Les injonctions contradictoires gangrènent le monde pro : comment les déjouer ?

15 sept. 2022

4min

Les injonctions contradictoires gangrènent le monde pro : comment les déjouer ?
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

contributeur.e

« Aie l’esprit d’équipe - sois le meilleur », « pense à te déconnecter - sois réactif » ou encore « sois autonome… tout en me faisant un reporting quotidien. » Bienvenue dans le monde fou du travail où notre sacro sainte hiérarchie n’a de cesse de nous demander tout… et son contraire. Des injonctions contradictoires qui laissent les travailleurs au mieux perplexes, au pire dans un abîme d’anxiété. Alors comment y faire face ? Petit guide de survie pour apprendre à les identifier et surtout les contrer.

Une injonction paradoxale est le fait d’être exposé à une contrainte contradictoire. Par exemple : « Exprime pleinement ta personnalité !… mais reste en maîtrise de tes émotions en toute circonstance devant l’équipe. » Des attentes émanant de la part de nos supérieurs hiérarchiques, qu’on ne pourra jamais pleinement satisfaire. Un phénomène malheureusement courant, qui prospère au sein des entreprises comme l’a constaté la sociologue Aurélie Jeantet : « Les injonctions contradictoires sont légion au travail. La plus répandue étant celle de produire toujours plus, - des objets, des contrats, des clients, des soins…-, tout en maintenant le même standard de qualité de travail, voire de l’augmenter. Ce qui n’a rien de réaliste. » Des injonctions qui peuvent paraître logiques à des gestionnaires qui cherchent à rationaliser et optimiser les coûts, mais qui sera une absurdité du point de vue du travail en lui-même.

Et tout cela, au prix de grandes souffrances pour ceux qui, en première ligne, les reçoivent « les salariés qui sont dans l’incapacité de répondre favorablement à ces double injonctions sont mis à mal. Ils se sentent complètement coincés face à ces contradictions auxquelles ils ne pourront jamais donner une réponse satisfaisante, analyse la sociologue. Or, ne pas remplir ses objectifs, ne pas être fier de son travail, se sentir nul… tout cela dévalorise, épuise, abîme la santé mentale… jusqu’à provoquer des burn-out. » Dépressions, décompensations et autres maladies professionnelles graves peuvent y prendre leurs sources.

Et pour se préserver de ces souffrances psychiques, encore faut-il avoir conscience de l’hérésie des demandes qui nous sont formulées, ce qui est loin d’être évident.

Débusquer la quadrature du cercle

Délicatement enrobé dans une novlangue managériale, l’injonction paradoxale ne saute pas toujours aux yeux. « Dans le monde de l’entreprise, il y a une perversion du langage. On joue souvent sur les mots. On préfère parler de “collaborateur” plutôt que “d’employé” par exemple, explique Aurélie Jeantet. Éviter d’appeler un chat, “un chat”, nous empêche alors d’analyser ce qui se passe de façon juste. » Baignant dans cette euphémisation, on accorde du crédit à cette parole bien présentée, qui de plus, est portée par nos managers. Et cela peut nous empêcher de percevoir leur caractère impossible. Pire, on peut trouver cette parole justifiée et nous-mêmes la véhiculer auprès de nos pairs ou pour soi-même, notamment en s’imposant des objectifs inatteignables.

Mais alors que faire pour ne pas tomber dans ce piège ? La clef est de se faire confiance en étant à l’écoute de ses signes émotionnels. Ressentir un trouble, des craintes, de la frustration doit nous mettre en état d’alerte. Le paradoxe crée un conflit intérieur, c’est différent du stress que l’on peut ressentir face à un nouveau challenge comme le précise l’experte du travail : « Un projet ambitieux peut nous faire peur, on peut appréhender de gravir la montagne qui se tient devant nous et c’est normal. Mais si on dispose du bon équipement et d’un temps raisonnable pour le faire, on y arrivera, même si cela demande de fournir plus d’efforts. En revanche, si on nous demande de la gravir en talons aiguilles, en une heure, on va ressentir de l’angoisse, cela va provoquer un malaise en nous. C’est cette petite voix qu’il faut écouter. » Et d’analyser les causes de son anxiété : est-ce que j’angoisse à cause de mes peurs personnelles ou est-ce que ça vient de la demande en elle-même ? Cela permet de mettre le doigt sur les injonctions abusives, c’est-à-dire celles qui ne peuvent être satisfaites.

En proie au doute ? Misez sur le collectif. En effet, en parler à ses coéquipiers est la meilleure façon de sortir de sa torpeur. « Il ne faut surtout pas rester isolé face à ces injonctions contradictoires, insiste la sociologue. Seul, on va avoir plus de difficultés à s’auto-persuader que c’est nous qui avons raison contre le discours qui vient d’une voix ascendante. Il ne faut jamais hésiter à en parler à ses collègues. » Dès qu’on se sent en difficulté, qu’on se trouve face à quelque chose qui nous semble impossible, le regard de nos pairs va nous permettre d’objectiver la situation et de valider le caractère inéluctable des demandes qui nous sont adressées. « À plusieurs, on va arriver à remettre les choses à l’endroit dans notre esprit, sortir de la confusion et éventuellement riposter ! », conclut-elle.

Résiste ! Prouve que c’est irréaliste…

Deux voies permettent alors d’entrer en résistance contre ces doubles contraintes anxiogènes :

1. La confrontation

Soit faire remonter les informations sur l’incohérence de la situation vécue auprès de la hiérarchie. Puis, entrer en négociation :

  • demander ce qui est prioritaire entre les demandes qui s’opposent
  • proposer un autre échéancier pour mener à bien ses missions
  • ajuster les conditions de travail pour exécuter tout ou une partie des tâches demandées, etc.

Et là encore, la force du collectif nous sera d’un grand secours. « Selon le contexte, partir seul à la bataille peut se retourner contre nous, explique Aurélie Jeantet. Cela peut être perçu comme une faiblesse, on peut taxer notre incompétence… Le fait d’être à plusieurs pour porter le message permet alors de dé-personnifier le problème. » Et d’augmenter nos chances d’obtenir gain de cause.

2. L’arbitrage personnel

Si on est bloqué face à une hiérarchie qui fait la sourde oreille, reste à nous en remettre… à nous même. On va soi même :

  • arbitrer les chantiers prioritaires
  • déterminer ce qu’on va “sacrifier”, au profit d’autres tâches
  • retraduire ses objectifs pour les rendre réalistes, etc.

Un rôle qui pourtant incombe aux managers, comme s’en désole la sociologue : « Par essence le rôle des directeurs, des sous directeurs, des chefs d’équipe… c’est justement de résoudre les contradictions que pose l’organisation du travail. Pour que les travailleurs, - ceux qui font concrètement le boulot (soigner, produire etc.) -, aient les moyens de le faire sereinement. Le problème c’est que bien souvent par manque de courage, de lucidité, ce travail d’organisation n’est pas réalisé à chaque échelon de l’entreprise. » Tout le monde se refile la patate chaude en somme, et les salariés doivent se débrouiller.

« Bienvenue en absurdie » avez-vous alors envie de clamer ? Sans doute, oui. D’ailleurs, opter pour l’humour, quand la situation le permet, est aussi une excellente façon de mettre en lumière les injonctions paradoxales, tout en les mettant à bonne distance. Un moyen de dénoncer l’illogisme dans lequel on doit tous naviguer au quotidien, tout en fédérant les troupes et en se faisant du bien.

Article édité par Gabrielle Predko
Photo de Thomas Decamps