Maladie chronique : « Je passais pour la feignasse qui ne voulait pas bosser »

03 avr. 2023

6min

Maladie chronique : « Je passais pour la feignasse qui ne voulait pas bosser »
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

contributeur.e

Environ 20% des travailleurs et travailleuses français souffriraient d’une maladie chronique, dont les conséquences et séquelles peuvent impacter leurs productivité et capacités professionnelles. Si certains dispositifs ont été mis en place pour faciliter le maintien et la reprise de la vie professionnelle en cas de longue maladie, les employeurs ont également un rôle décisif à jouer auprès de leurs salariés malades.

« J’ai travaillé 25 ans en mairie, j’étais souvent en arrêt maladie. Je ne savais pas ce que j’avais, mais je passais pour la feignasse qui ne voulait pas bosser, qui préférait être en vacances. Puis j’ai changé de travail et on m’a diagnostiqué une fibromyalgie. » Elisabeth, 56 ans, fait partie des 40% de Français atteints d’une maladie chronique. C’est-à-dire d’une pathologie de longue durée qui, tel que présentée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), résulte « d’une combinaison de facteurs génétiques, physiologiques, environnementaux et comportementaux » comme les cardiopathies, AVC, cancers, diabètes, maux de dos, maladies respiratoires chroniques, la polyarthrite rhumatoïde, l’endométriose ou encore la dépression chronique. En France, environ 20% de la population active serait touchée.

La prévalence des maladies chroniques chez les actifs est si forte qu’en plus de constituer un enjeu de santé publique, elle est devenue un sujet politique, économique et social qui préoccupe l’Europe. The European Network for Workplace Health Promotion (ENWHP) affirme en effet qu’il existe « des preuves raisonnables que les maladies chroniques affectent les revenus, la capacité de travail, la rotation des emplois et l’invalidité ». Il estime à ce titre que « la prise en charge des maladies chroniques sur le lieu de travail permet de renforcer la croissance économique, de créer des emplois rémunérateurs et de réduire la dépendance à l’égard des prestations de l’État ». En d’autres termes, plutôt que d’écarter leurs salariés malades, les entreprises auraient tout intérêt à les soutenir. Mais dans une société capitaliste où le profit et la performance sont rois, les travailleurs atteints d’une maladie chronique subissent souvent la double peine : la maladie et la stigmatisation au travail.

Sentiment de culpabilité

L’annonce de la maladie est déjà une première épreuve en soi, puisqu’elle marque l’entrée dans une « nouvelle vie » et bouleverse l’idée que les personnes se faisaient d’elles-mêmes ou de leur avenir. « Le diagnostic a un réel impact psychologique, c’est un vrai choc pour les patients », confirme Valérie Sugg, psychologue en oncologie et autrice de Cancer : l’accompagnement (Ed. Kawa, 2018). A cela s’ajoutent des traitements parfois invasifs et lourds, la peur de mourir, le retrait de la vie active, le sentiment d’impuissance, de culpabilité, de honte, les difficultés financières dûes à la perte de revenues, les douleurs, les séquelles, les changements physiques, la rééducation, la convalescence….

« Dès que le diagnostic est posé et que l’on commence à sortir du cadre traditionnel du travail pour se soigner, on culpabilise », témoigne Eugène, 44 ans, responsable marketing et insuffisant rénale depuis un an. « On s’en veut de faire subir la maladie à nos proches, mais aussi que notre charge de travail soit redistribuée à nos collègues. On se sent très vite fautif. » Responsable d’une équipe de neuf personnes, le quadragénaire mène tant bien que mal sa vie de famille et sa carrière professionnelle tout en se rendant trois fois par semaine dans un centre de dialyse de Rennes. « Mon néphrologue me déconseille de télétravailler durant mes séances de dialyse, mais j’ai un poste à responsabilités. Je ne peux pas me permettre de passer en mi-temps thérapeutique, j’appréhende les conséquences sur mes finances et ma carrière. »

Chez certains malades, le sentiment de honte et la crainte d’être mis sur la touche sont si forts qu’ils choisissent de le minimiser voire de le dissimuler à leur entourage professionnel. C’est le cas de Mathilde, 39 ans, qui venait d’être promue rédactrice en chef quand on lui a diagnostiqué une polyarthrite rhumatoïde. « Les crises sont très douloureuses, mais je fais ce que je peux pour les cacher au travail. Je ne veux surtout pas que mon directeur pense que je suis faible ou incompétente, alors que j’ai attendu ce poste pendant huit ans. »

Rétablissement versus carrière

Le travail est un facteur d’intégration sociale très fort par lequel nous prenons notre place dans la société. En France, nous lui accordons une place identitaire particulièrement forte. A bien des égards, se mettre en arrêt peut donc s’avérer difficile. A tel point que certains patients n’attendent pas la fin de leur convalescence. A l’image d’Hind, 35 ans, qui a appris qu’elle avait un cancer de la langue sept mois après son accouchement. Responsable d’une équipe de 15 personnes dans une boulangerie, elle a été contrainte de se mettre en arrêt pour subir une chirurgie, des séances de chimio et de radiothérapie.

« On m’a coupé la moitié de la langue, puis retiré une partie du muscle grand dorsal pour la reconstruire. J’étais nourrie par une sonde, j’ai dû réapprendre à parler et à manger. » Un an et demi après son diagnostic, la jeune femme décide de reprendre le travail malgré les douleurs, les séquelles et la rééducation. « Ça a été un échec, je parlais très mal. Je n’étais pas encore compréhensible. De plus, la mobilité de mon bras gauche et de mon cou est limitée à cause de la greffe. Je me fatiguais vite, je n’avais plus la force de faire certaines tâches et je sentais que ça dérangeait mon équipe. J’entendais des choses comme “des fois elle parle on comprend rien”, se souvient-elle, encore très émue. Je refusais de me dire que c’était terminé. Mais on me le faisait ressentir…». Hind s’accroche pendant trois mois pour concilier vie personnelle, rééducation et vie professionnelle mais, épuisée, elle se remet en arrêt. « Ils auraient pu aménager mon poste… au lieu de ça j’ai été licenciée pour inaptitude après dix ans dans cette entreprise. »

« Les personnes vulnérabilisées par des événements de vie sont des cibles faciles » explique la psychologue du travail Agnès Bonnet-Suard, spécialisée dans l’accompagnement de retour à l’emploi. « Certaines reviennent après une longue maladie et se retrouvent dans un poste vide, à devoir effectuer des tâches inintéressantes parce que les leurs ont été déléguées. D’autres peinent à retrouver leur place et se sentent dévalorisées. Alors, elles font tout pour se suradapter et n’écoutent pas leurs limites. Elles essayent de surcompenser pour tenir le cadre de travail qu’elles avaient avant, ce qui a un coup physique et psychologique lourd.»

Le rôle de l’entreprise face à la maladie

Pourtant en France, la loi prévoit plusieurs dispositifs pour les salariés atteints d’une maladie grave comme le mi-temps thérapeutique, l’aménagement de poste, l’autorisation d’absence, ou encore le congé à longue durée (CLD). Mais ces derniers seront également soumis à la politique de leur entreprise en matière de maintien de l’emploi. La maladie faisant partie des risques auxquels tout le monde est exposé dans sa vie, il est dans l’intérêt de l’employeur de prendre cette réalité en compte et de se préoccuper de ses collaborateurs malades. Notamment en sensibilisant les autres membres de l’équipe à leur situation (s’il y est autorisé), et en aménageant leur environnement de travail. « Quand j’ai parlé de ma fibromyalgie à mon patron, il m’a demandé s’il pouvait informer le reste de l’équipe, raconte Elisabeth. J’ai accepté et heureusement, car j’ai besoin de beaucoup dormir, mes collègues n’étaient donc pas surpris de me voir assoupie en salle de pause ou dans mon bureau. »

Les conséquences de la maladie peuvent impacter la productivité d’un salarié (fatigue, douleurs, perte de mémoire, de mobilité, de concentration…) et donc de l’équipe. « Chacun a besoin de comprendre pourquoi certaines tâches doivent être redistribuées, afin que les personnes malades se sentent moins coupables, moins stressées et qu’elles puissent évoluer dans un environnement de travail bienveillant » explique Agnès Bonnet-Suard. Bien que ce ne soit pas toujours évident et qu’elles n’y soient pas tenues légalement, elles ne doivent pas non plus hésiter à faire part de leurs besoins et de leurs limites à leur employeur. « Elles seules savent ce qui peut leur convenir, comment aménager leur poste au mieux. »

La situation des malades longues durées a récemment été mise en lumière par Arthur Sadoun, le patron de Publicis Groupe. En mars 2022, le publiciste avait annoncé, via une vidéo interne, son cancer à l’ensemble de ses collaborateurs. Devenue virale au-delà même des murs de l’entreprise, son annonce a sucité des milliers de réactions : « Les gens me disaient : merci pour votre transparence, on a entendu ces quatre mots très difficiles, ‘vous avez un cancer’, pour nous, pour notre frère, pour notre sœur, pour notre femme, pour notre mari, a-t-il raconté dans une vidéo Brut. « Et à chaque fois, après avoir eu peur pour notre vie, on a eu peur pour notre travail. On a eu peur de le perdre, on a eu peur de ne plus pouvoir progresser, on a simplement eu peur de ne plus être au niveau et de décevoir les uns et les autres ». Un problème que l’homme d’affaires estime « absolument inacceptable ». Arthur Sadoun a donc créé Working with cancer, une plateforme pour “éradiquer la stigmatisation du cancer sur le lieu de travail”. Une initiative privée bienvenue, qui pourrait donner à réfléchir pour l’ensemble des maladies chroniques…

Article édité par Clémence Lesacq - Photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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