Choix et imprévus : « Il y a un temps pour tout, même au travail »
26 oct. 2021
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
C’est l’automne, ma saison préférée, celle qui me rappelle chaque année à quel point tout, dans la vie, est cyclique. À quel point il y a un temps pour tout. Et à quel point il y a un endroit où cette règle a du mal à s’imposer : le travail.
Quand j’échange avec les auditeurs·trices de mon podcast, je suis souvent frappée de voir à quel point les moments de vie où on souhaite ralentir au travail, par choix ou par obligation, peinent à être pris en compte dans les organisations. La parentalité est enfin devenue un sujet (ouf !), mais on commence à peine à parler des aidant·e·s, par exemple, dont la vie est souvent d’une intensité et complexité terribles. Tout ça parce que bien souvent nous n’osons pas en parler au travail, par peur d’être stigmatisé·e·s ou considéré·e·s comme moins engagé·e·s et fiables, comme l’expliquait mon invitée l’avocate en droit social Julia Peyre dans un de mes derniers épisodes.
Alors je me demande ce que ça changerait si le postulat de départ était que la vie est, par définition, émaillée de moments où le travail doit pouvoir passer au second plan, sans que ce soit un “au revoir” définitif à la vie professionnelle. Parce que les études le prouvent : la vie se charge très souvent de nous dévier de nos jolis plans de carrière. Dans leur passionnante étude de 2007, « The Chaos Theory of Careers », Jim Bright et Robert Pryor, psychologues organisationnels à la Australian Catholic University, notaient que « 60 à 80% des personnes (interrogées) avaient vécu un événement imprévu qui avait significativement influencé leur carrière. » Ils expliquent que « la non-linéarité des carrières a toujours existé mais personne n’en parle jamais, parce qu’il y a cette obsession de la planification de carrière, et où chacun sera dans cinq ans. Mais ce type de planification peine à tenir compte de tous les événements imprévus qui ont lieu dans la vie des individus. »
Puisque la vie l’est si peu, pourquoi reste-t-on dans le mythe de la carrière linéaire, plutôt que cyclique ou saisonnière ? En tant que mentor sur la plateforme Myjobglasses, je discute régulièrement avec des étudiant·e·s. Et je suis toujours surprise de voir leur inquiétude à l’idée de « faire le mauvais choix », de stage, de spécialisation. A 20 ans ou 24 ans. Comme si toute leur carrière allait être déterminée par cette expérience, comme si une “erreur” de choix était quelque chose de négatif plutôt qu’une expérience apprenante. C’est, à mes yeux, la traduction de cette obsession du parcours tout droit, sans détours, parfaitement cohérent, et parfaitement irréaliste.
Pouvoir vivre pour son travail un jour, vivre pour autre chose le lendemain, revenir à son travail des mois ou années plus tard. Et continuer à aimer et être bon dans ce que l’on fait… voire en s’améliorant continuellement !
Heureusement, il y a des voix pour penser d’autres manières de faire. Une de ces voix, c’est celle de Stefan Sagmeister. Dans sa conférence TED Talk qui m’a tant marquée, ce directeur d’une agence de design New Yorkaise explique qu’il ferme son agence tous les sept ans pour une année sabbatique. Pendant cette année, lui et son équipe voyagent, s’engagent dans des associations, prennent le temps de vivre. Et remplissent ainsi leur besace d’idées, d’expériences, d’inspirations qui les nourrissent pour les sept années suivantes. La réflexion de Stefan Sagmeister a été de se dire que, schématiquement, on passe les 25 premières années de sa vie à étudier, puis 40 ans à travailler, puis 15 ans à la retraite. Il s’est dit que cela serait bien plus enrichissant de prendre cinq de ces années de retraite, pour les intercaler dans la vie active. Vraiment un raisonnement de designer, et vraiment une logique de vie inspirante. Parce que, même sans aller jusque-là (je vous entends me dire : « oui, mais impossible dans mon type de carrière/de métier/d’industrie »), il y a dans son parti-pris cette idée de cycle, de saison : pouvoir vivre pour son travail un jour, vivre pour autre chose le lendemain, revenir à son travail des mois ou années plus tard. Et continuer à aimer et être bon dans ce que l’on fait… voire en s’améliorant continuellement !
La même idée s’exprime dans un nouveau classement lancé cet été. Il existait le classement français Forbes des « 30 under 30 », consacrant les « étoiles montantes de l’écosystème entrepreneurial français et quelques personnalités d’exception des mondes des arts et du sport ». Classement que j’avoue avoir toujours trouvé intimidant, appuyant lourdement sur ce mythe qu’il faudrait tout construire dans sa trentaine : avoir un beau poste, des perspectives claires, des hobbies passionnants, voire fonder une famille. Exit les tours et détours, voulus ou qui vous tombent dessus… Mais depuis cet été, l’angle de vue s’est ouvert : Forbes - uniquement aux US pour le moment - a lancé le classement « 50 over 50 », sacrant « des entrepreneures, leaders et créatrices qui mènent un mouvement exaltant redéfinissant la seconde moitié de la vie, prouvant que le succès n’a pas de limite d’âge ». Enfin ! On a aussi vu les plus grandes universités américaines créer des programmes (Distinguished Careers Institute à Stanford et Advanced Leadership Initiative à Harvard, pour ne citer qu’elles) pour accompagner les leaders en fin de carrière, les mettre en réseau, en apprentissage pour continuer à créer de l’impact. Il y est ouvertement question de la « prochaine phase de leur vie ». Scoop : pour beaucoup de personnes, la vie, y compris professionnelle, continue voire prend son envol après 50 ans !
On est là au cœur des sujets de frontières pro/perso – la saisonnalité de la vie implique de fait une saisonnalité de vie pro, faite d’accélérations, de décélérations, de virages secs aussi parfois. On en parle encore peu en France, mais partout ailleurs dans le monde, il est question du grand exode des collaborateurs·trices, des démissions en masse de personnes pour qui la pandémie a rebattu les cartes et les priorités de vie (plus de 19 millions de démissions aux Etats-Unis depuis avril 2021). L’enjeu de rétention et de motivation sur le long terme est bien là aujourd’hui : créer une expérience de vie au travail qui tienne compte des réelles circonstances de vie. Et pour faire ça, deux ingrédients clés : la discussion, la vraie, celle dont je parle souvent dans mes tribunes, dans laquelle on peut partager ses circonstances personnelles qui impactent la relation de travail, sans rentrer dans l’intime. Et l’utilisation d’outils encore nouveaux dans le domaine des RH, comme les persona, cet outil marketing qui permet d’imaginer un personnage fictif représentant une catégorie de collaborateurs·trices partageant certaines caractéristiques. L’idée étant de se mettre au cœur du vécu et des problématiques de ces personnes-là, pour proposer un produit/service, une expérience qui en tienne compte.
Il y a quatre ans, quand je parlais de mon projet de création d’entreprise en évoquant tout ce dont je viens de parler, on me riait au nez : «Mais enfin, depuis quand les salariés ont leur mot à dire ? » (je n’exagère pas). Maintenant, le sujet est ouvert. La crise que nous traversons aura eu cela de positif qu’elle a rendu le privé visible. Et si le privé est visible, alors on ne peut plus faire semblant que l’approche “taille unique” fonctionne. L’ère du sur-mesure ne fait que commencer !
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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ
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