Le management intergénérationnel est-il bullshit ?
04 mars 2024
5min
X, Y, Z… Loin d’être un banal classement alphabétique, le découpage générationnel s’efforce de suivre les contours d’une génération dont on a grossi le trait. Sous prétexte que l’on soit né en telle ou telle année, il serait donc possible d’en déduire nos attitudes et aspirations profondes au travail. Et avec elles, la manière adéquate d’être managé·e ?
« Les millenials recherchent l’autonomie et un bon équilibre de vie », « Les seniors sont loyaux et respectueux de la hiérarchie », « La génération Y est en quête de sens et de flexibilité », etc. Regarder le monde du travail à travers le prisme des générations offre, certes, une grille de lecture facile, mais cet angle obtu a tendance à enfermer les individus dans des cases. Le découpage générationnel, un temps préconisé, est aujourd’hui remis en question. C’est du moins ce qu’il en ressort du récent changement de position du centre de recherche américain Pew Research Center. La coupe serait trop franche et grossière, nous amputant de nos reliefs et individualités. Pire, le « générationalisme » -cette croyance selon laquelle la génération d’appartenance suffit à elle seule à expliquer la conduite d’une personne- favorise l’ancrage des stéréotypes d’âge en entreprise, jusque dans la manière de manager les collaborateurs. Mais alors, le management intergénérationnel, visant à faire travailler en équipe des salariés de générations différentes, a-t-il finalement tout faux ou peut-il encore trouver sa place dans une organisation ?
Générations X, Y, Z, un concept galvaudé ?
Millenials, Gen Z, X, Y… À force de le voir imprimé à toutes les pages, on frôle le bourrage papier. Régulièrement employé par de prétendus experts, le mot « génération » finit par perdre son sens. D’un point de vue démographique, la génération se contente de réunir les personnes nées au cours de la même période.
Mais, selon le sociologue allemand Karl Mannheim, le concept va au-delà : constitue, d’après lui, un « ensemble générationnel » le groupe d’individus qui vit une même « situation sociale » et participe aux « interactions qui forment la nouvelle situation » historique. Plus que la tranche d’âge commune, l’approche générationnelle repose donc davantage sur les différences d’attentes, de besoins et de rapports au travail que l’on observe au fil des époques et non entre les générations.
Ainsi, qu’il ait 20 ans ou 50 ans, un collaborateur en 2024 n’a pas les mêmes aspirations que des collaborateurs d’âges identiques dans les années 1970. « Pour avoir beaucoup abordé ce sujet, je me rends compte que ce n’est pas si simple que cela, reconnaît Ludovic Girodon, consultant et auteur spécialiste en management. Les médias ont tendance à enfermer les gens dans des cases par génération, or ce n’est pas si évident. Je serais d’avis de mettre de côté ce sujet-là, notamment avec les plus jeunes, pour parler davantage de “management personnalisé”. Cela éviterait bien des clichés et maladresses qui desservent le manager. »
Du management intergénérationnel au « biais de simplification »
Tanguy est le fondateur d’une startup dans le secteur de la tech. Lorsqu’il a recruté son équipe initiale, il affirme avoir cherché à favoriser la mixité des recrutements à travers les âges. « J’avais un certain nombre d’a priori, sur les attentes de telle ou telle génération, avoue-t-il. Ainsi, je redoublais d’attention envers chaque cible, parlant “télétravail’’ et “after works’’ aux uns et abordant une approche plus pro, chiffrée et formelle avec les autres. Or, je me suis aperçu que ces cloisonnements n’étaient absolument pas vérifiés en réalité. »
Contre toute attente, il observe que Clara, 25 ans, ne compte pas ses heures et préfère qu’on la vouvoie, tandis que Serge, 55 ans, n’est pas le dernier aux afterworks et préfère le télétravail et le flex office au présentiel. « Je crois que ce type de management par génération est très réducteur des individualités et qu’il véhicule beaucoup de clichés sur ce qu’on est censé être et penser à chaque génération, conclut-il. Selon moi, modifier au sein de son équipe sa pratique managériale à partir de prétendues généralités collées à une génération, c’est le meilleur moyen de passer à côté des individus qui la composent. »
Le management intergénérationnel serait alors ni plus, ni moins qu’un biais cognitif. C’est ce qu’il ressort également de la tribune du psychologue du travail Adrien Chignard, récemment parue dans Harvard Business Review France. Dépourvu de tout fondement scientifique, le prisme générationnel appliqué au management serait un raccourci psychique, « un “prêt à penser” ancré sur des stéréotypes les alimentant encore. » Ainsi, analyse-t-il, « celui qui croit que les générations sont explicatives des différences interpersonnelles trouvera toujours des confirmations dans son quotidien. C’est un autre biais cognitif appelé le biais de “confirmation d’hypothèse”. » Une grille de lecture toute faite, invitant le manager à appréhender le monde de façon simpliste plutôt que de se confronter à la complexité des relations humaines.
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Peut-on encore manager par « génération » ?
Toutes ces études publiées, cette encre déversée, pour finalement envoyer valser le management intergénérationnel comme une vulgaire boulette dans la corbeille à papier ? Sur cette question, le Pew Research Center se montre plus mesuré. Selon ses conclusions, il est encore « utile de parler des générations », mais cela doit être fait « avec parcimonie ». Ainsi, il serait plus sage de considérer les générations X, Y, Z « comme des points de référence généraux plutôt que comme des faits scientifiques ». Car, le rappelle ce groupe d’experts, les frontières de ces catégories « ne sont pas précises, définitives ou universellement acceptées » et ces « étiquettes générationnelles peuvent conduire à des stéréotypes et à une simplification excessive ».
Managers, il n’est donc plus question d’opérer un découpage générationnel les yeux fermés, mais il reste pertinent de garder à l’esprit les contours de ces générations en pointillés. Pour Ludovic Girodon, « on a quitté l’ère du management à taille unique, où le manager était centré sur lui, pour entrer dans l’ère de la personnalisation. Il ne faut donc plus se demander à quelle génération appartient mon collaborateur, mais plutôt qui il est ? » Ainsi, quelle que soit notre génération, l’expert considère que nous sommes tous à la recherche d’un même idéal : « Avoir un job au service de sa vie et non l’inverse. On a tous envie de remettre le travail à sa juste place. »
Seul un management personnalisé et flexible permettrait d’avoir un job qui répond à ses propres besoins et au service de sa propre vie. « C’est donc au manager de s’adapter à chacun de ses collaborateurs en personnalisant son approche, explique-t-il. Il doit adopter une démarche humble, ouverte, authentique et participative. Ce serait trop simple si on avait un guide de la nouvelle et de l’ancienne génération. »
Manager : comment éviter la coupure entre générations ?
Lorsque Léna s’est vue confier une équipe de trente personnes, cette DRH dans le secteur bancaire ne s’est pas inquiétée. Mais c’était sans compter sur ses N-1, trois managers aux profils issus de générations bien distinctes. « Quand je suis arrivée, confie-t-elle, chaque équipe était cloisonnée, comme si les managers avaient peur du travail collaboratif. D’ailleurs, chaque manager avait une équipe à son image, clonée sur son propre profil. » Peur de froisser les uns, lien coupé entre les autres : manager une équipe composée de « seniors » expérimentés, de jeunes « ultra-connectés » et de trentenaires en quête d’équilibre vie pro/perso, relève parfois de l’impossible…
« Il a fallu bousculer les choses et redonner une dynamique d’équipe, explique-t-elle. Dans un premier temps, nous avons travaillé avec les managers sur les valeurs de l’équipe, pour trouver ce qui nous rassemble : quel est notre fil conducteur. Puis, j’ai cherché à dégager les talents de chacun, pour mettre en valeur ce qu’il apporte au collectif. L’idée était clairement de faire d’une force ce qui est perçu comme une faiblesse. Ensemble, nous avons co-construit un cadre de travail intergénérationnel. » Loin du manager caméléon qui change de discours en fonction de la génération à laquelle il s’adresse, Léna adopte davantage la posture de manager-coach. « Mon rôle était de faciliter la création de liens et faire ressortir le meilleur de chacun, affirme-t-elle. Il m’appartenait aussi d’adapter ce cadre managérial aux besoins des uns et des autres. Grâce à des rencontres ritualisées, au rythme de chacun, j’ai pu adopter un management personnalisé. »
C’est dans cette perspective de cohabitation inévitable de quatre générations que prend véritablement sens la notion de manager intergénérationnel : un manager qui facilite la création de lien entre les générations. « Quelles que soient l’origine des différences, générationnelles ou non, le défi c’est de trouver du plaisir à travailler ensemble, synthétise Ludovic Girodon. C’est ce qu’il se passe quand les personnes ont compris leurs divergences : perception, personnalité, affinités avec tel ou tel mode de travail. » Pour y parvenir, l’expert recommande aux managers d’organiser des ateliers d’équipe où l’enjeu consiste tout simplement à mieux se connaître. « Peu importe l’outil employé, MBTI ou DISC. Il s’agit de comprendre les modes de fonctionnement de chacun. Il sera ensuite plus simple de collaborer et de dialoguer ensemble. La dimension intergénérationnelle est une composante de la personnalité, mais ce n’est pas le seul prisme, c’est un prisme comme un autre. Attention à ne pas le prendre comme argent comptant. »
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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