Journée de la jalousie : l’occasion de connaître tous les salaires de Finlande !
13 nov. 2023
4min
Chaque année en novembre, le gouvernement finlandais rend publics les avis d’imposition de tous ses citoyens. Le temps d’une semaine, les salaires du collègue, de la voisine ou du ministre de l’Économie ne sont un secret pour personne. Cette tradition fiscale est (presque) rentrée dans les mœurs du pays le plus heureux du monde.
« Officiellement, ça s’appelle la journée des impôts », rappelle Miina Väisänen, journaliste au pôle économique d’Yle, la télévision publique finlandaise. Si le terme de “journée de jalousie” n’est employé que dans les médias étrangers pour évoquer cette transparence totale des revenus des 2,5 millions d’actifs finlandais, c’est qu’elle nous inspire, à nous Français, une certaine audace - presque un voyeurisme - bien loin de nos mœurs. Pour les Finlandais, il s’agit avant tout de savoir combien gagnent les grandes personnalités du pays : Valtteri Bottas (pilote de Formule 1), Petteri Orpo (Premier ministre) ou bien Käärijä (rappeur) voient ainsi leur intimité fiscale exposée aux yeux de tous par les médias, qui ont fait de la “journée de la jalousie” un formidable marronnier.
Imaginez si, le temps d’une semaine, nous pouvions consulter l’ensemble des revenus de Catherine Deneuve, Squeezie, Elisabeth Borne ou bien Bernard Arnaud… Nul doute qu’avec leurs salaires et leurs taux d’imposition rendus publics, certaines réformes ou discours d’austérité économique seraient moins bien digérés. C’est ce qu’affirmait l’économiste et philosophe Baptiste Mylondo lorsque nous l’interrogions à l’occasion de la sortie de Ce que nos salaires disent de nous : « À partir du moment où on est obligé de rendre publiques les grilles des rémunérations et donc les écarts de salaire, on se rend compte qu’il y a des différences injustifiables qu’il faut corriger. »
Une mesure qui fait partie des meubles
Au pays du soleil de minuit, cette mesure ne date pas d’hier : depuis le XIXe siècle, les avis d’imposition de tous les Finlandais sont consultables une semaine dans l’année. C’est devenu une tradition pour chaque citoyen et Miina Väisänen n’échappe pas à la règle : « Pour moi, c’est comme si ça existait depuis toujours, c’est intégré à notre société », raconte la journaliste de 34 ans. Cette mesure de transparence gagne même en impact à l’heure de la numérisation, où il est devenu beaucoup plus simple et rapide d’accéder aux informations recherchées. Désormais, le monde entier regarde du coin de l’œil cette “journée de la jalousie” et interroge son propre système financier, comme l’Union européenne, qui a récemment voté une directive sur la transparence des salaires, ce qui obligera les moyennes et grosses entreprises à publier des informations sur les salaires de leurs employés.
Au-delà de l’aspect sensationnel de connaître la participation fiscale des stars et des chefs d’État, les Finlandais sont-ils vraiment curieux des ressources de leur manager, de leurs amis ou de leur famille pendant cette semaine de mise à nu fiscale ? « Je ne nie pas qu’il peut y avoir là une part de « voyeurisme », confirme Joël-Robert Ferrand, attaché de presse de l’ambassade de France à Helsinki. Mais je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui serait allé vérifier auprès du fisc le revenu de son voisin, collègue ou patron. » Dans les colonnes du New-York Times, le discours est tout autre pour le reporter Lassi Lapintie : « Personne n’aime l’admettre, mais tout le monde l’a déjà fait. » Tout le monde ? Peut-être pas. Même en Finlande, des irréductibles Français semblent résister encore et toujours à l’envie de connaître les revenus du voisin. Parmi les expatriés que nous avons interrogés, aucun ne semble avoir déjà plongé son nez dans les avis d’imposition des autres et certains n’étaient même pas au courant de l’existence d’une telle procédure, qu’ils n’approuvent pas forcément. « Je pense que les revenus de chacun sont une affaire privée qui ne regarde que l’État. » témoigne ainsi Etienne sur un groupe Facebook d’expatriés français en Finlande.
L’Union européenne “à la rescousse” des riches Finlandais pudiques ?
Même au sein d’une société où l’ultra transparence est admise depuis presque deux siècles, des voix s’élèvent contre le fait d’afficher publiquement les revenus de chacun. En 2019, 233 ménages gagnant plus de 100 000 euros par an (condition requise pour que les médias les intègrent dans leur liste annuelle et publique des grandes fortunes qui pourraient intéresser leurs lecteurs) se sont opposés à la publication de leurs revenus. Les personnes concernées ont invoqué la nouvelle réglementation du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, qui protège « le droit de s’opposer à tout moment au traitement des données à caractère personnel », ce qui a forcé les médias finlandais à faire marche arrière en ne publiant pas les revenus des 233 ménages. Cette crainte d’un bras de fer avec Bruxelles s’arrête en 2022, lorsque la Cour Administrative Suprême de Finlande s’oppose à la non-publication des informations fiscales des personnes réfractaires.
Pour les plus aisés, la “journée de la jalousie” est un enjeu de taille : il s’agit aussi d’être bien vus de l’opinion publique (surtout lorsqu’on est connu), ce qui passe par une forte participation fiscale. En Finlande, les deux patrons de Supercell Oy, un studio de développement de jeux vidéo sur mobile d’allure internationale, font figure de marche à suivre en termes de contribution à l’impôt. De l’autre côté, la réputation des exilés fiscaux, comme l’ex-pilote de Formule 1 Kimi Räikkönen, peut en pâtir, comme le rappelle Miina Väisänen : « Sa non-participation à l’impôt était un sujet qui revenait beaucoup dans les années 1990/2000, quand il était encore sur les circuits. »
Pour la journaliste, qui a longtemps vécu en France, une journée française de la jalousie ne peut qu’être souhaitable : « J’ai l’impression qu’en France, on parle beaucoup des riches, des différences sociales et des inégalités. Avec un système plus transparent, on pourrait traiter ces sujets avec des chiffres, des faits qui montreraient ces différences. » Ce point de vue est également partagé par Baptiste Mylondo, qui tient toutefois à éviter toute mauvaise publicité au dispositif : « Le terme de “journée de la jalousie” laisserait entendre que toute revendication pour plus d’égalité serait toujours sous-tendue par une logique de jalousie » regrette l’économiste. « Alors qu’on peut tout à fait mettre en avant une logique de justice. »
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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