Managers : pourquoi la phrase « Je me suis battu pour toi » vous fait du tort ?
09 juin 2023
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Dans la famille des petites phrases de managers qui font plus de mal que de bien, notre experte Laetitia Vitaud demande aujourd’hui « Je me suis battu pour toi ». Si sur le tableau, il peut sembler louable de vouloir montrer que vous comprenez le bien-fondé de certaines demandes de vos salariés, en vérité, cette petite phrase est bien moins inoffensive qu’il n’y paraît.
Vous voyez le tableau : votre salarié·e a atteint ses objectifs, voire même les a surpassés. Pourtant, vous ne pouvez ou ne souhaitez, pour des raisons qui vous sont propres, lui accorder l’augmentation, la promotion ou encore la mobilité interne qu’il/elle espère légitimement. Face à sa déception, vous bottez en touche et prétendez, avec plus ou moins de sincérité, avoir néanmoins fait le maximum pour lui venir en aide. Mais soyons honnêtes, vous n’êtes pas parti en guerre ! Et cette hyperbole, plus que susciter une forme de reconnaissance de la part de votre salarié·e risque à l’inverse de vous desservir. Je vous propose de découvrir pourquoi.
Au mieux, une formule langue de bois traduisant un manque de courage managérial
Le/la salarié·e est franchement déçu·e. Ses résultats parlent si bien pour lui/elle, qu’il/elle s’attendait à se voir récompensé·e d’une manière qui correspond aux attentes exprimées quelques mois auparavant : augmentation, promotion, mobilité… Pour une raison qui, peut-être, ne dépend pas entièrement de vous, cette « récompense » ne lui est finalement pas accordée. Et là, vous pensez bien faire. Vous voulez lui faire comprendre que vous êtes de son côté, que vous comprenez voire partagez sa déception. Et vous prononcez cette phrase : « Tu as raison. Sache que je me suis battu pour toi : tu étais dans la short list des personnes à augmenter. Poursuis tes efforts, ça sera pour la prochaine fois. »
Ce type de discours galvaudé, prononcé des milliers de fois avant vous par tant de managers de France et de Navarre, s’inscrit dans la longue tradition de la langue de bois managériale. Cette dernière est caractérisée par l’utilisation de formules vagues ou trompeuses dans le but d’éviter de dire la vérité, de contourner les questions sensibles ou de dissimuler des informations dérangeantes. « On pourrait définir la langue de bois comme un ensemble de procédés qui, par les artifices déployés, visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pour mieux influencer et contrôler celle des autres », écrit l’historien Christian Delporte dans Une histoire de la langue de bois (Flammarion, 2011).
La phrase traduit aussi un évident manque de courage de la part d’une personne chargée d’assumer les contraintes de l’entreprise et d’en représenter les intérêts. Elle place le manager en porte-à-faux, dans une situation inconfortable. Pour Ludovic Girodon, expert en management, il est essentiel d’agir en amont pour éviter de repousser les décisions difficiles et les annonces pénibles, afin d’instaurer une culture du courage du côté des managers comme des salariés. « Le courage managérial, c’est être capable de faire tout de suite ce qui sera plus compliqué d’entreprendre plus tard. Il faut définir un cadre clair, permettant d’instaurer un dialogue franc et bienveillant au cœur du mode de communication de l’équipe. On parle beaucoup du courage managérial, mais c’est important d’insuffler aussi une culture du courage collaborateur », précise-t-il.
Au pire, un facteur de manipulation émotionnelle qui rime souvent avec démotivation
Si la phrase trahissait seulement un manque de courage, cela pourrait encore se pardonner. Mais elle relève également d’une forme de manipulation. En utilisant une rhétorique émotionnelle (« battu pour toi ») pour justifier le refus de quelque chose de mérité, le manager déplace l’attention du salarié vers ses propres efforts plutôt que de se concentrer sur la demande légitime de l’employé·e. C’est une tactique de communication visant à influencer par les émotions pour détourner du problème principal.
La manipulation émotionnelle du côté du manager peut prendre plusieurs formes :
- Le chantage émotionnel : « Si tu ne fais pas [xxx], je serai très déçu·e »,
- La flatterie excessive : « Tu es la meilleure, personne d’autre ne pourrait faire ce que tu fais »,
- La victimisation : « Je travaille dur pour vous mais personne ne sait apprécier mes efforts ! »),
- La manipulation des peurs : « Si tu n’es pas contente, tu peux toujours démissionner »
Un « Je me suis battu pour toi » dans le contexte d’un refus d’augmentation emprunte implicitement à toutes ces formes de manipulation émotionnelle.
Une manipulation de ce type aboutit presque systématiquement à une démotivation du/de la salarié·e concerné·e. Elle nuit à la confiance et à la productivité. Soit le/la salarié·e reste dans l’entreprise et devient plus cynique, entre alors à son tour dans des jeux politiques pour manipuler son manager, dissimuler ses vrais objectifs professionnels et tenter de reprendre le dessus. Soit il/elle finit par jeter l’éponge pour chercher un environnement de travail plus sain. Il suffit de taper « manager pervers narcissique » sur Google pour réaliser à quel point les salariés sont nombreux à souffrir de ce type de manipulation émotionnelle. En effet, la phrase coche aussi toutes les cases du pervers narcissique : l’estime de soi démesurée, les tactiques manipulatrices pour contrôler les autres et exploiter les faiblesses des employés, la création de conflits, l’absence d’empathie…
Mais toujours la traduction d’une impuissance managériale qui sape votre leadership
Le tableau est déjà bien assez noir pour la petite phrase en question mais je vois un argument de plus pour l’évincer à tout prix. « Je me suis battu pour toi », cela dit de vous qu’en tant que manager, vous êtes impuissant et manquez d’autorité. En somme, votre statut est remis en question. Si vous vous « battez » sans effet, c’est que votre force de conviction est faible et votre pouvoir de décision limité. Vous êtes l’un de ces middle managers dont il est souvent dit qu’on pourrait faire l’économie. Si vous ne parvenez pas à avoir gain de cause, alors ce n’est pas avec vous qu’il faudrait négocier. D’une part, vous n’avez pas le pouvoir de décision. D’autre part, vous êtes un mauvais avocat.
L’aveu de votre échec sape votre autorité managériale. Il vaudrait bien mieux vous placer en posture de négociateur et d’intermédiaire « empouvoiré » : proposez une alternative, faites un pas dans le sens d’une négociation ! « Tu n’auras pas telle augmentation mais on peut te proposer [xxx] cette année et [xxx] l’an prochain. Ce n’est pas ce que tu voulais mais on peut trouver ce terrain d’entente. » L’autorité managériale est votre atout le plus précieux. Elle ne repose pas seulement sur la position hiérarchique et le lien de subordination, mais elle implique aussi la responsabilité de prendre des décisions et de les assumer. Lorsque l’autorité est conférée au manager par son organisation, il lui faut la transformer en légitimité. Le pouvoir formel n’est rien sans la capacité à influencer et motiver les individus avec lesquels on travaille. Quand l’autorité managériale favorise la motivation et le développement des compétences, cela s’appelle du leadership !
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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