Le « manager à cinq pattes » est-il devenu la norme ?

20 déc. 2022

5min

Le « manager à cinq pattes » est-il devenu la norme ?
auteur.e
Florence Boulenger

Journaliste. En charge de la rubrique Futur du travail chez Alliancy.fr. Co-autrice du livre “Ils font l’économie : 40 parcours d’entrepreneurs audacieux” - Éditions De Boeck.

Stratégie, opérationnel, reporting, RH : dans certaines entreprises, on demande aux managers de cumuler les casquettes, au point de réduire à néant le temps accordé… au management ! Alors, la polyvalence a-t-elle toujours tout bon ?

La pandémie et ses confinements ont mis les DRH au premier plan, a-t-on souvent entendu. Certes, il a fallu gérer le basculement en télétravail, les recrutements à distance, les nouveaux modes d’organisation hybride… Mais une autre figure s’est retrouvée projetée sur le devant de la scène : celle du manager, dont on entend moins parler. Sans doute parce que ses contours sont plus flous – et surtout, parce qu’il a pris de longue date l’habitude de jouer les équilibristes. Le manager est une « courroie de transmission » sur laquelle beaucoup d’éléments reposent. Il est indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise – les structures qui ont envisagé de le faire disparaître, comme Zappos, sont généralement revenues sur leurs pas. Et cependant on lui affecte un rôle ingrat, très variable : sur un spectre large qui court du gendarme au coach. Il est accoutumé à exercer entre le marteau (la direction) et l’enclume (les équipes). À ce qu’on lui demande simultanément de donner plus d’autonomie à ses collaborateurs et de retenir les talents – combien de fois avez-vous entendu que 50 % des démissions sont dues à une mésentente avec le N+1 ?

Le phénomène a pris une telle ampleur que les « managers à cinq pattes », celles et ceux qui sont au four et au moulin, et n’ont même plus le temps de manager, se sont multipliés. Est-ce propre à des secteurs, tailles ou modèles d’entreprises en particulier ? Quelles sont les conséquences de cette schizophrénie professionnelle sur le travail et la santé des managers ? En bref, pour faire du bon management, faut-il en faire à plein temps ? Trois experts apportent leurs réponses : Suzy Canivenc, enseignante-chercheuse en communication et management, Yannick Dherbecourt, directeur de la practice « Accélération digitale » d’Orange Consulting, et Caroline Londe, Senior Manager en transformation des organisations et coaching.

Les entreprises « innovantes », des fabriques de managers à cinq pattes ?

« On constate une évolution profonde du rôle de manager : du contrôle et de l’encadrement, vers la facilitation et le soutien », indique Suzy Canivenc. Et cette spécialiste de la communication organisationnelle sait de quoi elle parle. En 2022, elle a publié l’ouvrage Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effet de mode ?. Elle y explore des pratiques et concepts dont on entend de plus en plus parler, comme l’entreprise libérée, l’organisation opale et la gouvernance partagée. Alors que pense-t-elle du « manager à cinq pattes » ? Dans un monde du travail où la « polyvalence » est reine – et synonyme d’économies pour les entreprises –, est-ce un modèle voué à s’installer ou à disparaître ?

La chercheuse commence par formuler l’espoir de voir leur nombre de casquettes se réduire. « Dans le cadre des nouveaux modes de management et d’organisation, les managers sont censés abandonner certaines d’entre elles – notamment l’opérationnel appelé à être délégué aux équipes auto-organisées, et le reporting permanent – pour en prioriser de nouvelles, plus axées sur l’accompagnement individuel, la dynamique de groupe, la recherche de ressources pour l’équipe et la gestion des interfaces avec les autres équipes ou départements. » Elle envisage même l’effacement progressif des managers (mais pas du management) : « Certaines structures vont jusqu’à faire du management opérationnel et organisationnel un rôle distribué selon les domaines de compétence et d’appétence des membres de l’équipe : certains se chargeront de la gestion des plannings, d’autres de l’animation des réunions, d’autres du reporting, etc ». Ces organisations montrent ainsi qu’il est possible de réguler l’activité de travail sans la présence d’un manager à proprement parler.

« Le danger est de transférer l’ensemble de la responsabilité de la transformation de l’entreprise sur les managers, sans pour autant que le reste du système ne suive. »

Cependant, Suzy Canivenc ne sous-estime pas les risques de surcharge du manager : « Dans les entreprises qui continuent d’empiler de multiples casquettes sur une même personne – prises de décisions stratégiques, organisationnelles et opérationnelles –, on peut faire l’hypothèse qu’il existe une réelle envie de transformer les pratiques, sans pour autant réussir à abandonner le cadre taylorien d’origine ». Évidemment, cette situation place les managers dans une position schizophrénique intenable qui induit des risques psycho-sociaux. « Attention, conclut la chercheuse, le danger est plus global encore pour l’organisation : il est de transférer l’ensemble de la responsabilité de la transformation de l’entreprise sur les managers, sans pour autant que le reste du système ne suive. C’est le phénomène de changement de type 1, où les pratiques organisationnelles et managériales sont appelées à évoluer, sans que le cadre général guidant l’action n’évolue et où “plus ça change, plus c’est la même chose”… ». Dans ce cas, tout le monde est malheureux, avec le sentiment de s’épuiser en vain. Et la souffrance des managers se dédouble : à la leur s’ajoute celle de voir leurs équipes s’enliser.

Pas de secret : pour manager, il faut du temps

« Trop de managers ne sont pas à l’aise dans l’exercice de leur métier », regrette Yannick Dherbecourt, qui, lui-même manager et coach, s’efforce de déconcentrer au maximum les prises de décision. Il estime que la situation actuelle n’a rien de nouveau : « Le manager a toujours dû composer avec différentes casquettes ». Deux éléments récents, cependant, viennent changer la donne : les usages numériques d’abord, qui font évoluer les manières de travailler, et le désir très fort de l’ensemble des actifs d’aujourd’hui (pas seulement les jeunes) de trouver davantage de sens dans l’exercice de leur métier. « Cela vient re-questionner ce qui était déjà un questionnement permanent », résume-t-il.

Caroline Londe travaille dans l’équipe de Yannick. Sa liberté de parole en dit long sur les bénéfices d’un management responsabilisant : « Sur un marché du travail ultra tendu, on sait tous ce qui se passe chez tel ou tel employeur, et comment on a envie d’être traité. Les candidats sont en position de force ». Pour une entreprise, la posture des managers est donc un sujet capital. « Chaque manager interagit désormais non plus avec son équipe, mais avec chaque personne qui compose cette équipe. La relation s’individualise. Le management est ou devrait être un métier à part entière. Et c’est un métier passionnant. »

« Le manque de temps est pour certains une source de souffrance réelle. »

S’occuper de ses collaborateurs de façon personnalisée, c’est réaliser un « vrai » travail de manager. « Et pour bien manager , insiste Yannick Dherbecourt, il faut beaucoup de temps. En manquer est pour certains une source de souffrance réelle. La solution semble pourtant simple : plus le manager fait confiance, plus il délègue, et plus il a de temps pour jouer ce rôle. » Quand on est manager, trouver l’équilibre entre performance et bien-être au travail est la question-clé. « Or ils marchent toujours sur un fil, ajoute-t-il. Car l’équilibre est un déséquilibre permanent…. Il faut l’accepter ! »

Difficile de ne garder qu’une « patte » dans l’opérationnel

« Les managers de proximité, ceux qui se trouvent le plus dans l’opérationnel, sont les plus contraints, poursuit Caroline. Ils sont souvent là parce qu’on a voulu leur accorder une promotion, pas parce qu’ils avaient envie de devenir managers. L’évolution de carrière pour les bons éléments est trop souvent le management, sans que l’on se pose la question de savoir si les appétences et les compétences seront en adéquation avec les exigences du poste. Et puis, s’avouer que cette promotion peut être une punition, ce n’est pas évident. » Peu importe le job, la consultante affirme que personne n’est capable de garder un seul pied dans l’opérationnel et de commencer en parallèle une autre activité : « L’opérationnel, ça vous happe ! ».

Bien sûr, un manager à 100 % qui ne voit jamais les clients risque de devenir soit un ami, soit un inspecteur des travaux finis… Mais un manager trop opérationnel se destine à l’épuisement et la frustration. Alors, si vous êtes manager et que votre agenda est trop rempli pour exercer votre cœur de métier, si vous avez le sentiment qu’on vous a ajouté la casquette « manager » en plus de toutes les autres, tenez-vous le pour dit : ce n’est pas ok. Il vous faut plus de temps ! Et si la direction souligne qu’elle ne peut pas vous payer pour ne « rien produire »… Invitez-la à intégrer dans son P&L le taux de turn-over dans ses équipes ?

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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