Vues comme trop « dominantes », les femmes qui réseautent en paient le prix

01 juil. 2024

6min

Vues comme trop « dominantes », les femmes qui réseautent en paient le prix
auteur.e
Nitzan Engelberg

Journaliste Modern Work

Un conseil fréquent dans les livres sur le leadership est de nouer des liens avec des personnes clés influentes. Le problème ? Les femmes pourraient en payer le prix. À mesure que la personne avec laquelle elles entrent en contact a plus de statut et d'influence, le leur diminue au sein de leur groupe. Entretien avec Catherine Shea, professeure adjointe en comportement et théorie organisationnels à l'Université Carnegie Mellon et co-chercheuse de l'étude « The Company She Seeks: How the Prismatic Effects of Ties to High-Status Network Contacts Can Reduce Status for Women in Groups ».


Vous avez publié en novembre dernier votre recherche, « The Company She Seeks: How the Prismatic Effects of Ties to High-Status Network Contacts Can Reduce Status for Women in Groups ». Qu’est-ce qui vous a motivé à étudier l’effet du réseautage sur le statut professionnel des hommes et des femmes ?

Avec ma collègue Siyu Yu, notre recherche a commencé d’un point de vue personnel, simplement en observant nos amies. Beaucoup d’entre elles n’ont pas poursuivi une carrière académique. Elles sont entrées sur le marché du travail et ont suivi des conseils de carrière qu’on lit habituellement dans les ouvrages destinés aux femmes : se rapprocher des autres professionnels, ne pas hésiter à “prendre place à la table” etc. Mais rien ne fonctionnait pour elles !
En fait, la plupart du temps, les femmes obtiennent le contraire de ce que l’on attend de ces conseils. En effet, si l’on considère la psychologie des stéréotypes et des perceptions de genre, on sait que ces comportements ne sont pas bien perçus chez les femmes. De plus, c’est problématique, car des conseils comme ceux-là mettent la responsabilité de la réussite des femmes sur leurs épaules, sans tenir compte des défis qu’elles rencontrent en raison des normes sociales.

Dans notre recherche, nous nous sommes basées sur une théorie sociologique célèbre, selon laquelle le réseau que l’on se constitue fonctionne à la fois comme un « tuyau » et comme un « prisme ». Tout d’abord comme un “tuyau” car les membres de notre réseau nous apportent des informations, par exemple sur une nouvelle offre d’emploi dans le secteur. Et ces personnes fonctionnent également comme un “prisme” car notre statut est justement un reflet de celles et ceux qui nous entourent ! Concrètement, plus le statut professionnel des gens que nous fréquentons est élevé, plus notre propre statut s’élève, prend de l’importance.

Cependant, ce que nous avons trouvé dans notre recherche, c’est que cela ne fonctionne tout simplement pas pour les femmes. Des livres de conseils que j’ai mentionnés, tels que « Lean In » (de Sheryl Sandberg, ndlr.), apportent des recherches détaillées, mais si l’on retourne aux études originales, on voit qu’elles ont été faites uniquement sur des hommes. On suppose simplement que cela se traduit de manière identique pour les femmes, or ce n’est pas le cas.

« Contrairement aux hommes, qui reçoivent des compliments et des appréciations lorsqu’ils expriment un sens de la communauté, la société voit les actions des femmes dans ce domaine comme attendues et allant de soi. Tout comme une femme ne doit pas vouloir être dominante par exemple ! » - Catherine Shea, professeure adjointe en comportement et théorie organisationnels à l’Université Carnegie Mellon.

Non seulement cela ne marche pas, mais en plus les femmes seraient pénalisées lorsqu’elles se lient, réseautent, avec des contacts de « haut statut » au sein de leur réseau… Qui sont ces « contacts à haut statut » ?

Le statut et le pouvoir sont souvent confondus. Une personne a du pouvoir si elle est au-dessus de vous dans la hiérarchie, dans le poste qu’elle occupe (par exemple, un directeur ou un manager), c’est une évaluation très normée. Mais le statut, lui, est davantage une évaluation sociale : si les gens respectent cette personne, sont influencés par elle ou s’en remettent à elle. Il y a des situations où des personnes ont un pouvoir élevé et un statut faible, et vice versa. Par exemple, certains membres du clergé n’ont pas beaucoup de pouvoir, mais ils ont beaucoup de statut. Alors que certains patrons ont beaucoup de pouvoir, sans pour autant récolter du respect autour d’eux.

Dans nos études, nous avons demandé à tous les membres des réseaux d’évaluer les autres membres sur une échelle de un à sept, en fonction de leur statut et de leur influence. C’est ainsi que nous avons déterminé qui avait un « haut statut » dans ces réseaux. Donc, ce n’étaient pas des hiérarchies organisationnelles avec de nombreuses différences de pouvoir, mais des groupes de pairs, avec une notion forte de respect.

« Les femmes qui construisent un réseau avec des personnes de haut statut voient leur propre statut diminuer à cause des attentes de genre dans la société. » - Catherine Shea, professeure adjointe en comportement et théorie organisationnels à l’Université Carnegie Mellon.

Vous avez mentionné dans votre recherche que les femmes peuvent être perçues comme « violant les normes de genre en matière de communauté » lorsqu’elles créent des réseaux de haut statut. Pouvez-vous expliquer ce terme ? Pourquoi les femmes les violent-elles en agissant ainsi ?

De manière générale, les attentes concernant les hommes ou les femmes sont encore bien différentes. Il est attendu d’une femme qu’elle soit communautaire, bienveillante et chaleureuse, tandis que les hommes se doivent d’être imposants, virils et dominants. Ainsi, contrairement aux hommes, qui reçoivent des compliments et des appréciations lorsqu’ils expriment un sens de la communauté, la société voit les actions des femmes dans ce domaine comme attendues et allant de soi. Tout comme une femme ne doit pas vouloir être dominante par exemple !
Ainsi, les femmes qui construisent un réseau avec des personnes de haut statut voient leur propre statut diminuer à cause des attentes de genre dans la société : si quelqu’un veut parler à une personne de haut statut dans son réseau, il devra l’appeler, lui envoyer un e-mail, être un peu plus agressif pour attirer son attention. Cela signifie qu’il faut être assertif, dominant, et ce n’est pas bien perçu pour les femmes. Cela diminue leur sens de la communauté et de l’esprit de groupe, et par conséquent, leur statut baisse.

Une autre observation que nous pouvons faire est que les femmes qui établissent des réseaux avec des personnes de haut statut sont perçues comme plus compétentes, ce qui est positif. Cependant, l’augmentation de la compétence ne compense pas la pénalité qu’engendre la dominance chez les femmes.

Ce regard genré et négatif sur les femmes de pouvoir est-il le même chez les hommes que chez les femmes ?

On nous pose souvent la question, et malheureusement oui. Les femmes perçoivent les autres femmes de la même manière, comme étant dominantes et moins communautaires si jamais il leur arrive de vouloir réseauter ! Le genre de l’évaluateur n’a aucun effet sur ces perceptions négatives.

« Les entreprises devraient rendre les promotions claires en établissant et en communiquant des critères transparents, objectifs et bien définis pour obtenir une promotion. Cela signifie que les femmes n’auraient pas besoin de réseauter avec les bonnes personnes pour obtenir une promotion. » - Catherine Shea, professeure adjointe en comportement et théorie organisationnels à l’Université Carnegie Mellon.

Quelles conséquences subissent ces femmes ?

Leur statut dégringole aux yeux du groupe. Or, un statut élevé est lié à de meilleures évaluations de performance, une vie plus facile, voire de meilleurs résultats de santé. En revanche ; les personnes de statut inférieur rencontrent des difficultés au travail, dans les équipes et sur le plan socio-émotionnel. Le respect est crucial, influençant de nombreuses conséquences ultérieures. Les dynamiques de statut sont bien comprises par le groupe, ce qui peut se manifester par un manque d’attention lorsqu’une personne de statut inférieur parle. Par exemple, quand tout le monde regarde son téléphone au lieu de l’écouter, cela montre un manque de respect, rendant la vie de la personne moins facile avec le temps.

Quelles recommandations donneriez-vous aux femmes et aux entreprises pour que cesse ces injustices liées au genre ?

L’une des choses que nous avons constatées est qu’une femme verra moins son statut diminué si elle présente son réseau - et son travail de réseautage - comme étant en faveur du groupe, en disant qu’elle le fait pour l’équipe, pour le département, plutôt que pour elle-même. S’il n’y a pas d’information sur la raison pour laquelle une femme construit un réseau de haut statut, l’hypothèse de la société par défaut est qu’elle est assertive et dominante. Expliquer le cadre de ce réseautage peut donc éliminer cela. Cela étant dit, je trouve cette solution problématique car elle sous-entend que c’est aux femmes d’agir, cela les rend responsables de la situation alors qu’elles en sont victimes !

Je pense que la véritable solution devrait venir des entreprises et réside dans la transparence. Les entreprises devraient rendre les promotions claires en établissant et en communiquant des critères transparents, objectifs et bien définis pour obtenir une promotion. Cela signifie que les femmes n’auraient pas besoin de réseauter avec les bonnes personnes pour obtenir une promotion, et elles pourraient se baser uniquement sur des critères objectifs.
Quand les entretiens sont structurés et les descriptions de poste sont précises, les résultats des recrutements deviennent plus équilibrés entre les sexes. Avec des règles précises, il y a moins de place pour des biais.

Nous pouvons parler d’initiatives comme les “lunch and learns” (un repas pendant la journée de travail, généralement organisé par l’entreprise dans le cadre du développement professionnel, ndlr.) pour offrir des opportunités de réseautage avec une signalisation plus communautaire, mais ce ne sont que des petits détails. La vraie différence viendra de l’application cohérente de critères constants pour tous les individus.

Une autre solution pourrait être de demander à des personnes de haut statut de prendre elles-mêmes l’initiative d’entretenir des liens avec des personnes de statut plus inférieur. Les entreprises devraient encourager les personnes occupant des postes clés à contacter et à établir des liens avec des personnes ayant un statut inférieur dans leur organisation afin de supprimer les préjugés de statut à l’égard des femmes, qui auront ainsi moins besoin de prendre cette initiative par elles-mêmes.


Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq

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