Lazy Girl Job : quand les influenceuses privilégient leur vie perso à leur vie pro
14 sept. 2023
6min
« Un taf de fille fainéante. » C’est la traduction littérale de la dernière tendance TikTok, relayée des milliers de fois outre-Atlantique. En vidéo, des jeunes femmes vantent les mérites de leur travail pépère, qui leur permet en plus de plutôt bien gagner leurs vies. Mais derrière la punchline, ce sont bien les rapports entre jeunesse, féminisme et travail qui se bousculent. Décryptage.
« S’investir dans sa boîte, gravir les échelons d’une entreprise… Ce n’est pas l’objectif de tout le monde. Le “Lazy Girl Job” est une façon de penser qui permet d’éviter cette fatalité ! » Depuis deux ans, Gabrielle Judge, 150 000 abonnés au compteur de son TikTok, fait des milliers de vues avec sa trend #LazyGirlJob. Le concept, repris par des centaines d’autres femmes sur les réseaux : afficher sa satisfaction d’avoir trouvé un job qui ne demande pas beaucoup d’investissement ! Adjointes au marketing, gestionnaires de compte ou responsables du succès client : ces jeunes femmes se mettent en scène pour vanter les mérites de leur travail aux tâches génériques et aux horaires très souples. Cette communauté grandissante s’accorde sur le fait qu’exercer un métier moins passionnant mais aussi moins prenant aurait un impact positif sur leur vie personnelle. Car au-delà de la tendance, l’avènement du « Lazy Girl Job » témoigne d’une volonté d’accorder moins de temps au travail.
Un désengagement féministe
Ralentir le rythme, se limiter aux tâches édictées par sa fiche de poste : le Lazy Girl Job peut-être perçu comme une forme de quiet-quitting… au féminin ! Derrière chaque profil qui contribue au succès de cette tendance se cachent des jeunes, dont une majorité de femmes, se réjouit Mary Esposito. À travers son comptes TikTok « MoneyWithMary », la jeune femme fait de l’éducation à la finance sous un angle féministe. Elle se réjouit du mouvement lancé par Gabrielle Judge, qu’elle a elle-même promu à ses 110 000 abonnés : « Je veux que les femmes sachent qu’il n’y a rien d’anormal à ne pas travailler tout le temps, le stress ne doit pas être un signe de réussite professionnelle ». Et pour cause, les femmes seraient plus touchées que les hommes par l’hyperstress au travail, d’après une étude du cabinet Stimulus. Cette forme intense d’anxiété peut avoir des effets néfastes sur la santé et ferait souffrir 28% des Françaises, de quoi donner l’envie à certaines de réinventer leur quotidien.
« Ne pas avoir à bosser 40 heures par semaine enfermées dans un bureau pour gagner leurs vies, elles ne pensaient pas que c’était possible ! » - Madelyn Machado, chargée de recrutement
On le sait, la crise sanitaire de 2020 a fait naître chez les travailleurs un plus grand désir de flexibilité, notamment grâce au télétravail, et plus largement l’envie de rééquilibrer l’investissement entre vie pro et vie perso. Madelyn Machado l’a bien constaté, elle qui est chargée de recrutement en Floride : « Subitement, de nombreuses clientes qui occupaient des postes exigeants sont venues me demander conseil pour trouver des emplois toujours bien payés mais qui demandent une charge de travail moins importante », raconte-t-elle. Témoin directe de cette nouvelle tendance, Madelyn commence à faire la promotion du « Lazy Girl Job » sur son compte Instagram, une façon pour elle de montrer que les femmes peuvent obtenir un bon salaire sans pour autant se tuer à la tâche. Les réactions positives des abonnés ne se font pas attendre : « Ne pas avoir à bosser 40 heures par semaine enfermées dans un bureau pour gagner leurs vies, elles ne pensaient pas que c’était possible ! », sourit la jeune femme.
Féminin et féministe, le mouvement du « Lazy Girl Job » n’est pourtant pas sectaire. Et les idéaux qu’il charrie touchent tout autant les hommes, rappelle Gabrielle Judge : « Le travail est imbriqué dans nos sociétés au point d’en devenir invasif. Dans les entreprises américaines, on a tendance à confier beaucoup de tâches inutiles qui pourraient être remplacées par plus de jours off ou par des congés maternité ou paternité par exemple… » Andy (le prénom a été modifié) a longtemps été réceptionniste en hôtellerie, un métier aux airs de « Lazy Girl Job » du fait de la facilité des tâches et des horaires arrangeants. Pourtant, ce sont les mauvais traitements managériaux qu’il a subis dans ce même ancien job qui ont fait de lui un habitué des stories « #LazyGirlJob » Sur son compte Instagram humoristique, « Communist Veggietales 2 », le jeune homme partage ses points de vue politique, dont celui de ne plus brader son bien-être en faveur d’un employeur : « Maintenant, j’ai trouvé un poste dans un autre secteur, où je peux lire l’actualité ou faire des recherches personnelles en ligne dans un contexte sain. En bref : un job où, entre deux tâches, je peux accorder du temps à mes passions », précise le jeune militant.
Génération Z, écologie intérieure et Sex Education
Les commandements du « LazyGirlJob », tels qu’édictés par Gabrielle Judge, font la part belle à la flexibilité : « Il est plus simple de s’occuper de ses enfants ou de prendre des rendez-vous médicaux en semaine lorsqu’on est maître de son temps de travail et qu’on a la possibilité d’être en distanciel », précise l’influenceuse dans une vidéo postée fin mai sur TikTok et vue par plus de 3,6 millions d’internautes. Les porte-étendards du mouvement sont des jeunes issus de la génération Z, nés entre 1995 et la fin des années 2000, et qui représentent environ 30% de la population mondiale.
« Aujourd’hui les jeunes attendent de l’entreprise qu’elle crée les conditions d’un épanouissement personnel » - Elisabeth Soulie, anthropologue
Pour Elisabeth Soulie, anthropologue spécialiste de la génération Z, si le concept du « Lazy Girl Job » parle autant aux jeunes, c’est que ces derniers n’abordent plus le monde du travail comme le faisaient leurs aînés : « Il y a un besoin d’écologie intérieure chez cette génération qui a vu ses frères et soeurs de la génération Y subir des conditions de travail qui les ont menés au burn out. Cette trend est devenue virale car aujourd’hui les jeunes attendent de l’entreprise qu’elle crée les conditions d’un épanouissement personnel ». Une étude menée par Kettle en 2022 sur la génération Z confirme cette analyse : 70% des personnes interrogées affirment qu’ils sont plus susceptibles de choisir une entreprise qui propose de la flexibilité plutôt qu’une autre où le travail en présentiel est une obligation.
Véritable thermomètre générationnel, les contenus culturels consommés par la génération Z confirment la tendance. C’est l’observation que fait la journaliste Daisy Jones dans les colonnes du Guardian : contrairement aux séries à la mode il y a une quinzaine d’années - comme Desperate Housewives ou Sex and the city - qui placent la réussite professionnelle au coeur des préoccupations, celles que consomme la jeunesse d’aujourd’hui - Euphoria ou Sex Education - se focalisent sur les affects des personnages et n’abordent quasiment pas leurs ambitions professionnelles. D’après la trentenaire britannique, ce changement de mentalité au fil des générations relèverait aujourd’hui d’une démarche rétro-futuriste : « C’est une approche du travail qui rappelle celle des années 1950 dans le sens où un emploi n’est vu que comme un moyen de gagner de l’argent et d’entretenir sa famille pendant que les vraies choses de la vie se déroulent à côté ». En plus des contenus consommés, leur forme plus élusive, moins ancrée dans l’espace et le temps, serait également un élément de réponse pour Elisabeth Soulie : « Cette génération est historiquement particulière parce qu’elle est née avec le digital, qui a mis fin à la notion de durée pour instaurer celle du temps présent, qui a valeur d’éternité. »
Des femmes pas si « Lazy »
En 2013, la femme d’affaire Sheryl Sanderg, alors numéro 2 de Facebook, publiait Lean in, un ouvrage dans lequel elle appelle les femmes à s’investir davantage dans leur vie professionnelle, quitte à sacrifier une partie de leur vie personnelle, afin d’affirmer leur légitimité dans le monde patriarcal de l’entreprise. Cette initiative, à rebours du concept de « Lazy Girl Job », est qualifiée de « désastreuse » par Michael Durwin, pionnier américain de l’étude et de la stratégie des réseaux sociaux. Pour le cinquantenaire, le mouvement du « Lazy Girl Job”- » est tout à fait légitime et souhaitable… sauf en ce qui concerne son nom, dégradant pour les travailleuses ! « S’auto-qualifier de “filles paresseuses” est pour moi l’exact opposé du féminisme. Dans les faits, elles occupent un travail à temps plein : il n’y a rien de paresseux dans le fait de respecter ses horaires pour trouver un meilleur équilibre », dénonce-t-il.
« Même si le terme est ironique, sur les réseaux sociaux on ne retient que les mots et non pas les idées qu’il y a derrière » - Michael Durwin, spécialiste des réseaux sociaux
Pour Gabrielle Judge, le terme « Lazy Girl Job » est volontairement parodique. L’idée était de trouver un hashtag assez marquant - voire clivant - pour qu’il se déploie à grande échelle. « Ce que je promeus est considéré comme paresseux par rapport à la vision traditionnelle du travail mais il ne l’est pas pour autant », défend la jeune femme. Andy, l’ex-réceptionniste désenchanté et également l’auteur de la page Wikipedia du « Lazy Girl Job » juge lui le choix du nom comme ingénieux d’un point de vue marketing : « Nous menons une campagne de sensibilisation, il nous faut donc un nom qui fasse réagir pour augmenter notre couverture médiatique. »
De son côté, Michael Durwin se montre pessimiste quant à cette stratégie, qui risque selon lui d’augmenter la misogynie et les inégalités hommes/femmes en entreprise. Partout dans le monde, la part de femmes qui occupent des postes de cadre oscille autour de 30%. « Même si le terme est ironique, sur les réseaux sociaux on ne retient que les mots et non pas les idées qu’il y a derrière », regrette le spécialiste. « À terme, cela pourrait amener à une diminution du nombre de femmes dans les postes à responsabilités. Après tout, qui souhaiterait embaucher une “lazy girl” comme manager ? »
Article édité par Clémence Lesacq -
Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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