"Et toi, ça va ?" Il est temps d'apprendre à vraiment poser la question
20 sept. 2021
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
On le sent et on le vit, cette rentrée a un air particulièrement morose. Lourde, anxiogène, pesante, elle n’a pas le goût doux-amer, parfois pleine de promesses, des rentrées précédentes. Les chiffres le confirment : dans une enquête menée par Moka.care auprès de 4 000 salarié·e·s de tous secteurs et sur tout le territoire français, 53% des collaborateurs·trices abordent ce mois de septembre avec appréhension, allant de « beaucoup de craintes » (31%) à « énormément de pessimisme » (22%). 42% des salarié·e·s interrogé·e·s sont enthousiastes et motivé·e·s, mais 58% sont plus fatigué·e·s qu’avant les vacances et 51% un peu déprimé·e·s.
Cette prise en compte de plus en plus importante de la santé mentale des salarié·e·s est un phénomène assez récent, amplifié par la pandémie. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est la réponse que l’on peut y apporter. Car une situation différente appelle bel et bien des réponses différentes.
Dans le cadre de mes activités de conseil et de formation, je suis amenée à échanger avec des DRH et managers, dont la motivation à accompagner leurs équipes, les aider, les équiper d’outils, force le respect. Et pourtant je constate très souvent la même chose : ils se tournent souvent vers des solutions qu’ils pensent pertinentes, au risque de passer à côté des besoins réels. (Par exemple, en proposant des conférences sur la parentalité à leur équipe, alors que le simple fait de pouvoir prendre un “jour enfant malade” sans une petite réflexion leur changerait beaucoup plus la vie ! ) Lorsque je pose la question : « avez-vous demandé à vos salarié·e·s ce dont ils ont besoin ? », la réponse est souvent « Non… ». Et je comprends pourquoi : il y a la crainte d’ouvrir une boîte de Pandore, de créer des précédents en accordant certains aménagements aux uns… Ou même tout simplement, par manque d’outils pour avoir ces conversations, souvent très complexes (et infiniment riches) : formations en communication non-violente, à l’écoute active, réflexes pour orienter les salarié·e·s le cas échéant…
Le “travailleur idéal”, 100% dédié à sa carrière, n’existe plus, il est temps d’accueillir son·sa remplaçant·e
Pourtant, la réalité est là : le monde du travail a changé, les frontières entre les domaines personnel et professionnel sont plus fines que jamais, et nous avons tous et toutes besoin de recréer un cadre qui en tienne compte. Qui respecte l’intime, mais fasse une plus grande place au “personnel-public”, c’est-à-dire tous ces éléments de la vie privée qui ont un impact sur le travail. Le “travailleur idéal”, 100% dédié à sa carrière, n’existe plus, il est temps d’accueillir son·sa remplaçant·e. Et pour ce faire, il va falloir apprendre à le·la connaître.
Or les managers·ses, sur qui tant de nouvelles responsabilités sont tombées depuis le début de la pandémie, et qui sont, pour beaucoup, épuisé·e·s, ne sont pas préparé·e·s à cela. Les bons leaders·ses de demain seront celles et ceux qui sauront cultiver la relation avec leurs équipes et les individus qui la composent. On parle de plus en plus des soft skills comme compétences clés pour les managers. L’empathie, en particulier, est fondamentale si l’on veut développer une approche attentive des collaborateurs·trices, qui nourrit la performance individuelle et collective. Or seuls 47% des managers sont préparés à ce nouveau rôle, davantage basé sur l’empathie et l’écoute, d’après une récente étude Gartner.
Trouver la bonne distance : respecter l’intimité et poser des questions
En France, nous avons un problème supplémentaire : une culture de l’intime très puissante. Nous partageons peu avec nos collègues – je me souviens, pendant mes études, d’étudiants mexicains qui me racontaient à quel point c’était difficile pour eux de se lier avec les Français. Et plus jeune, du haut de mes 10 ans à l’époque, je me souviens du choc culturel vécu par mes parents à notre retour d’expatriation des Etats-Unis : après avoir passé des barbecues et week-ends chez le boss de mon père dans la banlieue de Boston où nous vivions, à notre retour en France, il a fallu de longs mois avant que la distance (froideur ?) professionnelle française fasse place à des échanges plus informels, et enfin, au Graal du lien humain : une invitation à dîner chez des collègues.
Dans ce contexte, comment les managers peuvent-ils créer les conversations qui permettront aux salarié·e·s de parler d’eux, en communiquant ce qui doit l’être, tout en respectant leur intimité ?
D’abord, en comprenant que les questions « délicates » (c’est-à-dire sur des sujets qui peuvent mettre mal à l’aise) le sont souvent plus pour la personne qui pose la question que pour celle qui la reçoit. Dans une étude de janvier 2021, intitulée “The (better than expected) consequences of asking sensitive questions” (littéralement “Les conséquences étonnamment positives qui découlent du fait de poser des questions délicates”), Einav Hart, Eric VanEpps et Maurice E.Schweitzer ont mis en évidence que l’on avait tendance à surestimer la gêne qu’elles pourraient créer, et donc à se priver d’informations potentiellement importantes. Ce qui est intéressant, c’est la finesse de leur approche : il ne s’agit pas d’encourager à poser n’importe quelle question intrusive, mais plutôt de poser des questions dont la réponse est utile à la personne qui la pose. Typiquement dans une relation de travail dans la période actuelle, un manager pourrait être hésitant à poser des questions directes sur le vécu de la période par son·sa collaborateur·trice : Comment ça se passe pour tes enfants ? Ton conjoint / ta compagne ? La solitude n’a pas été trop pesante ?… Avec cette étude à l’esprit, la question n’est pas tant « si » on doit poser ce type de question, mais « comment » le faire de manière opportune et utile à la relation de travail : pendant un point one-to-one ? En invitant l’équipe à se réunir pour un échange tout en honnêteté ? au cours d’un déjeuner ? Ou encore, en parlant d’abord de son propre vécu, pour normaliser la conversation ?
Ma sœur, qui vit et travaille en Australie, m’a récemment partagé l’initiative de son employeur : une matinée d’échange et de méditation pour toute l’équipe pour répondre à la question « R U ok ? » . A l’origine de cette initiative se trouve un organisme caritatif dédié à la prévention du suicide, et dont le slogan est « A conversation could change a life. » (Une conversation pourrait changer une vie). L’idée ici n’est pas tant d’aller chercher les détails de l’intimité des salarié·e·s, mais plutôt de normaliser des conversations encore trop souvent taboues, et d’orienter, le cas échéant, vers des professionnels de la santé mentale.
Ce qui est certain, c’est que ces changements culturels en cours, ce basculement vers des modèles d’entreprise plus centrés sur l’humain, qui tiennent compte du « perso » dans le « pro » demandent énormément d’empathie et de courage, en particulier de la part des hommes et des femmes du top management, qui ont le rôle d’initier le mouvement. Le magnifique podcast de la chercheuse sociale Brené Brown « Armored versus Daring Leadership » est une excellente invitation à l’auto-analyse et à l’action : comment transformer nos armures de leaders en courage, au service de la performance et du bien-être des équipes et des individus.
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Photo by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq
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