Comment reconnaître et déjouer les techniques de manipulation en entreprise ?
27 janv. 2021
6min
Journaliste @Welcome to the jungle
Au travail, nombreuses sont les situations dans lesquelles on a besoin de convaincre les autres de penser ou d’agir en notre faveur. Pour arriver à nos fins, on peut soit argumenter - la méthode honorable mais pas toujours efficace -, soit… manipuler. C’est peu reluisant, mais c’est un fait, la manipulation est partout : dans la politique, la communication, la publicité, la famille, le couple… Et le monde du travail n’y échappe pas. Tour à tour, nous sommes manipulés puis manipulateurs, et le plus souvent sans même nous en rendre compte. Alors, comment faire pour ne plus se faire embobiner par nos chers co-workers ? Le sociologue Philippe Breton, auteur de “La parole manipulée” aux éditions La Découverte de poche, décrypte pour Welcome to the Jungle, les techniques manipulatoires les plus courantes au bureau pour mieux les déjouer.
La fin ne justifie pas (toujours) les moyens
Éthiquement parlant, il n’y a pas de débat : manipuler autrui, c’est mal (même quand l’intention est bonne). Ce qui pose problème avec ce procédé, c’est qu’il induit un défaut de consentement : la personne manipulée n’agit pas consciemment. « La manipulation consiste à obtenir quelque chose de quelqu’un qui ne vous ne l’aurait pas donné autrement, en forçant insidieusement son consentement », précise Philippe Breton. Un combine malhonnête donc, mais que l’on peut a priori se permettre de nuancer. « Il y a des manipulations plus ou moins importantes, chacun peut être amené à déborder un peu et ce n’est pas forcément grave, relativise le sociologue. En fait, il y a des degrés de gravité mais aussi de degrés de conscience : parfois on peut le faire sans s’en rendre compte ou alors le faire très consciemment, ce qui peut être davantage répréhensible. » En entreprise, les situations de manipulation graves relèvent du harcèlement, dont les conséquences psychologiques sont très lourdes. « Un supérieur hiérarchique qui alterne la douceur, la flatterie, la proximité, avec la dégradation, l’insulte, le négatif, casse psychologiquement son collaborateur pour le placer sous son emprise », regrette le spécialiste.
Mais d’une manière générale, dans les relations en entreprise, il n’y a pas d’intention de nuire : « la plupart des gens veulent bien faire, que ce soit pour le bien de l’entreprise ou de leur équipe, précise t-il. Après, ils emploient des méthodes plus ou moins discutables pour atteindre leurs objectifs… » Deux sortes de techniques sont alors utilisées : celles qui jouent sur l’affect et celles qui truquent les arguments.
La manipulation des affects
L’appel aux sentiments
Gare au séducteur de l’open space ! Celui-là même qui va utiliser à mauvais escient une proximité affective : « Cette méthode consiste à se rapprocher d’un collègue : le flatter, le séduire, tout faire pour créer une proximité, explique Philippe Breton. Cette proximité va créer un climat agréable qui va faire que la personne sera plus disposée à faire ce que vous lui demanderez. » Si le procédé est simple, on imagine tout de même qu’il demande un peu de subtilité pour être mis en œuvre. Alors si Sébastien, à qui vous avez adressé trois fois la parole, devient soudainement votre nouveau meilleur ami pour la vie (ou jusqu’à ce que vous l’ayez aidé à finaliser sa réponse à appel d’offres urgente), posez vous des questions.
La séduction par le style
Il n’est pas question ici de dégainer ses “claquettes-chaussettes’’ pour en mettre plein la vue, mais bien de faire preuve d’éloquence. L’usage des figures de style littéraire est un des ressorts les plus fréquents de la manipulation : « la “ formule” se propose de convaincre alors qu’elle n’est qu’un ornement », atteste le sociologue. En entreprise, celui qui bénéficie d’une bonne aisance oratoire aura beaucoup plus de facilité à convaincre voire à faire avaler n’importe quoi. Vu que le petit nouveau fraîchement embauché est un mix parfait entre Steve Jobs et Fabrice Luchini, n’oubliez pas de venir accompagné de votre esprit critique à sa prochaine keynote.
Manipuler par la clarté
Clair, comme un PowerPoint. Si on a tous envie d’être clair en entreprise, cela peut cacher d’autres desseins selon le sociologue : « la pédagogie de la clarté est une bonne chose mais il ne faut pas céder à l’envie de présenter les choses en tronquant un peu le réel (souvent bien plus complexe). En faisant cela, l’interlocuteur va se dire : “qu’est-ce que c’est clair ! Donc il a raison, donc je vais faire ce qu’il me demande.” » Ainsi, n’hésitez pas à questionner dans le détail la dernière proposition commerciale reçue, celle-là même qui, si limpide, semblait résoudre toutes vos problématiques et vous permettre de vous passer de tous vos autres prestataires…
La répétition
Repeat after me, pas très subtil mais efficace. C’est la base de la propagande, c’est très utilisé en politique et c’est applicable dans tous les domaines : à force de répéter un message, il finit par avoir une force de conviction par lui-même. « C’est très curieux sur le plan cognitif car on finit par croire à la véracité de ce qui est répété sans autre fondement », s’étonne l’auteur. La prochaine fois que vous entendez Sylvie marteler que sa campagne de communication est la plus influente jamais orchestrée par la boîte, n’oubliez pas d’aller faire un petit tour sur les réseaux sociaux, juste pour jeter un œil.
L’hypnose et la synchronisation
La PNL : toute ressemblance avec des personnes existantes n’est pas fortuite. Enseignée dans la programmation neuro linguistique, la PNL est une technique de manipulation consciente et contrôlée que l’on peut retrouver dans le monde du travail. Le principe est d’affiner la proximité affective à l’aide de techniques de synchronisation corporelle comme le détaille Philippe Breton : « pour obtenir quelque chose de quelqu’un, la personne va se synchroniser sur lui, sa respiration, sa façon de parler, le clignement des yeux, les positions corporelles, le vocabulaire… » Clairement, il faut avoir passé le niveau II du Petit Manipulateur pour en avoir la maîtrise mais si une tierce personne est présente lors d’un rendez-vous de négociation et qu’elle ne décroche pas un mot, cherchez bien les 7 différences avec votre propre gestuelle.
Le rôle du toucher
Une force de frappe, pourtant si douce. Le toucher est terriblement efficace en manipulation car il crée une proximité affective incroyable. « Taper sur l’épaule, caresser légèrement le bras ou le dos permet de passer la petite barrière invisible qui préserve l’espace privé de l’autre, révèle le sociologue. Dans ce climat de complicité, on n’a plus envie de réfléchir et on accepte facilement ce qu’on nous demande. » Par temps de Covid-19, autant dire que c’est la technique la moins discrète à laquelle vous serez confronté cette année.
La manipulation cognitive
Le cadrage manipulateur
Less is more. Tout se joue dans la façon de présenter les choses pour les obtenir. La méthode de manipulation la plus fréquente est de demander “plus” que ce que l’on souhaite réellement obtenir : « en formulant une demande élevée puis en l’abaissant, on crée un effet de soulagement chez l’interlocuteur qui est alors disposé à l’accepter. Une demande qui, sans ce subterfuge, aurait été refusée d’emblée ! » Si votre N+1 vous prie de consacrer trois jours au bouclage du nouveau projet “top priorité” et que face à votre refus catégorique, il annonce qu’une journée suffit, repensez au principe du cadrage manipulateur…
L’amalgame cognitif
My boss, ce despote. Le principe est d’associer une figure emblématique, connue de tous, à une autre, en trouvant des points communs. Cela va créer une image mentale dans l’esprit collectif, dont les gens auront le plus grand mal à se défaire. Idéal pour discréditer quelqu’un. Comme le confirme notre expert : « ça peut être exagéré, injuste, ou faux mais à partir du moment où on le dit, il en reste quelque chose. » “Il parle comme Mussolini” avait un jour clamé René à la cafet’. Et bien, alors que vous n’y aviez jamais pensé, maintenant quand vous voyez votre manager, vous visualisez le dictateur italien.
Techniques d’auto-défense
S’il n’existe pas de recette miracle pour se prémunir de toutes les manipulations possibles dans le monde du travail, on peut tout de même explorer les pistes suivantes pour les limiter.
Analyser son rapport à l’influence
« De fait, la manipulation fonctionne mieux chez les personnes dites “influençables”, c’est une question de personnalité. Ce qui n’est pas négatif en soi, car être influençable permet de changer d’avis, d’évoluer, nous devons tous l’être un minimum. En revanche, il faut toujours vérifier que l’on est aligné avec ce que l’on accepte », précise l’auteur. Pour ce faire, il nous invite à se questionner : « est-ce que la proposition qui m’est faite me convient bien ? Est-ce que c’est bien ce que je veux faire ? Il faut réfléchir à comment on accepte d’être influencé par les autres. »
Allumer la petite lumière rouge
Étant donné que le but de la manipulation est de faire faire quelque chose à l’autre qu’il n’aurait pas fait autrement, il faut apprendre à rester en veille. « Une nouvelle amitié naissante au bureau peut être très positive mais si on la trouve étonnante, soudaine, il faut rester en alerte et prendre son temps. La confiance aux autres, c’est la base des relations bien sûr, mais comme le dit l’adage “la confiance n’exclut pas la vérification” », propose le sociologue.
En parler à son équipe
Si vous avez le sentiment de vous faire manipuler par un collaborateur ou un supérieur, le mieux reste encore d’en parler à vos équipiers, même si ce n’est pas toujours facile d’avouer qu’on s’est fait entourlouper. Philippe Breton confirme : « il faut prévenir les autres, leur confier nos doutes, leur demander si le manipulateur présumé agit pareillement avec eux. Le but c’est de ne plus être seul, car s’il est fautif il sera vite isolé du groupe, c’est de l’autodéfense. » Car un manipulateur repéré est automatiquement mis au ban socialement : plus personne n’a confiance en lui.
Sans voir le mal partout, un travailleur averti vaut toujours mieux qu’un travailleur roulé dans la farine ! Parfois nous-même manipulateur sans s’en rendre compte, il est peut-être temps de faire notre propre examen de conscience. Interroger ses pratiques et ajuster ses comportements permet d’aller vers plus de transparence et de bienveillance au travail, pour le bien de tous.
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Photo d’illustration by WTTJ
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