Equilibre pro-perso : « Managers, il ne suffit pas d’y croire. Il faut agir »
22 févr. 2022
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
Photographe chez Welcome to the Jungle
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
Il y a quelques semaines, mon ami Alexandre, devenu jeune papa, me racontait son expérience de congé paternité : la grande joie d’être auprès de sa fille et sa compagne, les nuits hachées, mais aussi l’accueil mitigé de sa nouvelle paternité dans son entreprise. Son manager, qui avait pourtant soutenu la prise de son congé paternité, n’avait pas eu l’air d’apprécier les départs à 18h (!) à son retour. Commentaire dudit-manager : « C’est une mauvaise idée, tu vas te griller. Je dis ça pour toi. » Une réponse qui m’a stupéfaite et pour cause : son manager, je le connais. Au téléphone, un mois plus tôt, il m’avait justement partagé tout ce qu’il mettait en place dans son équipe pour favoriser un meilleur équilibre des temps de vie, une meilleure répartition du pro et du perso. Il en avait lui-même compris la nécessité en devenant père quelques années auparavant. Sa sincérité n’était pas en doute. Mais alors : que s’est-il passé entre ces deux discussions ? Comment peut-on être aussi convaincu·e de quelque chose et aussi réticent·e à l’appliquer ?
Ce décalage entre l’intention, les convictions sincères, et les actes, on le voit souvent. Et on le vit souvent aussi. D’où vient-il ? Et comment peut-on tenter de réduire le décalage, la dissonance ?
Combattre notre instinct, nos biais et nos réactions-refuge
Commençons par rappeler une réalité biologique : nos cerveaux humains sont câblés pour la connexion aux autres. Notre survie dépend de notre insertion dans des groupes, de notre lien aux autres. Ce que je constate quotidiennement, aussi bien dans ma vie personnelle que dans mes interactions avec les clients que j’accompagne, c’est à quel point les humains ont envie d’aider les autres humains. Dans le contexte professionnel, c’est vrai aussi : la plupart des managers·euses sont sincèrement concerné·e·s par la manière dont ils peuvent aider leurs équipes à créer les conditions d’une meilleure articulation entre les sphères personnelles et professionnelles de leurs vies.
Pourtant, différentes raisons expliquent la dilution de ces bonnes (et sincères !) intentions.
La première, c’est la conséquence de la réalité biologique que j’évoquais plus haut : nos instincts grégaires nous poussent à adopter des comportements parfois à l’opposé de nos convictions individuelles, voire de notre bon sens. Cette expérience menée dans une salle d’attente en est une illustration : sans savoir pourquoi, et après avoir initialement résisté, une femme se trouve à imiter le comportement de toutes les autres personnes qui se lèvent au son d’un mystérieux bip. Aucune règle explicite ne vient l’y contraindre, pourtant, elle finit elle aussi par adopter ce comportement qui n’a a priori aucun sens pour elle. Transposé à notre sujet, ça donne ça : « Personne ne part avant 18h, donc ce n’est pas possible de le faire. »
Un autre filtre entre nos convictions et nos actes, ce sont nos biais. J’adore parler de biais, parce que nous sommes nombreux·ses à être persuadé·e·s de ne pas en avoir. Une équipe de chercheurs de l’université de Harvard a développé un test, appelé Test d’Associations Implicite (que vous pouvez faire ici en anglais et ici en français canadien). Il en existe plusieurs versions destinées à tester nos associations implicites sur une série de sujets : le genre, l’âge, le poids, le pays d’origine… Les résultats sont éclairants et disent surtout ceci : nous avons tous et toutes des biais cognitifs (que cela nous plaise ou non !) qui illustrent un décalage entre ce que nous croyons penser, et la manière dont nous agissons. Donc même si nous sommes favorables au télétravail, convaincus qu’il favorise un meilleur équilibre pro / perso, et que nous constatons ses bénéfices dans la performance de nos équipes, il n’est pas exclu qu’en même temps, nous puissions être méfiant·e vis-à-vis d’une demande de télétravailler le lundi ou le vendredi.
J’ai récemment lu un article qui m’a beaucoup éclairée : il analysait le résultat d’interviews menées par des journalistes américaines, interrogeant des managers·euses qualifiés de « mauvais » par leurs équipes. Ce qu’elles ont trouvé, c’était justement ça : un décalage entre les propos et les intentions sincères de ces managers·euses, et leurs comportements effectifs avec leurs équipes. Et l’ingrédient qui créait le décalage, c’était le stress. Parce que oui, entre les intentions et les actes, il y a la réalité, composée de contraintes, de choses qui ne se passent pas comme prévu, d’urgences qui s’accumulent. (L’expérience du bon samaritain en est un autre exemple !) Et que dans ces moments-là, même les meilleures intentions peuvent plier sous le poids.
Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Que le « mauvais boss », ou le manager qui dit et pense une chose et en fait une autre, c’est potentiellement nous tous·tes à un moment ou un autre. C’est important d’avoir cette humilité-là parce que c’est elle qui redonne la capacité d’agir.
Comment ? Voici déjà quelques pistes pour démarrer :
Avant tout, repartir du besoin de la personne ou de l’équipe. J’ai souvent des échanges où j’entends « j’ai envie de soutenir telle catégorie de collaborateurs·trices, donc je mets en place ça ». Mais quand je demande si cette catégorie a été consultée, a pu exprimer ses besoins, la réponse est souvent « non ». La première étape, c’est d’accepter qu’entre ses intentions sincères d’aider, et les besoins réels des autres, il peut parfois y avoir un gros décalage. L’enfer est pavé de bonnes intentions, on peut faire des erreurs en pensant bien faire. Pour y pallier, on peut se demander régulièrement « quel est l’objectif ? Et est-ce que ces actions répondent vraiment à cet objectif ? » (PS : ça marche dans le « perso » aussi !)
Ensuite – et j’en parle souvent dans mes tribunes – une bonne connaissance de soi (à cultiver toute la vie, ce n’est pas un processus fini !) est la base pour manager sereinement et « efficacement », c’est-à-dire en créant des résultats pour l’équipe et pour les individus. Dans ce cas du décalage entre convictions et actes, cette connaissance de soi passe par une bonne conscience de ses réactions en cas de stress. Se demander, par exemple, « j’ai très envie de soutenir ce collaborateur dans sa demande de temps partiel, qu’est-ce qui pourrait venir remettre en question cette détermination ? Un·e autre membre de l’équipe de direction qui serait en désaccord ? D’autres équipes qui exprimeraient leur frustration, leur sentiment qu’il y a du favoritisme ? Dans ce cas, qu’est-ce qui me permettrait de garder le cap ? » Le but n’est pas de chercher à être irréprochable ou parfait·e – c’est impossible – mais de connaître ses réactions-refuge, pour pouvoir mieux jouer avec et reconnaître que rester cohérent·e demande des efforts, du courage, et parfois de renoncer ou de bifurquer.
Enfin, tout cela est possible s’il existe au sein de l’équipe un espace de sécurité où les collaborateurs·trices peuvent parler, où ils sentent que leurs problématiques trouveront une oreille, un écho, et idéalement, des solutions.
Ce que je perçois de mes échanges avec mes clients, essentiellement des responsables RH et dirigeant·es, c’est la prise de conscience de la complexité du rôle du de·la manager·euse : coincé·es entre leurs équipes, leurs convictions et les politiques de leurs organisations, ils·elles sont parfois dans des situations bien bancales, pour ne pas dire inconfortables. Une des clés pour sortir de ça, c’est de briser l’isolement de ces rôles. Je le constate avec joie régulièrement : quand les managers·euses peuvent parler d’eux entre pairs, cette dissonance se réduit, les masques tombent et le changement est plus fluide. Vaste sujet pour un prochain papier !
Article édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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