J'ai été un manager toxique sans le savoir
07 déc. 2021
4min
DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32
HUMANS AT WORK - La carrière d’un·e DRH ou/et d’un·e dirigeant·e est jalonnée d’histoires et de rencontres avec des collaborateur·rices. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salarié·es dans des écosystèmes divers et variés. Dans cette série, elle revient sur les rencontres les plus marquantes de sa vie pro, ce qu’elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l’entreprise.
Nous sommes en réunion, un de ces nombreux comités de pilotage assommants dont les grandes entreprises ont le secret : nous sommes plus de 15 autour de la table, et l’ordre du jour est long comme le bras. J’en assure la présidence et je suis de mauvaise humeur : voici un quart d’heure que nous aurions dû commencer, et nous attendons toujours Isabelle, une personne de mon équipe, et pas la moins importante, c’est elle qui est censée être aux manettes des sujets les plus importants. L’ambiance est tendue, et ce d’autant plus que je surjoue l’agacement. N’obtenant aucune réponse à mes SMS ni à mes appels, je me lève avec un peu d’affectation et je décide de partir à la recherche de la retardataire.
En entrant dans son bureau, je commence par ne pas la voir. Je crois que je lâche une petite phrase désagréable à voix haute, avant d’entendre sangloter : Isabelle est prostrée derrière son armoire et elle pleure. Je mets un temps fou avant de savoir quoi faire. Nous finissons par nous installer l’une à côté de l’autre dans son bureau et j’apprends alors que je suis sans doute la cause de son malheur.
## Isabelle, ou la collaboratrice surinvestie
Isabelle est une collaboratrice très investie et très efficace. Je lui ai progressivement délégué mille et un sujets. Elle les a absorbés au fur et à mesure, jusqu’à en être submergée. Parce qu’elle est consciencieuse et réservée, elle a mis un point d’honneur à ne rien laisser paraître de sa charge de travail, puis de sa fatigue, puis de son épuisement. Jusqu’à craquer.
Il ne m’a jamais traversé l’esprit qu’elle puisse être allée jusqu’au bout de ses forces, et d’ailleurs, je n’ai jamais vérifié que tout allait bien pour elle. Isabelle délivrait, j’étais donc satisfaite de son travail.
Mon équipe rapprochée avec laquelle je partage ce que je viens d’apprendre ne semble en rien surprise. Manifestement, tout le monde a conscience qu’Isabelle a une charge de travail beaucoup trop importante pour elle : « Elle reste tard le soir », « Elle est trop sympa, elle ne dit jamais non quand tu lui demandes un truc », « Isabelle, elle t’envoie jamais bouler, mais elle n’en peut plus. » Quand je fais remarquer que j’aurais aimé qu’on m’alerte, on me fait remarquer que je n’étais pas très disponible ces derniers temps. Ce qui n’est pas faux, non plus.
Je suis d’autant plus ébranlée par cet échange que j’ai en tête le dernier baromètre d’engagement et de satisfaction au travail des collaborateurs de l’entreprise. Je viens d’ailleurs de le commenter récemment en séance plénière, en attirant l’attention des uns et des autres sur la nécessité d’être à l’écoute de chacun. Je visais particulièrement quelques dirigeants un peu raides, persuadée en mon for intérieur d’être peu concernée par le plan d’actions à mettre en œuvre, me sentant exemplaire en matière de management.
Je viens d’être sévèrement démentie. Il faut bien que je l’admette : je porte la responsabilité du burn out d’Isabelle. J’ai largement contribué à alourdir sa charge, je n’ai pas sollicité de feed-back de sa part, je ne l’ai pas protégée contre les sollicitations qui venaient de toutes parts. La suite le confirme, Isabelle est arrêtée plusieurs mois.
La morale RH de l’histoire : tel est toxique qui ne pensait pas l’être
Et maintenant, que faire ? Bien sûr, prendre régulièrement des nouvelles d’Isabelle - merci WhatsApp - mais aussi des dispositions pour que cela ne puisse plus arriver.
Branle-bas de combat dans l’équipe, un plan d’action est imaginé ensemble, dans un séminaire un peu plus studieux que d’habitude, dans lequel Isabelle était plus présente encore que si elle avait pu y participer. Les décisions tiennent en 3 mots clés : prévenir, alerter, soutenir.
Prévenir, la base, le B.A.BA du management, en théorie. En pratique, fixer des objectifs clairs, faire des points réguliers et solliciter le feed-back des collaborateurs pour s’assurer que tout va bien, que les priorités sont claires, et accessibles dans les délais prévus, corriger si nécessaire, dans le cas contraire.
Alerter, parce que la pratique peut être en écart sérieux avec la théorie, on vient tout juste de le démontrer ! Idée originale et facile à mettre en oeuvre : chacun se choisit un “buddy” dans l’équipe, une sorte d’ange gardien avec lequel il est à la fois en confiance et en contact régulier, pour qu’il puisse percevoir avant tous les autres les premiers signaux d’un manque d’entrain ou d’une baisse de régime. Bien sûr, personne n’a besoin de savoir qui est le buddy de qui, et personne ne détient le tableur excel des anges gardiens des membres de l’équipe. Encore heureux.
Soutenir, quand quelqu’un ne va pas bien et qu’on peut encore éviter que cela se termine mal : quand le cap est difficile à passer, alléger le fardeau et explicitement dédramatiser l’hypothèse de ne pas atteindre les résultats dans les délais, le temps de se refaire une santé. Et puis éviter d’isoler, cela va de soi.
La présentation du plan devant les instances représentatives du personnel les fait sourire. Tant pis. Nous, on y croit. Et d’ailleurs, bien nous en prend : quelques mois plus tard, Vincent vient me voir, et se présentant comme l’ange gardien de Nadia, il me fait savoir qu’elle n’est pas dans son assiette. Vincent et Nadia font partie de mon équipe. Un petit entretien avec elle m’aide à comprendre comment l’aider à gérer une situation compliquée qui risque de s’envenimer avec le service voisin. J’en profite d’ailleurs pour prévenir mon collègue qui le dirige, d’être lui-même attentif à pacifier les échanges entre nos deux équipes. Le système des “buddies” a fait son office.
Isabelle est revenue. Malheureusement, les comités de pilotage à rallonge n’ont pas cessé. Il a bien fallu reprogrammer celui qui n’a jamais démarré, et les projets ont continué tambour battant. Ce n’est pas parce qu’on a inventé les anges gardien, et démontré leur intérêt, que l’entreprise est pour autant devenue un conte de fées. Le bonheur n’est pas son sujet, mais le bien-être des collaborateurs, peut-être, on y passe tellement de temps ! Et la morale de l’histoire, c’est que rien ne sert de se croire formidable, encore faut-il le prouver.
Article édité par Héloïse de Montety
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