Loi de la futilité : pourquoi les décisions simples sont si dures à prendre ?

28 avr. 2020

6min

Loi de la futilité : pourquoi les décisions simples sont si dures à prendre ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

La crise que nous traversons a complètement brouillé le sens de nos priorités. Que vous soyez dans le feu de l’action ou en chômage partiel, on parie que vous vous êtes rendu vite compte qu’avant tout ça, vous passiez beaucoup trop de temps à tergiverser pendant des heures, souvent en réunion d’ailleurs, sur des décisions peu importantes, voire futiles (quelle couleur de fond pour ce visuel ? Chemise bleu ou chemise blanche pour la présentation client ? “Cordialement” ou “bien cordialement” ?) Si c’est votre cas, alors vous êtes, comme beaucoup d’entre nous, familier avec la loi de la futilité…

Ce précepte, théorisé par l’écrivain britannique Cyril N. Parkinson est très simple : nous accordons plus de temps aux problématiques les plus insignifiantes versus celles qui importent vraiment. Pourquoi ? Et comment ne pas passer des heures à délibérer sur des sujets qui sont en fait plutôt futiles ? Allez, on vous explique tout.

La loi de Parkinson

En 1955, l’écrivain Cyril N. Parkinson a mis au point une théorie, modestement appelée « Loi de Parkinson : tout travail finit par occuper le temps qui lui est imparti ». Tiré de ses observations sur le fonctionnement de la fonction publique britannique, cette théorie signifie, en clair, que si l’on donne à quelqu’un un délai d’une semaine pour exécuter une tâche, il prendra la semaine pour l’exécuter, mais si on lui donne deux semaines pour réaliser cette même tâche, il utilisera les deux semaines.

Cette loi, publiée pour la première fois dans le journal The Economist, a beaucoup été étudiée, notamment en management, et a donné lieu à cette idée que, pour accomplir efficacement une tâche, il est indispensable de se fixer un délai et de faire un rétroplanning. Il sera ainsi plus facile d’effectuer des tâches rébarbatives si l’on s’est fixé un temps donné pour les réaliser, de la même façon que les tâches les plus importantes devraient être planifiées en premier dans la journée et découpées en différentes étapes si elles sont trop chronophages. Suite à cette loi, Cyril N. Parkinson a alors déduit différents corollaires, parmi lesquels la loi de la futilité, mieux connue sous le nom de Law of Triviality.

Et sa petite soeur, la loi de la futilité

La loi de la futilité découle en effet de la loi de Parkinson. Parce que nous accordons plus de temps aux questions les plus insignifiantes, celles-ci finissent par nous occuper bien plus que les sujets importants. Pour illustrer son propos, l’écrivain avait imaginé un comité fictif, qui devaient statuer sur deux décisions : approuver ou non la construction d’un réacteur nucléaire, et celle d’un abri à vélos pour le personnel de la centrale. Là où la question du réacteur nucléaire fut expédiée en quelques minutes, celle de l’abri à vélo entraîna un débat de plus d’une heure et quart. Mais comment expliquer que l’on accorde autant de temps à des sujets qui devraient pourtant être réglés facilement ?

Tout simplement parce qu’il est plus facile de s’illustrer sur un sujet futile que complexe. Lors d’une prise de décision commune, chacun souhaitant naturellement montrer quelle est sa valeur ajoutée, plus le sujet sera accessible, plus un nombre important d’interlocuteurs pourra exprimer son point de vue. Dans l’exemple de Parkinson, chacun souhaite donner son avis sur la construction de l’abri à vélo car les questions que cela soulève sont relativement simples, alors que dans le cas du réacteur nucléaire il faut être spécialiste, et personne n’ose se prononcer de peur de ne pas avoir les connaissances requises. De fait, les questions les plus futiles sont plus susceptibles de passionner les foules, alors que les sujets importants, qui requièrent souvent des connaissances pointues, sont ignorés.

Un temps mal distribué… surtout en réunion

C’est comme cela qu’en entreprise, la réunionite aigüe est devenue un véritable fléau. Selon une étude menée en 2018 auprès de 3 000 salarié(e)s de bureau dans 8 pays différents par la société Barco et Circle Research, spécialisée dans les solutions technologiques de visualisation pour les entreprises, seul 44% du temps passé en réunion était jugé utile par les participants. Plus édifiant encore, et c’est là que la loi de la futilité entre en scène, 26% du temps passé en réunion est alloué à discuter de sujets qui ne font pas partie des objectifs de la réunion, ou à faire du small talk. Ainsi, l’étude concluait que le temps optimal pour qu’une réunion soit efficace était de 21 minutes… mais nous y passerions en moyenne 48 minutes.

La peur de prendre la mauvaise décision

Mais il n’y a pas qu’en entreprise que les sujets les plus futiles sont les plus débattus, ce processus est aussi à l’œuvre à l’échelle individuelle. Lorsqu’il s’agit de prendre une décision en apparence futile, nous allons souvent faire appel à notre jugement, nécessairement subjectif. Si l’on doit organiser pour la première fois une réunion d’équipe par exemple, et que l’on s’interroge sur le meilleur moment pour la faire, nous allons faire appel à ce que nous estimons être le meilleur moment pour nous. Or, en soit, il n’y a objectivement pas de pire ou de meilleur moment. Hormis faire la réunion un vendredi à 19h, si celle-ci est bien ficelée et bien préparée, elle devrait bien se passer qu’elle ait lieu un lundi à 11h ou un mardi à 16h. Et pourtant, nous allons passer des heures à nous torturer avec cette question. Parce qu’il n’y a pas vraiment de “meilleur moment objectif”, nous ne pouvons nous en remettre qu’à nous-mêmes et sommes tenaillés par la peur de prendre la mauvaise décision.

Selon la psychologue Isabelle Falardeau, autrice de Sortir de l’indécision, cette incapacité à prendre une décision peut s’expliquer par la peur de déplaire ou d’échouer, liée notamment à un manque de confiance en soi, provoquant ainsi une peur quasi phobique de se tromper, alors même qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Cela peut également être lié à la surabondance de choix que nous offre aujourd’hui la société, nous paralysant devant la moindre prise de décision, même la plus insignifiante.

Un réflexe bien connu pour remédier à cela et se conforter dans son choix, va alors être de demander des avis autour de nous. Et c’est ainsi que nous rebouclons avec la loi de la futilité : parce que c’est un sujet simple, les avis affluent, en général tous contradictoires, occupant une partie précieuse de notre temps et nous laissant souvent bien plus confus qu’au départ.

Apprendre à ne pas se laisser embrigader dans la futilité

S’organiser

Ainsi, pour ne pas perdre trop de temps sur des questions finalement insignifiantes, une bonne routine peut être de planifier sa journée en identifiant quelles sont les tâches vraiment importantes que l’on souhaite avoir accompli aujourd’hui, et s’octroyer un délai maximal pour les exécuter. De cette façon, les sujets plus futiles seront nécessairement cantonnés au temps qu’il nous reste. En réunion, cela peut être fixer une feuille de route et s’y tenir, en commençant par les plus “gros” sujets et en évitant d’aborder ceux qui ne méritent pas de l’être. Car le meilleur moyen de ne pas se retrouver avec une foule d’avis différents sur une thématique finalement peu importante reste encore… de la garder pour soi.

Faire en sorte que notre choix, quel qu’il soit, s’avère être le bon

Dans le cas où une prise de décision est nécessaire, il faut garder en tête qu’il n’existe ni bonne ni mauvaise décision, comme le rappelle Ed Batista, professeur à la Graduate School of Business de l’université Stanford dans un article de la Harvard Business Review. « Se contenter de sélectionner la « meilleure » option ne garantit pas que les choses vont bien tourner à long terme, tout comme opter pour un choix moins optimal ne nous condamne pas à l’échec ou au malheur. C’est ce qui se produit par la suite (dans les prochains jours, mois et années) qui détermine en fin de compte si une décision donnée était « bonne », explique le coach.

Ainsi, quand on se sent embarqué dans une question qui ne mérite pas qu’on lui accorde autant de temps, une bonne option est de se demander si le résultat a vraiment beaucoup d’importance. Est-ce que la décision que l’on a prise par rapport à ce sujet aura encore une importance d’ici quelques années ? Implique-t-elle un changement irréversible ? Il y a-t-il de grands enjeux derrière cette décision ? Si la réponse est non, vous savez que vous n’avez pas y accorder plus de temps que cela. Pour Ed Battista, mieux vaut se concentrer sur l’effort que l’on produira une fois la décision prise afin que notre choix se révèle être le bon, plutôt que sur la décision elle-même. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la réunion, plutôt que de se torturer les méninges à savoir à quelle heure vous devez fixer cette réunion, mieux vaut la fixer une bonne fois pour toutes, et ensuite la préparer au mieux pour qu’elle se déroule dans les meilleures conditions, quel que soit l’horaire choisi.

Si les sujets futiles nous prennent du temps, c’est donc bien souvent parce qu’on choisit de leur accorder trop d’importance. Relativiser, se fixer des deadlines et se faire confiance sont les meilleurs moyen de ne pas passer trop de temps à réfléchir à des questions qui n’en valent pas la peine. Comme le fait de choisir cette veste bleue, par exemple.

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