Les managers ont-ils le droit de « bitcher » sur leurs équipes ?
23 nov. 2022
5min
Journaliste. En charge de la rubrique Futur du travail chez Alliancy.fr. Co-autrice du livre “Ils font l’économie : 40 parcours d’entrepreneurs audacieux” - Éditions De Boeck.
C'est bien connu, les salariés aiment « bitcher » sur leurs chefs à la machine à café ou entre deux réunions. Mais l'inverse est-il vrai (et souhaitable) ? Les managers balancent-ils entre eux sur leurs collaborateurs ? Confidences, râleries, potins... Qu'est-ce qui relève du do et du don't ? Y a-t-il du bon à parler de ses équipes à ses pairs ? Et si oui, quels sont les codes à respecter et les limites à ne pas franchir ?
C’est le mot « bitcher » qui retient d’abord l’attention de Florent Noël, professeur à l’IAE de Paris-Sorbonne, aux commandes du Master RH & RSE. « On peut mettre des réalités bien différentes derrière le mot “bitcher”. D’abord, la critique peut être nominative ou anonyme, ce qui change tout. Ensuite, il peut s’agir d’une assertion agressive qui n’invite pas à l’échange (“C’est un vrai connard, je ne te le conseille pas”), comme de l’expression d’une difficulté dans laquelle le locuteur commence à s’enfoncer. » Il fait le parallèle avec ces professeurs qui rencontrent un problème d’autorité dans leurs classes, et à qui les collègues répondent systématiquement que non, chez eux, tout va bien. « “Mes étudiants se promènent sur Instagram pendant mon cours”, ”Mes étudiantes s’habillent comme à la plage”… Quand on commence à dire du mal des autres, c’est aussi parce qu’on cherche à se rassurer. On veut savoir si son malaise est partagé. »
Parler de l’autre, c’est parler de soi
« Bitcher » serait donc une façon de parler de soi – et même de demander de l’aide. Alors, autant écarter rapidement de notre réflexion les managers qui colportent des ragots, ainsi que ceux qui disent du mal de leurs équipiers en leur absence et de préférence devant le reste de l’équipe. Ces deux catégories-là, qui relèvent plutôt du harcèlement, n’apportent rien à personne. « Bitcher » de cette façon, c’est toujours un problème – et le faire sur quelqu’un qu’on est supposé encadrer, c’est encore pire : un peu comme une circonstance aggravante au pénal.
En revanche, tous les autres managers ont leur place dans cet article, avec leurs bons et leurs mauvais côtés. D’autant plus que le job est ingrat. « Le mal-être du manager est avéré, reprend Florent Noël, qui les côtoie au quotidien. Il se trouve souvent entre le marteau et l’enclume, il ne dispose la plupart du temps que d’un pouvoir assez limité. Il a donc besoin de confronter ses pratiques à celles de ses pairs. C’est pourquoi on voit éclore un peu partout des “communautés de pratiques”, des “cafés managers”, dans une démarche tout à fait saine, et même d’entreprise apprenante. »
« Appeler à l’aide sur le mode du “bitching”, c’est aussi ne pas trop s’exposer vis-à-vis de ses pairs. »
Poser ses problèmes sur la table et faire circuler les bonnes idées, c’est positif. La prise de parole dans une organisation est le meilleur moyen de progresser. Il s’agit de définir socialement des normes : « Dans la relation managériale, il y a des tas d’aspects qui ne sont pas normés. On ne sait pas “ce qui se fait” ou “ne se fait pas”. Ce poste doit sans arrêt être remis en contexte… Comment on calcule les bonus, comment on gère les personnalités difficiles ? Tout cela mérite un échange entre managers. Si vous ne le faites pas, le manager reste seul avec ses convictions sur l’exercice du pouvoir légitime. Appeler à l’aide sur le mode du “bitching”, c’est aussi ne pas trop s’exposer vis-à-vis de ses pairs… ». Enfin, « bitcher » sur ses équipes est une façon de pointer ce qui ne va pas. De montrer des axes de progrès. Et c’est bien ce qu’on demande au manager, non ?
Les managers ont tout intérêt à partager entre eux leurs difficultés
Chez Enedis, Gérard Matencio abonde en faveur des communautés de pratiques. Il est directeur délégué de la Direction des dirigeants, Talents et Dynamique managériale : une direction distincte de la DRH, créée spécialement pour épauler les cadres et managers. « Nous avons mis au cœur de notre projet industriel la “révolution de la confiance”, alors évidemment, le fait de “bitcher” cadre mal a priori avec cet objectif. Mais il m’inspire plusieurs réflexions. Celle-ci, d’abord : les managers n’ont aucun intérêt à balancer sur leurs équipes. Un manager qui cite un collaborateur pour s’en plaindre, un manager qui parle trop, ça se sait très vite. Et c’est sa propre position qu’il affaiblit, en montrant qu’il rompt l’éthique managériale. » À noter aussi : « Ceux qui n’auront pas été “balancés” penseront tout de même l’avoir été. Le manager va donc se retrouver isolé, il n’aura plus accès aux signaux faibles, aux confidences de son équipe. Or, on sait combien cette sphère informelle est importante pour pouvoir travailler ensemble. »
Rester en position de confiance permet au manager de prendre des décisions équitables et pertinentes, estime Gérard Matencio. Qui rappelle par ailleurs que le manager « bitchant » sur tel ou tel collaborateur entrave ses possibilités de repartir de zéro dans une autre équipe. « On sait très bien qu’en mettant les choses à plat, on permet parfois (souvent) aux collaborateurs de retrouver une dynamique. Mais si vous avez dressé un portrait de votre équipier tellement noir que personne n’en voudra jamais, non seulement vous vous condamnez à le garder, mais vous le condamnez aussi à ne plus bouger, vous lui enlevez une chance de mieux fonctionner ailleurs. »
Les managers, pour cultiver leur rôle de développeurs de compétences, ont cependant tout intérêt à partager entre eux leurs difficultés, estime Gérard Matencio. À condition de respecter quelques règles de bon sens ! « Bien sûr que le partage de situations compliquées présente des avantages. Mais on n’a aucunement besoin de citer les individus. Parmi les règles de déontologie du Codev (une méthode de développement fondée sur les échanges entre pairs, ndlr), il y a d’ailleurs celle-ci : on ne donne jamais de noms. Mettre un visage sur une situation est de toute façon un obstacle à la transposition d’une situation dans un autre contexte. »
Offrir à ses managers un coaching personnalisé constitue une autre solution. Gérard est en train de le mettre en place, systématiquement et dès la prise de poste. La décision a été validée en mai dernier. « Nos managers sont plutôt jeunes. Enedis fait un peu office d’académie de management pour le groupe EDF, explique-t-il. Alors, nous leur donnons les moyens de progresser. Et ils ont tous activé cette option, en particulier les managers de proximité, avec ferveur. »
Comment réagir face à quelqu’un qui ne veut pas faire son travail ? Face à un refus d’autorité ? Comment gérer un conflit entre deux personnes dans mon équipe ? Comment différencier mes actions de reconnaissance ? Comment formuler les reproches ? Tout cela, on ne l’apprend pas à l’école, on l’apprend en se frottant aux autres managers, pour peu qu’ils soient bons et prêts à partager leurs connaissances. Alors, pour gagner un peu de temps, un coach est souvent bienvenu.
Le manager de demain n’est pas un « bitcheur »
Luc Bretones, CEO de NextGen et expert du Lab, défend l’idée d’un manager qui manie confiance et responsabilité. Car l’un ne va pas sans l’autre. « Les usages archaïques vont être mis à mal par le mouvement actuel des talents qui demandent un management plus participatif et plus collaboratif. J’ai un fichier de 40 K entreprises, dans 40 pays, qui vont en ce sens, indique-t-il. C’est une goutte d’eau à l’échelle de l’économie mondiale. Mais c’est aussi une lame de fond… »
Luc Bretones considère que la transparence dans une organisation doit être maximale. « Par défaut, le comportement idéal, c’est la transparence. C’est une vision assez radicale, mais pas du tout conceptuelle ! Par défaut, vous pouvez très bien décider que toutes les informations de l’entreprise seront accessibles à tous les collaborateurs. Si vous ne parvenez pas à expliquer pourquoi tel document est réservé à tel type de personnes, cela veut dire qu’il faut le rendre public. Cela change foncièrement la donne. Vous supprimez le pouvoir lié à l’information. Vous modifiez la posture du manager. Il devient un soutien ; or s’il est un soutien, il n’est pas là pour “bitcher”. Il n’est plus un petit chef. Il donne le sens et la vision. »
À partir du moment où le manager invite son équipe à la co-construction, il se facilite la tâche en termes de rapports humains : il court moins de risques d’être critiqué mais aussi d’être agacé par ses collaborateurs. « Vous avez co-construit, donc vous êtes co-responsables. Les tensions sont naturellement régulées. Dans les systèmes de décisions par consentement collectif, auxquels je suis très favorable, les tensions sont même pratiquement réduites à zéro. Dans une entreprise, il est vraiment possible de supprimer toute raison de “bitcher” », conclut Luc Bretones.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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