin qu’est-ce qui bloque ? » C’est ma fille qui m’a ouvert les yeux, quand elle a eu 20-25 ans, à travers ses propres expériences professionnelles. J’ai vraiment pris conscience de ce système archaïque, fondé sur des stéréotypes binaires qui coincent hommes et femmes dans des rôles sociaux préétablis.
P.R. : Je comprends. Pour moi, la question du féminisme est apparue tôt. J’ai été élevée dans une famille monoparentale, par une mère qui n’a pas eu le choix que d’être indépendante financièrement. J’ai grandi avec cette idée selon laquelle le travail était la clé de l’indépendance, si bien que, quand j’ai commencé ma carrière dans le conseil en RH et organisation du travail, je me suis vite intéressée aux dynamiques de pouvoir en entreprise. Et c’est évident que l’une d’entre elles, si ce n’est la principale, est la répartition du pouvoir entre les femmes et les hommes.
B.G. : C’est intéressant quand tu dis que tu y es venue tôt. De mon côté, j’y suis venue plus tard, aussi, parce que le chemin n’était pas tracé. Le mot « sexisme » a été inventé aux États-Unis dans les années 1960 par analogie au mot « racisme ». Mais en France, il y a longtemps eu une sorte de black-out. Ce n’est qu’en 2005, en Belgique, que Benoît Dardenne a commencé à travailler sur la notion de sexisme. Ensuite, j’ai écrit mon premier livre Petit traité contre le sexisme ordinaire (Albin Michel, 2009), à partir d’anecdotes personnelles : cette fois où un directeur s’est placé devant moi alors que j’étais en pleine conversation, pour s’adresser à mon interlocuteur comme si je n’existais pas ; ou encore quand j’ai vu un manager se tourner vers moi en réunion pour me dire : « Vous voyez ce que je veux dire madame », parce venait de parler des ménagères et que j’étais la seule femme de l’assistance.
Depuis quelques années, le mot sexisme s’est répandu comme une traînée de poudre. C’est alors que j’ai travaillé sur la définition du sexisme ordinaire pour le rendre perceptible par tous et toutes : tous ces signes, propos et comportements qui, l’air de rien, de façon consciente ou non de la part de leur auteur, délégitiment, infériorisent, disqualifient et infantilisent les femmes.
P.R. : C’est tellement important. Si je mets ma casquette de formatrice en prévention des VSS (violences sexistes et sexuelles, ndlr), j’observe qu’au départ, tout le monde est convaincu que le sexisme est bel et bien un problème. Mais si la conscientisation du sexisme progresse, les pratiques sexistes, elles, demeurent en entreprise. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’appellation « sexisme ordinaire », c’est le mot « ordinaire » : les gens ont tendance à l’appréhender comme quelque chose de banal, d’anodin, de pas très grave. Or, il y a ce qu’on appelle un continuum des violences, matérialisée par la pyramide des violences -que l’on montre en formation- avec tout en bas l’agissement sexiste, puis le harcèlement sexuel, l’agression et enfin le viol. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’une culture d’entreprise où on laisse se propager les agissements sexistes crée un terreau, envoie un signal pour dire qu’il est possible d’aller plus loin.
B.G. : Je suis complètement alignée avec ce que tu dis. La grosse difficulté est de permettre aux individus de percevoir quatre choses. La première, c’est de les aider à repérer le sexisme ordinaire : entre l’humour sexiste, les incivilités, les injonctions paradoxales, les remarques sur l’apparence, les allusions à la maternité, ou encore le fameux sexisme bienveillant ! La deuxième est qu’il faut prendre conscience que le sexisme crée de la souffrance. La petite goutte d’eau qui tombe toujours au même endroit finit par faire plus de mal qu’un seul acte agressif. La troisième, c’est que, comme le tabagisme, il y a du sexisme passif : quand vous êtes témoin de sexisme, quelque chose se passe en vous qui n’est pas sans douleur non plus. Et le quatrième point, c’est que la réaction majoritaire reste le déni, parce que le coût de la dénonciation est, encore aujourd’hui, beaucoup plus dur que le coût de l’acceptation.
P.R. : Effectivement. Les gens ont besoin d’être outillés sur les bons mots et attitudes à adopter. Le droit leur donne des repères pour reconnaître ce qui ne va pas. Mais dans les faits, ils ont besoin de savoir comment réagir quand, en pleine réunion, un collègue ou un manager fait une remarque sexiste. On a longtemps été incités à garder le silence, à « ne pas faire de vagues », et aujourd’hui il est nécessaire d’apprendre à exprimer son désaccord.
B.G. : C’est pour ça qu’on préfère le déni et l’esquive plutôt que la riposte du tac-au-tac. D’autant que le plus souvent, la riposte crée un effet boomerang avec une conversation qui enfle, enfle, enfle… Mieux vaut formaliser ce qui s’est passé dans sa tête, le consolider, éventuellement laisser passer une nuit et revenir en se confrontant à l’auteur, sans agressivité. La gestion des conflits, c’est un tout un apprentissage qui n’est pas fait à l’école.
P.R. : Plus tu gagnes en expérience, plus tu te sens capable de réagir pour toi, mais aussi pour une de tes collègues. Alors, pourquoi on ne réagit pas ou très peu ? Le coût de la parole est énorme. On a peur. Déjà de passer pour le/la relou de service, mais surtout des conséquences négatives que pourrait avoir une telle prise de parole. Le monde du travail est encore ultra compétitif, si bien que les salarié·es ont intégré l’idée que quand on a job, on fait tout pour le garder. Tant qu’on n’aura pas créé les conditions d’accueil de cette parole en entreprise, on n’avancera pas. On dit aux gens : « Il faut parler, il faut parler », mais qui les écoute ? Parfois, les procédures de signalement n’existent pas ou sont méconnues, alors qu’apporter le recadrage nécessaire est indispensable. Il faut que les employeurs aient aussi conscience de leurs responsabilités et obligations !
B.G. : Oui, la première mesure à mettre en place, c’est la tolérance zéro au niveau de la gouvernance. Aujourd’hui, il y a une obligation de définir l’agissement sexiste dans le règlement intérieur. C’est déjà ça, mais peu de monde le lit, il faut que ce soit porté au plus haut niveau de l’organisation. Deuxièmement, il faut multiplier les opérations de formation et de sensibilisation : comment on repère le sexisme ordinaire, pourquoi il fait mal et comment on peut réagir. Et troisièmement, il faut créer au sein des organisations des cellules d’écoute, en interne ou en externe. Dans les baromètres auxquels j’ai participé avec le collectif StopE, on se rend compte que les femmes, lorsqu’elles subissent du sexisme, n’en parlent pas à leur patron, à leur DRH ou aux partenaires sociaux, elles en parlent à leurs amies. Ce n’est plus possible ! Et le quatrième axe, c’est vraiment de travailler sur l’ensemble des procédures RH des structures, à commencer par le recrutement, pour déboulonner le sexisme institutionnel.
P.R. : Oui, et l’important c’est d’agir dans la durée. Ce n’est pas une case de sa to do qu’on coche une fois ! C’est un travail de longue haleine avec différentes étapes : apprendre à se regarder collectivement pour sonder ses pratiques en matière de culture d’entreprise, apprendre à repérer les pratiques sexistes et ensuite agir et s’organiser pour qu’elles n’aient plus voix au chapitre. Sans oublier le problème de l’exemplarité du manager ou du dirigeant, qui est prompt à dire publiquement qu’il ne tolère aucune forme de sexisme, mais qui, parfois, fait du mansplaining pendant la formation.
B.G. : C’est pour cette raison qu’il faut que cela figure dans la loi ! J’ai travaillé avec la juriste Marie Becker sur la définition de l’agissement sexiste dans le Code du travail en 2015. On l’oublie mais ce type de comportements est passible de sanctions, soit disciplinaires -du blâme au licenciement-, soit des dommages et intérêts devant les Prud’hommes.
P.R. : Ce qu’il faut que les gens aient en tête c’est que des agissements répétés peuvent relever du harcèlement sexuel qui est un délit, une faute professionnelle grave. En matière d’agissement sexiste, la sanction numéro un doit être le recadrage managérial. Je commence d’ailleurs souvent mes formations en expliquant qu’au fond, ce n’est pas une question d’opinion ou de morale : l’agissement sexiste est juste purement et simplement interdit au travail.
B.G. : Et expliquer aussi pourquoi c’est interdit.
P.R. : Il faut le dire oui, bien sûr. Revenir sur la mécanique sexiste, les conséquences de l’exclusion, la souffrance que tu évoquais…Replacer le fait que c’est interdit dans un cadre professionnel, ça pose les choses. Le féminisme est devenu un sujet sociétal -et tant mieux- mais il cristallise aussi les opinions. En face, les résistances se musclent. Et en entreprise, on le sent très fort ! En formation, l’objection la plus courante concerne l’humour :
« On ne peut plus rien dire et on ne peut plus rire. »
B.G. : Alors que le rire sexiste est un rire unilatéral, conservateur, lâche… qui n’a rien à voir avec l’humour !
P.R. : Tout à fait. La seconde résistance, elle, tient beaucoup à notre culture française. C’est le fameux : « Du coup, on ne peut plus séduire au travail ? » Alors qu’il y a une différence de nature et non de degré entre la drague et le harcèlement. Bien sûr qu’on peut continuer à séduire au travail et vu le nombre d’unions qui s’y crée, c’est toujours le cas ! Mais derrière ces résistances, il y a quoi ? La peur. J’entends souvent : « Vous voulez vivre dans un monde complètement aseptisé comme aux États-Unis. »
La résistance qui m’a le plus déstabilisée je crois, c’est celle qui provient des femmes elles-mêmes. Certaines, surtout de la génération des baby boomers, expriment clairement qu’elles ne se sentent pas concernées. Forcément, jusqu’à présent, le monde du travail reposait sur des normes viriles : ne pas se montrer vulnérable, avoir le sens de l’effort, éviter de parler de l’intime… Pour en arriver là où elles sont, ces femmes ont implicitement fait le jeu de ces normes viriles, avec tous les sacrifices que cela implique. Le coût d’une telle remise en question est énorme.
B.G. : Malgré tout, je pense qu’en dépit de MeToo, il pèse sur les épaules des jeunes femmes d’aujourd’hui un poids comme jamais auparavant. On leur dit : si vous n’avez pas un travail valorisé, vous n’êtes rien. Si vous n’avez pas d’enfant, vous êtes une demi-femme. Si vous ne vous occupez pas de votre maison, vous n’êtes pas à la hauteur. Aujourd’hui plus que jamais, les femmes ont une charge mentale doublée.
P.R. : D’autant qu’elles ont intériorisé le fait que le milieu du travail peut leur être hostile. Je me souviens qu’à 23 ans, lors d’un stage, je devais écrire une chronique pour le média de mon entreprise. J’étais alors tombée sur un chiffre : en 2012, 44% des jeunes femmes de 25 à 29 ans voulaient redevenir femme au foyer ! Plutôt que de voir un attrait pour ce rôle, j’ai plutôt perçu une défiance vis-à-vis d’un monde du travail qui n’était pas, déjà à l’époque, accueillant pour elles. Tout récemment, un chiffre du Haut conseil à l’égalité va dans le même sens : 58 % des Françaises de 25 à 34 ans pensent qu’elles doivent faire passer leur famille avant leur carrière. Même s’il y a des avancées, le combat n’est absolument pas gagné. D’autant qu’on vit une époque anxiogène, avec un contexte social et économique difficile, où la famille apparaît comme une valeur refuge.
B.G. : Oui, ces chiffres sont accablants et semblent montrer une tentation de régression très forte du côté des hommes, avec des tentations masculinistes. Mais les explications de ces attitudes sont plus complexes et proviennent de profonds changements sociétaux. La valeur famille, celle où se déploie la figure du pater familias, n’est plus un refuge. Donc oui, il y a des transitions très lourdes, mais cela va au-delà de l’idée que les hommes voudraient régresser vers leurs anciens rôles.
À mes yeux, on ausculte beaucoup ce qui se passe du côté des hommes : le fait qu’ils se sentiraient malheureux, menacés, tiraillés ou éventuellement alliés… mais rien ne change vraiment chez eux alors que les femmes ont fait un chemin incroyable. J’en arrive à me demander si le sexisme n’est pas un paravent, un masque pour cacher leur peur du talent féminin. Ils font face désormais à un problème de carrière énorme : parce que les femmes arrivent au même niveau de compétences, les postes pour eux sont réduits de moitié. Au-delà de la marmite du sexisme invétéré dans laquelle ils sont tombés petits, les hommes ont besoin du sexisme comme riposte pour résister à l’avancée des femmes. C’est pour ça qu’on n’arrive pas à trouver des éléments de contre-pouvoir. Quel est l’intérêt pour eux d’agir en faveur de l’égalité aujourd’hui ?
P.R. : J’observe malgré tout une plus grande écoute de la part des hommes, quand on leur explique que les conséquences du sexisme sont néfastes pour tout le monde. Je pense qu’une partie d’entre eux voient bien qu’il y a un problème avec ces normes viriles au travail.
Et plus globalement, les attentes changent : il y a une aspiration à faire collectif différemment et à questionner les rapports de pouvoir en entreprise. Tout ça participe du même mouvement.
B.G. : Aujourd’hui, le monde du travail a totalement changé. Tout chef raisonnable doit désormais intégrer l’instabilité du monde économique global, et ne plus penser que la voie qu’il trace est forcément la bonne sur le long terme. Autrement dit, la bonne gouvernance repose sur l’exercice du doute : cette faculté de décider de lignes d’action sur lesquelles on peut éventuellement revenir. Certaines personnes disent que le leader doit aujourd’hui avoir les qualités du féminin et du masculin. Cela me gène car les compétences n’ont pas des sexe. Un bon manager, c’est celui qui écoute, qui s’appuie sur un collectif, qui a une forme d’empathie, mais c’est aussi celui qui tranche et qui dit non.
P.R. : Je vais complètement dans ton sens. Le dernier rapport du GIEC consacre d’ailleurs tout un chapitre à la gouvernance nécessaire pour mener la transition écologique : il faut opérer un renversement de valeurs dans la manière d’exercer le pouvoir. Abandonner l’ultra-centralisation et la verticalité pour passer à un modèle plus collectif, où on prend les décisions de manière concertée. Pour ça, on a besoin de compétences telles que l’écoute, l’empathie, le dialogue. Je crois que les femmes ont une carte à jouer là-dedans. Le piège dans lequel il ne faudrait pas tomber, c’est le statu quo : avoir conscience qu’il est important de créer du lien -avec le vivant et les autres- mais faire en sorte que ce soit toujours les femmes qui s’en chargent parce qu’elles le font si bien ! Il faut vraiment amener les hommes à prendre conscience que ce sont des compétences qui ont de la valeur et qui peuvent les rendre fiers.
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Article rédigé par Mélissa Darré et édité par Matthieu Amaré, photo par Lisa Jacquemin.
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