La voiture de fonction est-elle devenue has been ?
15 juil. 2021
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La voiture de fonction doit-elle définitivement être rangée au parking ? Va-t-elle être supplantée par son adversaire à deux roues qui roule tout doux ? C’est possible, si l’on observe le gros coup de frein en la matière qui s’est opéré au sein de grandes entreprises emblématiques. Pleins phares sur un phénomène nouveau.
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À l’âge fordiste, l’automobile était au centre de tout, y compris du monde du travail. Elle a façonné les infrastructures, l’aménagement de l’espace urbain, le logement, la culture et même nos manières de travailler. En particulier, les chaînes d’assemblage des usines automobiles ont profondément modelé l’organisation du travail, le rapport au temps, à l’espace et la division des tâches dans la plupart des secteurs.
La voiture, c’était aussi un puissant outil de motivation et de management dans les entreprises. En mettant un véhicule à la disposition de certain·e·s salarié·e·s afin qu’ils/elles puissent l’utiliser à la fois à des fins professionnelles et personnelles, les entreprises disposaient d’un levier managérial non négligeable. La fameuse voiture de fonction a longtemps été la reine des avantages en nature : un moyen de payer plus certain·e·s salarié·e·s, de leur offrir un symbole de statut social.
Mais cet avantage en nature a de moins en moins la cote. Les jeunes cadres urbains la rangent parfois avec le costume-cravate et le port obligatoire des talons, comme un objet d’un autre temps dont la signification ne les séduit plus. La voiture reste nécessaire quand il faut faire des trajets pour le travail que l’on ne peut pas réaliser autrement. Mais sous l’influence d’une jeune génération inquiète du réchauffement climatique et qui boude parfois le permis de conduire, elle perd progressivement son pouvoir symbolique. En gros, quand on utilise encore la voiture, on le fait sans fanfaronner – et, de plus en plus, à la demande.
Cette tendance s’accélère. La pandémie et la généralisation du télétravail ont achevé la ringardisation de la voiture de fonction comme symbole de prestige. Certes, la crise sanitaire a poussé de nombreuses personnes à se réfugier dans la bulle protectrice d’une automobile pour effectuer leurs trajets en toute sécurité. Mais pour beaucoup de cadres, elle a surtout supprimé l’essentiel des trajets. En réalité, les choses changent vite et la voiture de fonction perd de la vitesse dans les entreprises au profit d’offres plus individualisées, qui vont du vélo de fonction au chèque-bureau pour un télétravail de proximité, en passant par des abonnements divers de mobilité à la carte.
Voici quelques éléments d’analyse à partir du cas d’une entreprise emblématique du pays des grosses berlines de fonction.
Au pays des berlines de luxe, la voiture de fonction va-t-elle tomber en panne ?
J’habite en Bavière, cette région d’Allemagne qui est l’un des poumons de l’industrie automobile allemande, avec les constructeurs Audi (90 000 salarié·e·s) et BMW (Bayerische Motorenwerke, 130 000 salarié·e·s). À part la beauté des paysages, ce qui m’a le plus frappée quand j’ai découvert cette région, c’est la quantité de voitures de luxe sur les routes. Les Bavarois·e·s les adorent. Ce n’est pas qu’un cliché. Et depuis l’après-guerre, l’automobile en général a contribué à faire de la Bavière le Land le plus riche rapporté à sa population.
Or, les voitures ne sont pas toutes vendues directement au grand public, loin de là. Pour les constructeurs, le marché “B2B” est même longtemps resté un débouché essentiel. Il suffisait de jeter un œil au parking de la société pour s’en rendre compte. Plus le poste était élevé, plus la voiture de fonction était grande : au sommet de la hiérarchie, les berlines d’Audi, BMW et Mercedes ; en dessous d’eux, les Volkswagen et Opel ; et encore en dessous, on prenait le tram et le vélo.
Il va sans dire qu’en Bavière, ce modèle reste très genré. Très peu de femmes actives se voient offrir des berlines de fonction par leur employeur. Ces voitures sont l’apanage des chefs de famille mâles dont les brillantes carrières dans l’industrie requièrent le plus souvent des épouses qui renoncent à la leur (pour travailler à mi-temps ou rester à la maison s’occuper des enfants). Ils utilisent le véhicule pour se rendre au travail tous les jours et emmener leur famille en excursion le week-end.
Étant donné le tableau que je viens de dresser, difficile d’imaginer le déclin de ce symbole ! Pourtant la période récente a accéléré des changements culturels et économiques qui le mettent en péril.
Le cas de Siemens est emblématique
Avec 385 000 salarié·e·s dans le monde, dont 117 000 en Allemagne (le siège est basé en Bavière), Siemens est un employeur de taille. Quand les pratiques de ressources humaines changent à l’échelle d’un grand groupe comme celui-là, c’est symptomatique d’un mouvement de société beaucoup plus large. Or, en juin 2021, Siemens a justement annoncé que le modèle classique de la voiture de fonction prendrait fin pour tous/toutes les cadres de la société. Vu l’échelle de Siemens, la décision de supprimer les contrats de leasing de trois ou quatre ans est forcément un coup dur pour les constructeurs allemands (en particulier BMW, Daimler et Audi). Cela n’est pas sans rappeler le problème des compagnies aériennes pour lesquelles la vente de billets d’avion en classe affaires est aussi principalement un sujet de commerce interentreprises.
Dans le cas de Siemens, ce que traduit cette décision, ce n’est pas tant la disparition des véhicules individuels (loin s’en faut) que la fin d’un modèle corporate où cet avantage en nature constituait un outil de récompense et de distinction. C’est aussi la prise de conscience d’une fragmentation des modèles de mobilité urbaine, de changements culturels et de modèles de consommation. Les urbains préfèrent souvent louer une voiture à la journée, en fonction du besoin, faute d’avoir une place de parking à disposition.
Chez Siemens – et c’est le cas dans de nombreuses entreprises comparables – on se dirige donc vers une individualisation plus grande des avantages concernant la mobilité. Des programmes flexibles d’un an doivent remplacer les contrats de leasing. Et chacun·e pourra décider chaque mois s’il/elle souhaite prendre le volant d’une automobile, choisir le type de véhicule et la fréquence d’utilisation. C’est une rupture avec la formule quasi-automatique qui associe les personnes “importantes” dans l’entreprise à des grosses voitures.
Enfin, la question environnementale est centrale. Afin d’atteindre la neutralité en matière de CO2 d’ici à 2030, l’entreprise munichoise veut désormais miser sur des véhicules à motorisation alternative et, ce faisant, éliminer le diesel, autrefois si courant dans les parcs automobiles d’entreprise. La conversion est un premier pas dans cette réforme d’un système vieillissant. D’ailleurs en Allemagne, les voitures Tesla deviennent depuis quelques années un nouveau symbole de statut social. La volonté (contrariée) d’Elon Musk d’ouvrir une grande usine européenne en Allemagne n’est pas un hasard. Musk a certainement compris aussi que les flottes d’entreprises était un terrain à conquérir, sur d’autres modèles d’offres à inventer.
Et en France, où en est-on ?
En France aussi, le modèle de la voiture de fonction est en perte de vitesse depuis des années. La période de télétravail massif qui s’est ouverte avec la pandémie a simplement rendu cela plus visible et accéléré des transformations qui étaient déjà à l’œuvre. Le plus grand rattrapage qui s’est fait en France (par rapport à l’Allemagne) concerne le vélo. De nombreuses grandes villes ont construit en l’espace d’une année seulement des milliers de kilomètres de nouvelles pistes cyclables.
Le monde du bureau a fondamentalement changé et avec lui les mobilités. Pour tous/toutes les actifs/actives qui ont déménagé dans une ville plus petite ou en périphérie d’une grande ville, la voiture restera bien commode. Mais cela passera de moins en moins par un avantage en nature proposé par l’employeur à ses salarié·e·s à des postes de pouvoir. Des avantages fiscaux discutables (le détenteur d’une voiture de fonction paie moins d’impôts que sur un revenu d’un montant équivalent, ndlr), la banalisation du télétravail, les changements culturels concernant les symboles du pouvoir (le costume-cravate et la berline)… sont autant de raisons qui expliquent le déclin de ce modèle. On préfère souvent se donner l’apparence d’une organisation égalitaire. Et la grosse BMW corporate dans le parking fait mauvais effet…
Comme Siemens, de nombreuses entreprises françaises voudraient pousser le covoiturage, s’équiper de flottes de vélos (électriques ou pas) et de scooters. De nouvelles startups (comme Zenride) se positionnent sur le créneau du “vélo de fonction”. En entreprise, on parle de “programmes de mobilité” et de personnalisation des avantages en nature. Je vous pose la question : quel sera demain l’équivalent de la berline de fonction pour un·e salarié·e en télétravail ?
Photo par WTTJ
Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
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