Dans les campagnes, « les jeunes renoncent très tôt aux métiers désirables »

02 avr. 2024

6min

Dans les campagnes, « les jeunes renoncent très tôt aux métiers désirables »
auteur.e
Clémentine Buisson

Rédactrice et consultante QVCT

Mais qui sont les jeunes ruraux, ces jeunes auxquels la recherche et les politiques publiques s’intéressent si peu ? Bien loin de la figure mythifiée des agriculteurs, le sociologue Clément Reversé dresse leur portrait, entre résignation à ne pas faire de « grand métier », hantise de « l’assistanat » et phénomènes d’exploitation.


Vos travaux portent donc sur les jeunes ruraux, mais ça veut dire quoi concrètement être un jeune rural ?

L’Insee considère que c’est la faible densité de population qui définit un territoire rural. Il existe différents niveaux de densité, ces territoires sont donc extrêmement hétérogènes et la jeunesse rurale elle-même est hétérogène. Il existe néanmoins des éléments communs. La ruralité est globalement concernée par une composition sociale plutôt “populaire” : il y a plus d’employés, d’ouvriers, et de personnes sans activité. Et en quelques mots, les jeunes ruraux sont des jeunes qui :

  • Doivent nécessairement posséder une voiture pour pouvoir se déplacer ;
  • Connaissent tout le monde et que tout le monde connaît, c’est le principe d’interconnaissance, qui fait que la réputation a un impact fort sur la vie des jeunes ;
  • Doivent choisir entre partir faire des études ou rester, un choix souvent cornélien.

Dès l’enfance et l’adolescence, vous notez que ces jeunes, éloignés des grandes villes, font un « deuil des grands métiers » (Zunigo, 2010). Qu’est-ce que cela signifie ?

Quand on est enfant, on veut tous être archéologue, vétérinaire, parfois médecin, ou d’autres plus accessibles comme pompier ou policier. Certains aussi veulent devenir rockstar ou skateur professionnel. Et bien très tôt, les jeunes ruraux intègrent le fait qu’ils ne pourront pas accéder à ces grands métiers désirables ou reconnus.

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Comment ce “deuil” se traduit-il chez les jeunes que vous avez rencontrés ?

J’ai en tête une jeune fille qui voulait devenir archéologue ou professeure d’histoire mais elle n’était pas bonne à l’école. Elle venait d’une famille ou les frères et sœurs eux-mêmes n’étaient pas bons à l’école et c’était connu de tous. Elle m’a expliqué que, très tôt, dès la primaire, elle a arrêté de rêver. A l’école et à la maison, on lui demandait déjà d’essayer de réfléchir à un métier plus terre à terre.

Le résultat de ça c’est que ce sont donc des jeunes à qui on demande une orientation beaucoup plus précoce. Dès la 3ème ils doivent choisir un bac pro, un CAP ou un BEP qui les amènera vers un métier en particulier. Ce sont donc des orientations par défaut… qui produisent du décrochage scolaire.

Quelles sont ces orientations par défaut ?

Pour les jeunes que j’ai rencontrés, qui sont encore une fois particulièrement précaires, il s’agit de trouver des formations dont le niveau est « suffisamment bas » pour que même eux puissent réussir. Ce sont leurs mots.

Notre système éducatif actuel joue un rôle important dans cette orientation. Il faut à tout prix envoyer un jeune vers une formation diplômante, peu importe s’il y a du travail derrière, peu importe si ça l’intéresse, peu importe les conditions de travail et de vie associées.

Une des jeunes femmes que j’ai interrogées m’expliquait qu’elle avait fait un CAP cuisine. Et quand je lui ai demandé si elle aimait bien cuisiner, elle m’a répondu qu’elle détestait ça. Étonné, je lui ai donc demandé pourquoi elle s’était tournée vers cette formation et elle m’a répondu : « La conseillère d’orientation m’a dit : c’est soit cuisine, soit menuiserie. »

Évidemment, il n’y a aucune honte à faire un métier en particulier, ce qui pose un problème c’est quand ces orientations sont imposées.

« Beaucoup des jeunes ruraux acceptent des conditions de travail qui relèvent en effet de l’exploitation : ne pas être payés, ou très mal, travailler sans contrat… Ils sont prêts à accepter tout ça pour ne pas devenir ce qu’ils estiment être un « assisté ». - Clément Reversé, sociologue.

Dans quelle mesure le métier des parents ou de l’entourage joue un rôle dans ce “non-choix” ? La reproduction sociale est-elle plus forte dans les territoires ruraux qu’ailleurs ?

La reproduction sociale est très importante en France, de manière générale, et elle l’est donc aussi en milieu rural. De façon très pragmatique, on s’oriente vers ce qu’on connaît, donc vers ce qui est autour de soi.

Dans beaucoup de familles précaires dans les zones rurales, il existe aussi tout un discours sur le rapport au diplôme. Certains parents insistent sur le fait qu’il ne serait pas si important, qu’il faut avant tout travailler, être motivé, se donner à fond et que ça comptera plus que ce “bout de papier” que serait le diplôme.

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Et sur le marché du travail, comment se passe l’intégration de ces jeunes ruraux sans diplôme ?

Même si aujourd’hui le diplôme ne permet plus d’ascension sociale, il reste un rempart contre la précarité. Alors on retrouve de nombreux phénomènes d’exploitation pour ces jeunes.

L’emploi est fragmenté. Ces jeunes se retrouvent à répondre à une fluctuation de l’emploi. On leur propose des postes de quelques heures, de quelques jours, ou de quelques semaines pour faire face à une hausse de l’activité ou pour un besoin précis. Leur compétence finalement, c’est d’être disponible, ils sont dans une sorte d’astreinte permanente.

Face à ce contexte difficile et ce besoin d’exister sur le marché du travail, beaucoup de ces jeunes veulent de l’emploi coûte que coûte et acceptent des conditions de travail qui relèvent en effet de l’exploitation : ne pas être payés, ou très mal, travailler sans contrat… En se disant : « ça fait quand même une ligne à mettre en plus sur le CV ». Ils sont prêts à accepter tout ça pour ne pas devenir ce qu’ils estiment être un « assisté ».

Vous expliquez en effet dans vos travaux que ces jeunes sont « hantés » par l’imaginaire de l’assistanat. Comment l’expliquez-vous ?

Parce que la grande crainte pour ces jeunes, c’est d’être inactif. Ils opposent en effet très nettement l’idée du travail et de l’assistanat. C’est l’utilité sociale face à l’inutilité sociale. Celui qui apporte à la société versus le « parasite ». Dans ce cas de figure, bénéficier du RSA (Revenu de Solidarité Active, ndlr), par exemple, serait un synonyme d’échec.

Pourtant, tous ceux que j’ai rencontrés bénéficient d’une forme d’aide de l’État, mais ils essaient d’en toucher le moins possible et uniquement ce qui leur semble le plus légitime et se rapporte au domaine de l’emploi.

Ce non-recours contribue à créer des situations critiques. J’ai par exemple rencontré un couple de jeunes qui avait vendu son sommier pour finir de payer son loyer plutôt que d’accepter de toucher des aides auxquelles ils avaient pourtant droit.

« s’occuper des enfants est un véritable métier, il confère d’ailleurs un statut qui est globalement très désirable pour la plupart des jeunes que j’ai rencontrés. » - Clément Reversé, sociologue.

Cette crainte de devenir un « assisté » ne contribue-t-elle pas à renforcer leur hyper-disponibilité sur le marché du travail ?

Oui, absolument. Le simple fait de refuser des aides ne suffit pas. Il faut montrer qu’on veut travailler, qu’on travaille déjà bien. Certains s’engagent dans du bénévolat, ou des actions d’entraide, auprès de leurs proches. L’enjeu c’est de ne jamais être sans activité.

Face à ces situations difficiles, il semble y avoir une double peine pour les femmes qui se traduit notamment par un taux de chômage plus élevé. Pourquoi semblent-elles davantage fragilisées par la ruralité ?

Il existe une double concurrence pour les femmes sur le marché de l’emploi, la première c’est celle des hommes. À faible niveau de qualification, on préfère en général embaucher des hommes pour rester dans un certain entre-soi masculin, on invoque aussi des clichés virilistes sur la plus grande force et résistance supposées des garçons, etc.

La deuxième forme de concurrence est celle sur les diplômes. Si on adopte une vision très stéréotypée des métiers, on peut penser qu’elles pourraient s’insérer facilement sur des métiers de soin et de service à la personne. Or, beaucoup de ces métiers demandent un certain niveau de diplôme.

Elles ne trouvent pas de place dans les métiers dits
« masculins » et pas de place non plus dans les métiers dits
« féminins »
. Certaines ont donc tendance à se destiner à un métier de mère, pendant quelques années au moins.

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Que produit la maternité dans la réussite et l’insertion de ces jeunes femmes ?

La maternité vient à la fois consolider et fragiliser leur situation.

Elle consolide parce que beaucoup de jeunes femmes attendent réellement ce statut de mère. Cela permet de se dévier du monde du travail et c’est en quelque sorte une “stratégie” pour être en activité. S’occuper des enfants un véritable métier, il confère d’ailleurs un statut qui est globalement très désirable pour la plupart des jeunes que j’ai rencontrés.

La maternité vient néanmoins fragiliser, puisque l’inactivité crée une dépendance économique au conjoint et engendre de grandes difficultés d’insertion professionnelle. Quand on a passé 5 ou 10 ans à élever ses enfants et qu’on n’a jamais eu de travail rémunéré, cela devient très difficile de s’insérer professionnellement.

« Il est urgent de repenser les politiques de jeunesse en rapport avec les territoires notamment vis à vis de la formation. » - Clément Reversé, sociologue.

Finalement, les jeunes ruraux sont-ils condamnés à fuir leur territoire ?

Non, et heureusement ! J’étudie la part la plus précaire des espaces ruraux, donc évidemment le portrait semble assez sombre, mais je ne pense pas du tout qu’on doive fuir ces zones géographiques. Les conditions de vie y sont globalement plus favorables. Le coût de la vie est moins élevé, le taux de chômage est relativement faible… Là où ça se complique, c’est que l’on considère aujourd’hui que la transition vers l’âge adulte se fait nécessairement par des études, et souvent par des études universitaires en ville et donc un travail en ville.
C’est cette imposition à la mobilité qui est problématique. Il est urgent de repenser les politiques de jeunesse en rapport avec les territoires notamment vis à vis de la formation. Les campus connectés semblent être une solution intéressante de ce point de vue-là.
Il faut donner la possibilité aux ruraux de se construire une vie ailleurs qu’en ville.


Article écrit par Clémentine Buisson et edité par Clémence Lesacq - Photo Claire Bergès pour WTTJ

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