« Les vrais mecs sont ceux qui iront dans les métiers de meufs »
06 mars 2023
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
On a beau avoir trois ou quatre vagues de féminisme déjà derrière nous et constater de remarquables progrès en matière d’égalité des droits entre les hommes et les femmes, force est de constater qu’au travail, les choses n’ont pas tellement changé. Oui, c’est vrai qu’il y a davantage de femmes à des postes de direction… mais il y a toujours aussi peu d’hommes nounous ou infirmiers et toujours aussi peu d’hommes qui travaillent à temps partiel pour prendre soin d’un·e proche. Le care, privé comme professionnel, peine encore à se masculiniser.
La majorité des gens travaillent dans des activités non mixtes : les hommes dans la construction, la logistique, la mécanique ou l’informatique ; les femmes dans les métiers du soin, le secrétariat, l’enseignement… Et cela ne change guère : 90 % d’hommes dans le BTP et 95 % de femmes parmi les aides ménagères aujourd’hui comme hier. Pourtant, quand il s’agit de militer pour la mixité et l’égalité, on s’intéresse presque exclusivement à la féminisation des métiers « d’hommes » — les femmes ingénieures, les femmes dans les conseils d’administration, les quotas pour augmenter la mixité parmi les dirigeants des entreprises — et si peu à la masculinisation des métiers « de femmes » (je précise qu’il n’y a aucune essentialisation dans mon propos, je me contente de prendre la non mixité comme une réalité du monde du travail, bien documentée par l’Insee).
Les métiers “de femmes” sont les métiers d’avenir, pourvu qu’on les investisse !
Où sont les campagnes de sensibilisation concernant la masculinisation des métiers « féminins » ? Où sont les politiques publiques ambitieuses en la matière ? Vous me direz que c’est sans doute parce que les métiers dominés par les hommes sont globalement plus valorisés (et rémunérés) et il faudrait donc en faire davantage “profiter” les femmes. Mais justement, est-ce que ce faisant, on n’entretient pas la dévalorisation des métiers du soin, de l’enseignement, de l’entretien ? On ne sort pas de cette dichotomie historique entre un travail productif « masculin » réputé noble et valable et un travail « reproductif » féminin, gratuit ou sous-payé, qui n’intéresse personne. Or en parlant de mixité uniquement sous l’angle des femmes dans les métiers « nobles », c’est comme si on invitait tout le monde à délaisser le care ! Mais alors qui s’occupera de nos enfants, de nos malades et de nous quand on sera vieux ?
Les métiers “de femmes” sont les métiers d’avenir, pourvu qu’on les investisse ! Il est crucial de faire de leur masculinisation un enjeu majeur d’action politique et culturelle. Il en va de notre bien-être à tous/toutes.
On a besoin des hommes dans les emplois pénuriques d’aujourd’hui et de demain
Parmi les métiers où les pénuries sont les plus importantes, les métiers féminins sont en tête. Ce sont des centaines de milliers de nounous, enseignants, auxiliaires de vie scolaire, infirmiers qui manquent déjà à l’appel. Demain, avec le vieillissement de la population et l’augmentation des besoins de soin, cela pourrait être plusieurs millions ! Selon une enquête de la Dares publiée en 2021, le secteur de l’aide à domicile est en tension avec une difficulté croissante à recruter du personnel. Le manque de nounous est criant. La pénurie de soignants met le modèle hospitalier au bord de la rupture. Et faute de recruter plus de professeurs, on ne pourrait bientôt « plus gérer la situation » dans les écoles. Vous voyez le tableau.
Certains me rétorqueront que la France manque aussi d’ingénieurs et de développeurs informatiques, au nom de sa productivité, mais il ne s’agit certainement pas de millions de personnes. Et puis, il est possible qu’une bonne partie des tâches assurées par ces travailleurs hautement qualifiés soient progressivement automatisées grâce à l’IA (développement informatique, comptabilité, etc) et qu’on n’ait pas besoin d’en recruter toujours plus. En revanche, les métiers du soin, du ménage, des services à la personne ne semblent pas encore bouleversés par l’IA et la robotique. Les machines peuvent aider les soignants, mais pas encore les remplacer. Du coup, le care au sens large concentre la majeure partie des métiers d’avenir. Quand on pense « métiers d’avenir », on aurait tendance à penser « technologie » et « métiers qu’on ne connaît pas encore. » Pourtant, en volume, ce sont les métiers bien connus (infirmier, garde d’enfant, médecin, coiffeur, auxiliaire de vie…) qui ont le plus d’avenir.
Dans un livre paru en 2022 aux États-Unis, Of Boys and Men, le chercheur au Brookings Institute Richard Reeves, parle d’une « crise des garçons et des hommes ». Si les femmes sont entrées progressivement dans les métiers STEM (science, technology, engineering and mathematics), les hommes, eux, n’ont fait quasiment aucune incursion dans les métiers HEAL (health, education, administration and literacy). Reeves a habilement forgé l’acronyme pour désigner ces métiers où les hommes sont presque absents (le verbe heal signifie soigner ou guérir). Il est pour lui essentiel que l’on cherche à accroître la part des hommes dans les emplois HEAL.
Ne devrait-on pas promouvoir une vision bienfaisante de la masculinité ?
Quand on tape « masculinité » dans un moteur de recherche, la fonction autocomplete vous propose instantanément d’y accoler le mot « toxique ». Entre les feuilletons judiciaires et médiatiques des prédateurs sexuels (à la Harvey Weinstein), les histoires de violences conjugales et la dénonciation de la violence économique systémique d’un patriarcat omniprésent, il ne reste pas beaucoup de place dans l’imaginaire pour une masculinité bienfaisante, comprenant sensibilité, ouverture d’esprit, empathie et care. Tous les pères aimants, les hommes soignants ou proches aidants en sont constamment invisibilisés.
Pire, les affaires tragiques de pédophilie dans une institution comme l’Église catholique, progressivement (et fort heureusement) dévoilées au cours des dernières années, ont contribué à nourrir encore le tabou autour du soin masculin. C’est comme si on acceptait moins bien l’idée même qu’un homme s’occupe d’enfants qui ne sont pas les siens. Les stéréotypes selon lesquels les hommes ne seraient pas « naturellement » doués pour le faire ont la vie longue. Du coup, les rares hommes qui effectuent ces activités professionnelles sont dans une situation de transgression des normes dominantes et peuvent se heurter à des formes de stigmatisation.
C’est pourquoi Richard Reeves dans l’ouvrage que j’ai déjà mentionné regrette amèrement l’absence de rôles modèles dans les métiers HEAL. Quand les petits garçons grandissent sans modèle masculin caring à la crèche et à l’école maternelle, ils n’associent pas le care aux hommes. Ils comprennent que ce n’est pas pour eux. « Il y a quelque chose de pourri dans l’état de la masculinité. Coupable du crime de patriarcat, elle est aussi entachée par la masculinité toxique, la croyance selon laquelle la plupart des maux de la société - du meurtre au viol en passant par les abus en ligne - proviennent du fait que les hommes sont des hommes. Non seulement les hommes sont perçus comme (et sont trop souvent) violents et dangereux, mais dans les économies avancées, les hommes sont trois fois plus susceptibles que les femmes de mettre fin à leurs jours » explique le chercheur.
Une présence plus grande des hommes dans le care professionnel fournirait aussi des rôles modèles dans la sphère privée. Aujourd’hui encore, dans les foyers, le partage des tâches domestiques et parentales reste profondément inégalitaire : environ deux tiers environ de ces dernières continuent d’être assumées par les femmes. Cela empêche une meilleure progression de l’égalité sur le champ professionnel. Mais quand il s’agit de parler de l’importance des rôles-modèles, on se focalise bien plus sur les modèles féminins de pouvoir et de science que sur les modèles masculins de soin et d’empathie.
Ils peuvent nous aider à valoriser ce qui est essentiel
Il n’existe pas de symétrie entre les hommes minoritaires dans des univers féminins et l’inverse. Dans les univers masculins, les femmes minoritaires souffrent de n’être pas assez prises au sérieux. On remet en question leur légitimité. Elles sont parfois harcelées. Et elles subissent le plafond de verre. En revanche, les hommes dans des univers féminins profitent généralement d’un phénomène que l’on désigne sous le nom de « l’ascenseur de verre ». Ils sont davantage promus, valorisés et rémunérés que leurs collègues féminines. Ils peuvent être perçus comme plus compétents, méritants ou courageux simplement parce qu’ils ont choisi de travailler dans un environnement où ils sont minoritaires. Ils peuvent aussi bénéficier d’un traitement de faveur de la part de leurs collègues. En somme, leur position minoritaire joue en leur faveur (cela n’est pas sans rappeler le double standard en matière de parentalité : on félicite les pères qui changent la couche de leur rejeton mais pas les mères qui le font).
Les rares domaines professionnels qui, à l’image du monde informatique, se sont masculinisés avec le temps, ont vu leur prestige relatif augmenter, tout comme les rémunérations qui y sont associées. Par opposition, la féminisation d’une profession est corrélée à la chute de sa valorisation symbolique et financière : les enseignants, les médecins généralistes, ou encore les juges en ont fait les frais. Quand on regarde cette tragique corrélation, on se dit que la masculinisation est un enjeu majeur de valorisation. Il faudrait plus d’hommes pour négocier de meilleures paies, améliorer le regard posé sur le métier et lutter pour l’amélioration de ses conditions d’exercice.
La dévalorisation de ce qui relève du travail « reproductif » — le soin aux enfants et aux malades, le support, l’accompagnement, l’enseignement — est tragique. On présente ces activités comme des « charges » alors qu’elles soutiennent la société et l’économie dans son ensemble. Sans elles, personne ne peut être « productif » ! Leur revalorisation est un enjeu majeur pour l’avenir du travail. De plus, alors que les activités « productrices » sont souvent génératrices d’externalités négatives pour l’environnement, les activités « reproductrices » le sont beaucoup moins. C’est de la planète et de la société toute entière qu’il faut inviter les hommes à prendre grand soin !
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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